A sa sortie, fin 2017, Justice League est un échec. Plus qu’un film raté que l’on aurait tendance à oublier rapidement, il démontre l’instabilité du projet de la Warner de créer un univers cinématographique DC, et en provoque la chute. Pour mieux comprendre sa quasi mort, revenons sur la formation de ce colosse aux pieds d’argile.
A la suite du succès d’Iron Man, en 2008, Marvel Studios, géré par la Paramount puis par Disney, lance le projet d’un univers cinématographique que nous connaissons bien aujourd’hui : le Marvel Cinematic Universe, ou MCU. Le succès retentissant de ces films donne envie aux studios concurrents d’avoir, eux aussi, leur univers cinématographique, qui leur permettrait d’alimenter efficacement leur tiroir-caisse. La Warner, Icare ambitieux, décide de concurrencer Marvel sur son propre terrain, en lançant un univers cinématographique DC, maison d’édition mère des super-héros les plus célèbres (Superman, Batman, Wonder Woman…), dont elle possède les droits. Elle tente le coup en 2011 avec Green Lantern, mais le film est un échec à la fois critique, une orgie d’effets numériques illustrant un scénario écrit par un algorithme, mais surtout public, les recettes au box-office remboursant tout juste le budget de production. Depuis, le film est régulièrement moqué, notamment par son acteur principal, Ryan Reynolds, dans les Deadpool, dont il joue le rôle principal.
Green Lantern n’ayant pas constitué une première convaincante, la Warner remet les compteurs à zéro. Elle nomme alors à la tête du projet un réalisateur bien connu pour ses adaptations de comics, et la fascination biblique qu’il leur porte, à savoir Zack Snyder, le réalisateur de 300, péplum épique et fantastique, et de Watchmen, film de super-héros dystopique adaptant le chef d’œuvre d’Alan Moore. Il réalise ainsi un reboot de Superman, Man of Steel, qui sort sur les écrans pendant l’été 2013 et pose les fondements de l’univers super-héroïque de DC : les films sont plus sombres, plus « adultes », tout en proposant une sacralisation ou une « mythologisation » des figures héroïques. Plus violent mais aussi plus grandiose, le DC Extended Universe (ou DCEU) se veut une tragédie renvoyant le MCU et son humour omniprésent à la comédie de mœurs. Le cri de désespoir de Superman, à la fin de Man of Steel, traduit à lui seul le canyon stylistique qui sépare les écuries Marvel et DC.
Le projet semble mieux parti, Man of Steel étant plutôt bien accueilli malgré ses quelques maladresses scénaristiques. Mais c’est trop tard : le MCU est déjà à l’œuvre depuis cinq ans, a déjà achevé une première phase avec la réunification de ses héros dans Avengers, l’année précédente, et propose un calendrier de sorties précisément échelonnées. Car la grande différence entre Marvel et DC, c’est Kevin Feige, le producteur à la tête du MCU. Le producteur pense le projet de façon commerciale, voire mercantile : Feige, en bon gérant de sa marque, fidélise le spectateur avec un produit qui partage les mêmes codes de film en film (dont la présence de l’humour qui fait dire à certains acteurs comiques, comme Seth Rogen, que le MCU a tué la comédie américaine), aux sorties régulières (d’abord un film par an, puis deux, puis trois). Le public s’habitue à cette logique de production en série, il sait à peu près quand il va pouvoir découvrir la nouvelle pierre posée au fil de ce processus d’extension de l’univers Marvel. Si bien qu’après douze ans à dominer les salles, 2020 fut la première année à ne pas voir de film du MCU sortir en salles, pour cause de pandémie (deux d’entre eux étaient prévus, Black Widow au printemps et Shang-Chi à l’automne).
Zack Snyder, lui, est un artiste. Même si, ne soyons pas naïfs, il n’ignore pas la dimension économique du projet de la Warner, le réalisateur voit moins le produit que l’œuvre. La planification d’un calendrier de sortie ne l’intéresse que très peu, le développement de l’univers DC étant pour lui un enjeu d’une toute autre nature. En vrai fanatique des comics, Snyder les considère comme des œuvres qui doivent être prises au sérieux, et qui méritent d’être développées le plus fidèlement possible, quitte à durer plusieurs heures, et à être moins accessibles au plus grand nombre. Il suffit de lire ses révélations récentes au sujet des scénarios prévus pour les suites de Justice League, évoquant la production de plusieurs films et leurs ajouts scénaristiques (intrigues, personnages…) comme des étapes absolument nécessaires afin d’arriver à un final grandiose, pour comprendre sa perception du projet : si le MCU constitue une série, dont le spectateur peut manquer certains épisodes mais comprendre malgré tout le dernier Avengers, Snyder voit le DCEU comme une œuvre d’art unique, et totale – ce qui est bien ambitieux, mais ne va pas dans le sens des producteurs de la Warner, qui se voit de plus en plus distancée par la concurrence.
