Entretien avec
Manon Ott et Grégory Cohen
Retour sur deux expériences de cinéma avec les habitants d’un quartier populaire

Nous avons rencontré Grégory Cohen & Manon Ott par Skype le 19 octobre 2018. 

Grégory Cohen, né en 1983, est un cinéaste français, doctorant et enseignant au sein du Master 2 Image et Société (réalisation de films documentaires) à l’Université d’Evry. Manon Ott est une cinéaste française, née en 1982, également chercheuse et enseignante en sciences sociales et en cinéma. Ils collaborent ensemble sur de nombreux projets.

Les sujets de leurs films touchent à la vie quotidienne et à la vie politique de personnes qui vivent aux « marges » de la société. Pour leurs deux derniers films, La cour des murmures (2017) & De cendres et de braises (2018), ils ont travaillé pendant plusieurs années avec les habitants des cités HLM des Mureaux en banlieue parisienne.

Cette rencontre avec les deux cinéastes nous a permis d’aborder leurs films au travers, notamment, des questions suivantes : Quelle idée se font-ils de leur travail en duo ? Comment élaborer des films qui fassent toute leur place aux filmés et à leurs paroles ?

Construire des films avec les filmés
Vous dites que dès votre premier film Yu (2008) vous avez cherché à créer un espace de co-construction pour mettre en scène la parole de vos personnages ; qu’il ne s’agit pas simplement de les mettre en scène et de les filmer, mais de travailler avec eux sur cette mise en scène. Comment vos personnages vous accompagnent-ils tout au long de ce processus ? Ont-ils un regard sur la mise en scène de leurs paroles jusqu’au moment du montage et encore après ?

Manon Ott : Aussi bien pour Yu (2008) que pour De cendres et de braises (2018) il y a eu un dialogue à toutes les étapes de la fabrication du film avec chacun des personnages. Nous avons beaucoup échangé sur la façon dont nous allions mettre en scène leurs paroles. Au moment de l’écriture puis du tournage nous avons travaillé en dialogue, puis le film a été montré en version de travail à presque chacun des personnages, avant qu’ils le voient terminé. Mais pour le montage, qui a duré plusieurs mois, j’ai travaillé avec Pascale Hannoyer, une monteuse.

Grégory Cohen : C’est vrai pour plusieurs des films qu’on a faits, notamment pour ces deux derniers films au Mureaux [De cendres et de braises et La cour des murmures]. Bien sûr, c’est nous qui portons un regard sur les histoires que nous racontons. Mais on essaye de prendre en compte le plus possible le point de vue des personnes que l’on filme, aussi bien au moment de l’écriture que du tournage. L’enjeu c’est de trouver des dispositifs qui permettent à nos personnages d’essayer de donner quelque chose de leur personne, de dire ce qu’ils ont à dire sur les sujets que l’on va aborder.

MO : Dans De cendres et de braises, qui fait le portrait d’un territoire en rapprochant des histoires de personnes assez différentes, c’est nous qui avions la vision d’ensemble sur ces fragments qui composent le film. Mais chaque fragment d’histoire ou fragment de vie a été discuté avec les personnages qu’il concernait. Après, la vision d’ensemble sur toute cette matière et la façon dont ces différents fragments dialoguent dans le film relevait du travail de montage.

GC : L’idée est d’avantage de travailler dans un aller-retour. Par exemple, pour De cendres et de braises, il y a eu des visionnages faits avec les personnages à différentes étapes, mais ils n’ont pas pour autant travaillé avec nous dans la salle de montage. C’est déjà si compliqué d’arriver à construire un film, et parfois difficile dans le dialogue avec le monteur ! Donc si en plus on rajoute d’autres personnes, ça devient encore plus compliqué [rires].

MO : Il y a eu un long travail avec chacun des personnages pour qu’ils s’approprient le film en train de se construire et pour qu’ils expriment leur regard sur les sujets abordés : l’histoire ouvrière, le travail, la politique… C’est effectivement une façon d’être en dialogue, d’essayer de faire que chaque personne qui participe au film se sente impliquée, de ne pas être dans une relation trop asymétrique. C’est pour ça qu’on a choisi et discuté ensemble de la mise en scène. Je pense par exemple à la scène avec Momo autour du feu à la fin de De cendres et de braises : c’est ensemble que l’on a décidé où tourner cette scène, qu’on a choisi de filmer toute une nuit autour d’un feu et qu’on choisi ce dont on allait discuter. Ce n’est pas juste un entretien face caméra, asymétrique, où l’un maitrise tout le dispositif de bout en bout et l’autre répond à des questions. Nous avions discuté ensemble des grandes lignes, même si ensuite, le but était aussi de nous laisser surprendre par la situation de tournage, par la magie des paroles qui allaient peut-être pouvoir surgir ce soir-là…

Deux regards sur un même territoire
Dans La cour des murmures (2018) – film entre fiction et documentaire tourné avec des adolescents du quartier sur la question des jeunes et de l’amour -, les acteurs peuvent-ils réellement quitter le jeu pour montrer quelque chose de leur vie ? Quelle est la limite entre leur personnage et une certaine réalité, spontanéité ?

GC : Je ne sais pas s’il y a une limite en fait [rires]. Moi-même je ne saurais pas dire où elle se trouve… et d’ailleurs, après avoir vu le film avec les acteurs, en parlant avec eux de ce qui est raconté dans le film, je me suis rendu compte que parfois j’étais persuadé qu’ils racontaient quelque chose de leur vie, mais finalement ce n’était pas le cas.

MO : Ils inventaient. C’est aussi ça l’objectif recherché : créer un espace pour qu’un jeu puisse s’inventer ensemble et pour que d’autres paroles, qu’on n’entend peu, puissent surgir.

