Joker était un pari risqué. Par son projet même : faire un stand-alone, une origin-story sur l’un des antagonistes les plus iconiques et les plus célèbres de l’histoire du comic-book. Car le mystère entourant le passé du Némésis du Chevalier Noir fait partie intégrante de l’identité du personnage, et il pouvait s’avérer contre-productif d’essayer d’expliquer, de rationaliser le Joker. Au fil du temps, le psychopathe hilare est en effet devenu plus qu’un personnage : il est un symbole de la folie, aux interprétations multiples. Autre point qui avait fait serrer les dents à nombres de critiques et de spectateurs, l’homme aux commandes du projet, Todd Philipps, réalisateur de la graveleuse trilogie The Hangover, plus connue chez nous sous le titre de Very Bad Trip. Il était étonnant de voir un artiste habitué à la comédie plutôt lourde se lancer dans un thriller sombre et violent, qui plus est pour s’attaquer à une figure mythologique de la pop-culture américaine. Or le film a déjoué ces doutes, et bénéficié d’un succès critique amplifié par le Lion d’Or remporté au festival de Venise, où sa projection a été suivie par huit minutes de standing-ovation…
Fin des années 70, début des eighties. Dans un Gotham en crise, Arthur Fleck (Joaquin Phoenix), homme à l’âge indistinct, handicapé par des crises de fou rire impromptues, vit avec sa mère dans une certaine misère. Travaillant comme clown dans une agence de service, il survit en rêvant de devenir un humoriste célèbre…
On pourrait commencer par l’évidence, et encenser le jeu brut mais précis de Joaquin Phoenix, et enfoncer une autre porte ouverte en prédisant que ce rôle vaudra à l’acteur une petite statuette dorée, destinée à prendre la poussière sur une de ses étagères. Si son interprétation du Joker peut constituer à elle seule un argument pour courir en salle, il ne faudrait pas oublier qu’elle est portée par un travail minutieux de la caméra qui, par l’utilisation d’angles inhabituels, sculpte le corps amaigri et disproportionné du clown triste, évoquant de façon clandestine la minceur cadavérique de Christian Bale dans The Machinist. C’est le cas de ce plan sur le dos nu de Phoenix, courbé et effectuant des pressions répétées sur son costume de clown, donnant l’impression d’un corps incohérent et inhumain, ses bras squelettiques paraissant trop fins pour un dos trop large. C’est d’abord par son corps que Fleck va se différencier des autres, et c’est par une fragmentation de celui-ci, dans une première scène de danse étrange (par la façon dont elle s’inscrit dans le film, faisant suite au premier déchaînement de violence), qu’il va faire ses premiers pas en tant que Joker. La danse, lancée par cette scène filmée par une caméra chirurgienne, va revenir à plusieurs reprises dans le film, devenant une expression corporelle de la joie folle du Joker en devenir, dont le rire maladif a perdu toute expressivité, toute vitalité. Vitalité qu’il cherche à retrouver dès le début du film dans cette scène de maquillage où il essaie, en s’aidant de ses doigts, de faire tenir un sourire sur son visage. Vitalité qu’il retrouvera dans la violence, ainsi que le traduit, à la fin du film, le sourire qu’il se dessine à l’aide du sang coulant de sa bouche.
Fleck n’est cependant pas le seul à incarner la violence. Il n’est qu’un produit de celle qui gangrène la ville et la société de Gotham City. Todd Phillips livre une des meilleures peintures de la mégalopole pourrie du Chevalier Noir, en limitant les plans généraux pour nous plonger dans des lieux plus clos, aux murs salis par de trop nombreux graffitis, et aux rues encombrées par des poubelles abandonnées à cause d’une grève des éboueurs. L’évolution du corps clownesque à travers cette grande ville fragmentée, séparant pauvres et ultra-riches, où chaque bulletin d’information est une mauvaise nouvelle, évoque directement le souvenir du cinéma américains des années 70, animé par la désillusion et la perte du rêve américain. On pense évidemment à Taxi Driver, mais aussi à des œuvres aux environnements moins urbains comme Massacre à la tronçonneuse, par la famille dysfonctionnelle que forme Arthur avec sa mère, famille comme tant d’autres abandonnées par les puissants. Devant cette satire sociale de la société américaine, il est difficile de ne pas penser à Trump quand toute la population miséreuse voit dans le clown fou et égocentrique un leader, mais la force des puissants va surtout s’incarner dans le corps patibulaire de Thomas Wayne (Brett Cullen), qui écrase visuellement la maigreur de Fleck.
En faisant de Wayne un candidat à la mairie réactionnaire, qui n’hésite pas à qualifier la population de « clown », Phillips désacralise le mythe du Chevalier Noir, habituellement issue d’une famille qui inspire directement une certaine bonté. L’univers de Batman est mis à distance, le cinéaste se refusant aux vaines citations de personnages ou de lieux connus du comic-book, qui satisferaient le fan. Alfred, le majordome fidèle de Bruce Wayne, n’est présent que le temps d’une scène, et n’est pas nommé, comme pour montrer son peu d’importance ici. Phillips va même s’autoriser à mettre en scène la mort des parents de Bruce Wayne pour mieux la désacraliser. Là où Zack Snyder, dans l’introduction de Batman V Superman : Dawn of Justice, amplifiait l’aspect tragique de cet événement à grands coups de ralentis, la version 2019 est bien plus brutale. La scène est courte, dure quelques plans seulement, et sans emphase aucune sur les personnages. Deux tirs. Un collier arraché d’un coup sec. Et l’on retourne au Joker.
Le film remet toujours au centre le personnage éponyme, et son ambiguïté. Chaque révélation sur l’identité de Fleck et son lien ou non avec la famille Wayne, questionnement important dans la seconde moitié du film, apparaît à la fois confirmée et démentie. Philips semble vouloir laisser au spectateur le choix de se faire sa propre interprétation du Joker, via différents indices, comme cette note de Thomas Wayne au dos d’une photo de sa mère, qui relance le doute… Mais le réalisateur épargne son film d’une quelconque tentative de twist final : en suggérant que le film entier pourrait être le délire du Joker, la dernière scène dans l’hôpital psychiatrique, donne une nouvelle piste d’interprétation du film sans trancher pour autant. Joker enterre une certaine logique du cinéma de super-héros, et pourrait être le testament d’une époque. Mais au vu des calendriers de Disney et de la Warner, cette époque est loin d’être terminée…
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