Alors que Marvel continue son rythme de croisière, avec déjà douze films sortis et deux phases achevées, le deuxième film du DCEU ne sort qu’en 2016, trois ans après Man of Steel : c’est Batman v Superman : Dawn of Justice, toujours réalisé par Snyder. Le désir d’un film crossover comme Avengers se faisant de plus en plus pressant, BvS doit concilier son intrigue principale avec l’introduction de nombreux personnages et héros nécessaires à la Justice League. Amputé de trente minutes par la production, et réduit à 2h30 dans un montage catastrophique (il ne profitera d’un director’s cut que pour sa sortie en format physique, laissant à la fois plus de places à l’intrigue et au développement des personnages), le film est décrié par les habitués du MCU qui le trouvent trop sombre et trop compliqué, reproches qui s’ajoutent aux critiques légitimes des fans sur le scénario du film, et entachent profondément l’image du DCEU.
Cette image déjà ternie se voit à nouveau salie quelques mois plus tard avec la sortie de Suicide Squad de David Ayer, à nouveau détruit par la production. Vendu dans sa première bande-annonce comme une autre œuvre sombre, le film se veut finalement punk, fun et irrévérencieux, dans une tentative désespérée d’imiter les anti-héros populaires des Gardiens de la Galaxie du MCU. La communication autour du film, racoleuse à l’extrême, livre des anecdotes de tournage plus trash les unes que les autres, rapportées le plus souvent par Jared Leto qui, parce qu’il interprète le Joker, essaie de donner l’impression que son rôle l’a rendu fou (alors qu’il n’apparaît finalement qu’une dizaine de minutes à l’écran sur les deux heures de film). Le film s’avère être une catastrophe dont le montage est délégué à une boîte spécialisée dans les bande-annonces, et dont les multiples reshoots rendent certaines scènes absolument ridicules. Sans compter une bande-son extraite d’une playlist Spotify pour jeunes cools et branchés mais un peu nostalgiques des années 2000 (et 90, et 80). Et ce n’est pas son Oscar des meilleurs maquillages pour les couettes colorées de Margot Robbie, volé à d’autres films sans doute plus méritants lors de la cérémonie de 2017, qui redorera le blason crotté du film, bien au contraire.
En juin 2017 sort pourtant l’œuvre la mieux considérée du DCEU, avec ce qui est sans doute le meilleur film de super-héroïne : Wonder Woman, de Patty Jenkins. Porté par Gal Gadot, le long-métrage présente alors l’origin story de l’Amazone au lasso présentée dans BvS, et trace un récit initiatique féministe, alourdi seulement par un climax stéréotypé. Avec son héroïne valeureuse et attachante, vendue comme un modèle pour les jeunes filles, WW est le seul film du DCEU qui bat le MCU à son propre jeu (les tentatives de Marvel pour conquérir un public plus féminin sont soit anecdotiques, avec le personnage de la Guêpe dans Ant-Man and the Wasp, soit forcées, à l’image du plan ridicule et moqué d’Avengers : Endgame dans lequel les super-héroïnes s’unissent pour attaquer Thanos). Mais, aussi réussi soit-il, Wonder Woman ne fait pas avancer les problématiques mises en place dans BvS. Ce n’est qu’une origin story, intéressante certes, mais n’entrant pas dans la logique d’un calendrier de sorties pour le DCEU : le film arrive trop tard, et ne constitue pas un passage obligé avant de découvrir Justice League…
Quelques mois plus tard, le DCEU s’effondre définitivement avec Justice League, signé par Zack Snyder. Tous ceux qui connaissent un tant soit peu le cinéaste peuvent se douter que le film n’est pas abouti rien qu’en découvrant sa durée : deux heures, c’est trop court pour une adaptation de comics dans l’esprit de Snyder – la preuve : son nouveau montage du film pour HBO Max dure quatre heures. Si le film est si court, c’est qu’on peut difficilement considérer que Justice League soit l’œuvre du réalisateur derrière Watchmen et Man of Steel, bien que son nom soit au générique. Après le suicide de sa fille, Snyder quitte en effet le tournage quasi terminé pour se consacrer à sa famille. Joss Whedon, réalisateur des deux premiers Avengers, est alors embauché pour terminer la post-production du film, dans l’espoir de lui insuffler le caractère plus familier, voire bon enfant, qui fait le succès du MCU. Whedon se lance alors dans une « marvelisation » du film de Snyder, réécrit le script pour y ajouter de l’humour, ce qui nécessite une myriade de reshoots.
