Tops 2023 – 2

2º Top

Long-métrages

1 – Il sol dell’avvenire de Nanni Moretti

2 – Esterno, notte (série) et Rapito de Marco Bellocchio

3 – Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese 

4 – Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto 

5 – The Fabelmans de Steven Spielberg

6 – Anatomie d’une chute de Justine Triet

7 – Marx può aspettare de Marco Bellocchio (Ciné+)

8 – Spider-Man: Across the Spider-Verse de Joaquim Dos Santos, Kemp Powers et Justin K. Thompson

9 – Daeum So-Hee (About Kim Sohee) de July Jung

10 – Puss in Boots: The Last Wish (sortie en décembre 2022) de Joel Crawford et Januel Mercado 

Court-métrages

1 – The Wonderful Story of Henry Sugar [et autres histoires courtes d’après Roald Dahl]1 de Wes Anderson (Netflix)

2 – La véritable histoire d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet

3 – It’s a date de Nadia Parfan

4 – Extraña forma de vida de Pedro Almodóvar

Il sol dell’avvenire de Nanni Moretti (2023)

Le vieux qui n’aimait pas les pantoufles

Le monde se divise en deux catégories : ceux qui mettent des chaussettes avec leurs sandales et ceux qui s’en abstiennent. Nanni Moretti fait certainement partie de la seconde catégorie.

Pourquoi ce vieil homme accorde-t-il tant d’importance aux chaussures que portent les gens autour de lui ? Et si le Parti Communiste Italien (PCI) avait pris une autre voie, lui permettant de continuer d’exister jusqu’à nos jours ? Avec Il sol dell’avvenire, Nanni Moretti répond à ces deux questions a priori sans rapport entre elles, naviguant sans cesse entre sujets légers et réflexions politiques exigeantes. Ce nouveau film nous présente Giovanni, réalisateur vieillissant, très occupé par la conception de son prochain film : l’histoire d’une cellule du PCI, dirigée par le rédacteur en chef de l’Unità (journal officiel du parti) qui décide d’accueillir un cirque hongrois fuyant les persécutions de l’URSS suite à l’insurrection de Budapest en 1956. Entre un producteur inconséquent, une actrice principale indisciplinée et des problèmes logistiques qui s’accumulent, le film de Giovanni a du mal à se faire. La vie intime de ce dernier n’est guère plus reluisante, sa femme consulte un psychanalyste à son insu et produit le film d’un ersatz exaspérant de Tarantino. Quant à sa fille, elle présente à ses parents un fiancé ayant trois fois son âge. Giovanni est donc confronté à un monde qu’il comprend de moins en moins et se réfugie dans des rituels rassurants.

Beaucoup verront dans ce film le fruit d’une tendance de Moretti à faire exactement ce que fait le personnage qu’il interprète, c’est-à-dire à replonger allégrement et sans retenu dans ses marottes, à se réfugier dans ses propres références. Ils pourront lui reprocher de céder sans vergogne à l’autocitation, de faire de cette dernière le centre de la logique du film, pire, d’en abuser au point de frôler le mauvais goût. Au contraire, nous voulons voir dans Il sol dell’avvenire, l’avènement d’une quatrième période morettienne. Après celle des fictions d’errance adulescente de 1973 à 1989, le temps de l’autofiction explicite des journaux filmés des années 1990, une troisième période constituée de films narrativement plus classiques dans lesquels le réalisateur se met peu à peu à la marge en tant qu’acteur et qui a atteint sa forme la plus radicale avec le film Tre piani2 (2021).  Pour ce dernier, Moretti s’était essayé à l’adaptation de roman, ce qui l’obligeait à jouer un personnage qui ne vienne pas directement de lui.

Cette quatrième période serait celle de la synthèse autoréférencée, puisant ses influences dans les trois précédentes. Dans cette perspective, ce nouveau long métrage constitue l’aboutissement d’une ambition exprimée par le réalisateur il y a longtemps : “J’espère faire toujours le même film, si possible toujours plus beau3. Moretti semble ainsi avoir fait le pari un peu fou de commenter et pasticher tous ses autres films en un seul, d’offrir à chacun d’eux des sortes d’exégèses qui puissent se répondre entre elles en un réseau cohérent, comme s’il devait rassembler les éléments choisis dans toutes ses oeuvres précédentes pour pouvoir créer ce beau film tant espéré.

