Tre Piani, Nanni Moretti (2021)
Le dernier film de Nanni Moretti est une adaptation du livre Trois étages (2015) d’Eskhol Nevo, écrivain israëlien. Il prend cependant beaucoup de libertés par rapport à l’œuvre d’origine. Avant tout, précisons que Moretti resitue l’action en Italie, effectuant du même coup un déplacement culturel. Devions-nous lire le livre en parallèle des visionnages successifs du film ? Cela nous est d’abord apparu comme une erreur car nos attentes entraient en conflit avec les choix du réalisateur. Ce problème s’applique à toutes les adaptations d’œuvres littéraires. Sans compter qu’étant assez familier de la filmographie de Moretti, certains passages du roman nous semblaient correspondre davantage à son univers et pourtant il ne les a pas retenus. Le livre de Nevo est composé de trois récits à la première personne où les protagonistes se confient à des proches au sujet d’une situation délicate qu’ils ont traversée récemment. Moretti croise les trois récits pour en montrer les superpositions, comme s’il faisait de l’origami avec les pages du roman : une femme est partie en voyage hors-champ tandis qu’au plan suivant sa voisine entre dans un lieu avec des valises ; un vieil homme recroquevillé sur le sol laisse place à un père anxieux qui se réveille sur le canapé d’un salon. Tre piani n’est pas une stricte mise en image du roman. La volonté de Moretti est ailleurs selon nous. Spéculons. Deux éléments narratifs du livre semblent avoir particulièrement intéressé le cinéaste et constitué les racines du processus narratif de son film.
Le « Premier étage » voit ainsi dans le roman un père de famille se confier à un ami romancier dans un café et se termine comme suit : « Fais comme si tu écrivais un roman. Pense que tout ce que je t’ai raconté[…] représente le début, le milieu et les trois quarts de ton roman, et que, maintenant, tu dois rédiger la fin¹ ». Nanni Moretti a comme pris au mot ce propos et imaginé la vie de ses personnages avant et après leurs mésaventures respectives. Il s’est défait de la forme quasi épistolaire qu’adopte le roman faisant (presque) fi des figures fantomatiques de confidents, pour raconter au présent des existences longues (l’action du film se déroule sur dix ans) là où les personnages de papier parlaient de leurs vies au passé, leur existence semblant être aspirée par le vortex de l’événement fâcheux, l’avenir restant souvent pour eux incertain, bien qu’ouvert aux possibles. La manière dont la confidence se fait au « Troisième étage » constitue potentiellement le deuxième élément qui a incité Moretti à réaliser sa première adaptation littéraire : une juge à la retraite laisse des messages téléphoniques sur un répondeur, dernier objet dépositaire de la voix de son défunt époux. Le téléphone, qui est un des motifs récurrents du cinéma de Moretti depuis son premier long-métrage Io sono un autarchico (1978), est un élément essentiel commun au livre et au film. Si c’est le plus visible d’entre eux, d’autres motifs morettiens s’inscrivent en filigrane tout au long du film. Ces motifs récurrents endossent de nouvelles fonctions symboliques : les chaussures ne sont pas sujettes au décalage humoristique, pas prétexte à une satire sociale, mais elles conservent le statut de métonymie d’un personnage et, par leur pouvoir d’évocation, laissent le public reconstruire pour lui-même la relation qui unissait la femme qui s’en sépare à l’homme qui les portait. Quant aux oiseaux prédateurs (des chouettes dans le roman) qui tourmentent le personnage joué par Alba Rohrwacher, ils rappellent ceux de Il grido d’angoscia del uccello predattore (2003). Autant dans ce sketch, ils étaient prétextes à une sorte de moquerie des Oiseaux d’Hitchcock (1963), autant ici ils représentent une menace dont la nature et l’ancrage dans la réalité resteront incertains. Sont-ils imaginaires, d’origine surnaturelle ou bien réels ? Spectatrices et spectateurs en décideront librement. On peut également voir dans ces animaux une référence à la mythologie nordique avec les corbeaux d’Odin − qui représentent la pensée et la mémoire − puisque le personnage joué par Alba Rohrwacher est confronté à des problèmes cognitifs, tout comme d’autres personnages ont un rapport compliqué à la mémoire. La mort n’a jamais été aussi présente dans un film de Moretti, il va jusqu’à faire mourir son propre personnage en cours de récit et accepte (« embrasse » serait plus juste) symboliquement sa propre fin. Si Marguerite Vappereau explique que « Moretti semble éprouver de sérieuses réticences à parler de sa propre disparition² », Tre piani marquerait donc une évolution dans la filmographie du réalisateur.