Les greffes « marveliennes », écrites et tournées par un réalisateur qui considère les super-héros comme un groupe de potes, sur l’œuvre d’un autre réalisateur qui, lui, tend à filmer les super-héros comme des dieux, ne prennent pas. Moins qu’un film frankensteinien, où les dégénérescences monstrueuses pourraient laisser apercevoir des fulgurances stylistiques, Justice League est une œuvre dévitalisée, vidée de son âme. Les héros y sont désacralisés par les réécritures de Whedon, perdent leur aura, sans pour autant devenir aussi charismatiques et propices à l’identification que les membres de leur équipe rivale, les Avengers. Pour ce manque de synergie, on peut blâmer à raison les reshoots de Whedon, dans lesquels les acteurs, démotivés, jouent sans aucune conviction, que ce soit Ben Affleck, qui interprète Bruce Wayne en gardant littéralement les mains dans les poches, ou Amy Adams, au regard aussi vide que son jeu. Mais ce serait oublier un problème à la source même du projet : le film réunit des héros qui, pour la moitié – à savoir Flash, Cyborg et Aquaman – apparaissent vraiment pour la première fois dans le DCEU. Leur mission vis-à-vis du public est alors double : d’une part, convaincre les spectateurs que leurs personnages sont suffisamment intéressants et charismatiques pour justifier la production de films « solos » les concernant (comme ce fut le cas avec la sortie d’Aquaman, fin 2018), d’autre part, créer une dynamique de groupe avec les autres héros. Les figures importantes du MCU avaient déjà chacune eu droit à au moins un film solo avant la sortie d’Avengers, et pouvaient donc se consacrer pleinement à l’équipe dans le crossover (la question du groupe étant d’ailleurs centrale dans Avengers, les personnages s’y confrontant les uns aux autres pendant les deux premiers tiers du film avant de s’unir pour la bataille finale). Ajoutons à cela un montage où les scènes s’enchaînent sans la moindre fluidité, où les reshoots sont si visibles qu’ils en deviennent vulgaires (lors de la discussion entre Batman et Aquaman au début du film, le contre-champ troque le décor nordique naturel pour une piscine avec fond vert), ainsi qu’un antagoniste qui débarque de nulle part pour récupérer des objets tout puissants jamais évoqués avant (dans le MCU, Thanos et les pierres d’infinité étaient teasés plusieurs années avant Avengers : Infinity War…), et nous obtenons un film qui n’est que l’ombre de ce qu’il aurait dû être, que son réalisateur officiel n’a jamais visionné.
L’échec critique est cuisant. Le DCEU meurt, et non pas dans le chant du cygne souhaité, mais dans une sorte de râle aphone d’une créature de laboratoire. Ben Affleck et Henri Cavill, les interprètes de Batman et Superman, quittent le projet pour se concentrer sur d’autres rôles, tandis que la Warner décide que les prochaines productions DC ne seront pas forcément reliées à l’univers étendu, ne construiront pas une montée en tension qui serait résolue dans un nouveau crossover. Du cadavre du DCEU naîtra l’efficace – mais oubliable – Aquaman du prodige de l’horreur James Wan (Saw, Conjuring), sorti plus d’un an après Justice League, le sympathique – mais anecdotique – Shazam ! du yes man David F. Sandberg (Dans le noir, Annabelle 2) au printemps 2019, puis Birds of Prey, deuxième long-métrage de la jeune Cathy Yan à l’aube de la crise sanitaire mondiale, film qui redonnera quelques lettres de noblesse au personnage d’Harley Quinn et à son interprète Margot Robbie, tout en prouvant une nouvelle fois que, s’il y a un point sur lequel DC surpasse Marvel, c’est sur son développement de personnages féminins. Sont encore attendus un nouveau Suicide Squad qui, avec le recrutement de James Gunn (saga Gardiens de la Galaxie) après son éviction temporaire de Marvel/Disney, réussira peut-être à trouver l’esprit punk et irrévérencieux souhaité, ainsi qu’un Flash, qui aurait dû sortir depuis plusieurs années déjà mais qui a trouvé seulement récemment son réalisateur en la personne d’Andrés (ou Andy) Muschietti (Mama, Ça). En parallèle, sont produits des films n’ayant aucun lien avec le DCCU, notamment Joker de Todd Phillips (trilogie Very Bad Trip), sorti à l’automne 2019, succès mondial malgré un accueil critique parfois divisé, tandis que le projet de Batman de Ben Affleck a été « décanonnisé » de l’univers étendu, et confié à Matt Reeves (Cloverfield, La Planète des singes 2 et 3), qui a trouvé un nouveau Chevalier Noir en la personne de Robert Pattinson, pour un film attendu courant 2022.
L’histoire pourrait s’arrêter ici mais depuis plusieurs années, les fans du DCEU, menés par Snyder lui-même, et rejoints ensuite par le casting du film, réclament sur les réseaux sociaux la sortie d’un « Snyder’s cut » de Justice League. Si les exécutifs de la Warner ont d’abord répondu qu’il ne verrait jamais le jour, ils ont fini par donner gain de cause au réalisateur, en lui proposant de sortir un nouveau montage pour leur plateforme de streaming, HBO Max. Celui-ci dure quatre heures, conformément à la vision opératique de l’artiste, qui a su aguicher son public sur les réseaux sociaux, via les trailers et autres images du Snyder’s Cut. Et voyant l’ampleur du succès virtuel du film, alors que celui-ci n’était pas encore sorti, la Warner semble avoir mis en marche plusieurs projets reliés au DCEU, dont une série Batman, avec le retour de Ben Affleck dans le rôle. Le corps mort d’Icare s’est soudain ranimé, et donne l’air de vouloir voler à nouveau.