Ajoutons toutes les références explicites à d’autres cinéastes (Fellini, Penn, Coppola, Demy, les Taviani, Scorsese…). Il sol dell’avvenire joue la carte d’un panégyrique à la gloire du cinéma qui semble souvent partir dans tous les sens. Chaque citation explicite (verbale ou visuelle) en cache plusieurs autres implicites. Quand il cite l’un de ses autres films, il le fait principalement via des évocations thématiques et scénaristiques. Citons par exemple la séquence de la soirée télé en famille.  Ici, le personnage joué par Moretti lance le visionnage d’un film, déplace la table basse avec l’aide de sa fille et, plus tard, le voilà revêtu de sa couverture fétiche. Ces trois éléments se trouvent déjà dans Sogni d’Oro (1981) mais dans un ordre différent. D’autres éléments se trouvent remplacés par leurs équivalents qui servent souvent à témoigner du temps qui est passé : le téléphone fixe unique du domicile qu’on débranche pour ne pas être dérangé a été remplacé par les portables individuels et intrusifs. Par contre, la couverture, présente dans les deux films, a exactement les mêmes motifs. De tels éléments esthétiques constituent des points d’ancrage de la mémoire spectatorielle qui va se mettre en quête d’autres échos visuels et sonores. 

Au-delà de ces jeux de piste cinéphiles, l’autodérision morettienne trouve avec ce film sa version la plus aboutie. Chaque gag récurrent et obsessionnel de Moretti est répété à l’envie, est prolongé par son commentaire autoréflexif ou métacinématographique. Ainsi Giovanni, en voiture avec sa femme, se lance dans une diatribe pseudo philosophique sur la symbolique culturelle des pantoufles et de leur corollaire, les sabots: “les mules sont comme les pantoufles, ce ne sont pas des chaussures, mais une vision du monde, une vision tragique du monde”. La représentation des chaussures et leur place dans la société font partie des blagues récurrentes de Moretti. On se souvient par exemple de la manière dont le Nanni de Caro Diario (1994) interpellait un nouveau riche d’un quartier résidentiel de Rome ayant eu le malheur de sortir chercher son journal en pantoufles à une heure bien avancée de la matinée, alors que l’esthète fou passait par là. Les chaussures incriminées étaient alors le symbole de la décadence de la génération de 68 ayant mal vieilli. Alliant gestes et onomatopées, son explication va s’enrichir successivement du bruit étouffé et chuintant des pantoufles puis de chaussures claquant sur le sol, celles d’Antony Hopkins dans The Father (Florian Zeller, 2021). Le personnage joué par Hopkins est certes sénile, déambule dans son appartement en pyjama, incohérent et épuisant pour son entourage, mais au moins il n’a pas cédé aux pantoufles et continue de porter des chaussures de ville comme pour affirmer sa dignité d’homme qui refuse de ne plus être au monde. 

Avec ce film Moretti semble nous dire : « Eh bien oui, je suis vieux, j’ai mes habitudes, mes rituels, donc je vais encore faire un film de Moretti”. Un film sur la vieillesse mais contre la résignation où des petits vieux en trottinettes électriques essaient de se parler malgré le vent contraire et dont les légers radotages nous font sourire tendrement. On rit avec Moretti qui n’hésite pas à rire de lui-même, de son âge et de ce qui guette tout un chacun. Mais rien de tragique ni de morose dans ce film, dont le titre est une sorte de manifeste célébrant l’espérance, où les aubes radieuses se succèdent sans fin. 

 1 – Sous-titre forgé par nos soins pour désigner tous les courts-métrages qu’Anderson a consacrés à Dahl cette année sur la plate-forme.

2 – voir article : Un condominio al presente – Une copropriété au présent

http://seul-le-cinema.com/un-condominio-al-presente-une-copropriete-au-present

3 – GILI, Jean Antoine, Nanni Moretti, Rome, Gremese, 2001, p. 59

À propos

Film: Il sol dell’avvenire de Nanni Moretti (2023)