La mise en scène moins démonstrative qu’à l’accoutumée nous a quelque peu déstabilisé car nous aimons chez Moretti le goût de l’incongru, de ce qui outrepasse la rationalité : les changements de régimes narratifs (discours face caméra, voix off), les mises en image des rêveries du protagoniste (une rencontre avec une actrice américaine dans Caro Diario (1994), un énorme bac de Nutella au milieu de la cuisine dans Bianca (1983)…). Tre piani nous a d’abord paru trop terre à terre. Mais cette impression a laissé place au sentiment d’avoir été face à un film épuré. Une épure salutaire quand nous l’avions crue mortifère. À présent, Moretti va à l’essentiel, resserre sa mise en scène. Les ruptures ne sont plus aussi marquées formellement, il faut être plus attentif. Il ne s’agit pas ici d’opposer qualitativement une période de la filmographie du réalisateur à une autre. Il faut y voir le signe d’un changement d’état d’esprit chez Nanni Moretti, comme ce fut le cas entre Palombella rossa (1989) et Caro diario, puis entre Aprile (1998) et la Stanza del figlio (2001). Les confidences dévoilées à chaque étage sont l’occasion pour les trois voisins qui ont vécu les histoires contées de se découvrir eux-mêmes (même de manière inconsciente). Moretti a cependant bien compris que la beauté du livre de Nevo réside dans cet espoir qui veut poindre entre les lignes, dans le fait que les personnages refusent de s’avouer vaincus même si cela les tente. Pour renforcer cet espoir, Moretti ajoute une scène de danse en plein jour comme dans Caro Diario et Aprile. Les résidents, témoins de ce bal en extérieur, se laissent aller à la joie de l’instant présent, ayant enterré le passé et souhaitant prendre un nouveau départ.
La lecture de Trois étages achevée, nous pouvons maintenant affirmer que les deux œuvres se complètent jusqu’à finir par former (soyons fous) non pas trois mais six étages dont les récits ne cessent de résonner entre eux. L’austérité que nous avons pu ressentir devant Tre piani pourrait s’expliquer par certains choix de mise en scène qui concourent, par moment, à donner à la copropriété l’allure d’un décor de huis clos. Ainsi, la plupart des scènes de nuit sont propices à l’instauration de tensions, à l’éclatement de conflits entre les personnages, au surgissement de possibles malheurs. Tre Piani va dans de tels moments (parfois au détour d’un seul plan) puiser, non pas en termes de scénario mais davantage d’un point de vue esthétique, du côté du thriller politique italien contemporain comme Romanzo di una strage de Marco Tullio Giordana (2012) ou Il traditore de Marco Bellocchio (2019), où la nuit est le moment favorable aux tractations, aux manigances et autres secrets. L’ambiance de huis clos nocturne dans ce film de Moretti génère une atmosphère pesante en accord avec les thèmes abordés (les difficultés d’éducation, les erreurs des parents, les failles des pères en particulier, et le fait de vieillir) et le rend certainement moins lumineux que ses autres films. Il nous semble que quelque chose nous échappe et que nous devrons revoir Tre piani quand nous aurons gravi quelques età(ges)³ supplémentaires dans l’existence.
¹ Eshkol Nevo. Trois étages. Folio. 2015. p 96
² Marguerite Vappereau. « Déjouer l’identité : l’écriture cinématographique de soi » in Journal Intime, Nanni Moretti, Voyages en archipel. Sous la dir. de Aurore Renaut. Ed. Le Bord de l’eau, 2017. p. 27
³ età : âge en italien