GC : Ils inventaient souvent leur vie. Et, à l’inverse, des choses que je pensais être inventées ne l’étaient pas. Donc je pense qu’il s’est créé au tournage une réalité purement cinématographique, mais cette réalité est signifiante… et elle me suffit finalement. De toute façon, ça me semble très dur de savoir quelle est la part de jeu chez quelqu’un, et cela dans n’importe quel échange, n’importe quelle interaction du quotidien. Qu’il y ait une caméra ou non, on est toujours en train de jouer un jeu, on n’est jamais la même personne selon les interlocuteurs avec qui l’on interagit.

Pour ce film, on n’a donc pas cherché à savoir qui étaient vraiment les personnes. Qu’importe la part de vérité ou non, ce n’est pas là que se joue le film. On n’est pas dans l’idée de faire émerger une parole vraie, mais plutôt de faire émerger une parole qui est signifiante, qui raconte quelque chose.

Pour prendre un exemple très concret, dans une séquence du film, trois jeunes filles discutent de leurs relations amoureuses respectives. Il y a, au tout début de cette séquence, une fille, Lina, qui raconte qu’elle a eu une histoire avec un garçon, mais que son grand frère l’a empêché de vivre sa cette histoire. Aux vues du ton et des détails avec lesquels cette histoire est racontée j’étais persuadé que cette histoire était vraie, mais en discutant avec Lina, il s’est avéré qu’elle l’avait inventée. Mais je trouve ça intéressant… pourquoi est-ce que Lina a cherché à se raconter de la sorte ?  Ce n’est pas un choix anodin, ça nous dit quelque chose de comment elle souhaite se représenter. Est ce que cette histoire nous relate sa vision des relations filles/garçons ou est ce qu’elle s’imaginait qu’on attendait d’elle ce genre d’histoire ? Difficile de savoir. Quoiqu’il en soit, je trouve intéressant qu’elle fasse le choix d’utiliser cette histoire.

Cette volonté de ne pas trancher entre réalité et fiction est-elle également une façon de ne pas porter de jugement, de ne pas porter un regard qui pourrait être “au-dessus” des gens que vous filmez ?

CG : Je ne suis pas très à l’aise avec le terme de « jugement », mais en tous cas le film assume un regard sur les personnes qui…

MO : Pas tant sur des personnes, mais plutôt sur des situations, des histoires… Et « avec » des personnes.

GC : Oui car il y a la volonté de mettre tout ça en dialogue. Et ce dialogue prend du temps. C’est sûr que dans le cas d’un film, ça reste toujours un peu asymétrique, mais malgré tout on essaye le plus possible d’imaginer des dispositifs pour faire en sorte de co-construire le regard qui est porté sur l’histoire, les lieux… ou, en tout cas, de le mettre en discussion, de donner la possibilité qu’il soit critiqué à l’intérieur même du film.

MO : C’est vrai que pour nous il était très important, pour ces deux films tournés au Mureaux, de prendre le temps de la rencontre, et le temps de nouer des liens de confiance, un dialogue… Aussi parce que ce sont des endroits où le rapport à l’image est très compliqué. Les banlieues sont des espaces stigmatisées et leurs habitants sont souvent dépossédés de leurs paroles. Ils sont plus parlés ou racontés par d’autres qu’ils ne parlent eux-mêmes. Et puisque ce sont des voix que l’on n’entend pas souvent, il y avait donc un réel enjeu à faire qu’ils puissent raconter eux-mêmes leurs histoires et à entendre leurs paroles. Mais pour cela il fallait d’abord recréer tout un lien autour de l’image pour sortir de la méfiance tout à fait légitime que les habitants ont développé vis-à-vis des images en raison notamment des représentations journalistiques qui ont été produites sur le quartier. La difficulté, quand on travaille dans ce genre d’espace, vient de toutes ces images qui nous précèdent. Il fallait donc renouer un lien de confiance autour des images et réfléchir ensemble à ce qu’on allait raconter pour essayer de porter un autre regard sur l’histoire de ces quartiers ; pour produire d’autres images. Le sens de tout ce dialogue qui a été mis en place avec les habitants des Mureaux, et qui a pris plusieurs années, est donc né de cet enjeu très fort de la parole.

Dans De cendres et de braises (2018), on sent ce long temps passé sur ce territoire en mutation dont le film fait un portrait complexe, à la fois politique et poétique…

MO : Le film propose un regard sur une histoire : celle des cités des Mureaux construites à l’origine pour loger les ouvriers de l’usine Renault-Flins située à quelques kilomètres de là… Il évoque l’histoire de ce territoire et les transformations du monde ouvrier. A l’époque, il y avait 23 000 ouvriers à l’usine, essentiellement des embauchés. Aujourd’hui, ils sont moins de 4 000, dont plus de la moitié sont intérimaires. Il y a donc une vraie précarisation du travail, et c’est ce dont on se rend compte chez ces jeunes intérimaires, enfants d’ouvriers immigrés de chez Renault, qui nous expliquent dans le film leur travail aujourd’hui, en tant que livreurs ou agents de sécurité par exemple. Ça raconte les mutations du travail. C’est un des fils du film puisqu’on parle de ce qu’est devenu ce territoire ouvrier aujourd’hui. Et force de constater à quel point le travail ouvrier est précarisé, ou que ça se prolétarise dans d’autres secteurs comme les services, et c’est d’ailleurs cette précarité qui rend d’autant plus complexe l’organisation collective pour lutter. Ce sont des questions qui ont traversé le film, parmi d’autres. Mais si le film aborde des sujets politiques complexes, comme ceux du travail, de la lutte collective… Il se voulait aussi un film sensible, puisant dans les moyens du cinéma pour exprimer tout ça.

Un des personnages dit que les intérimaires sont comme les « esclaves des temps modernes », et plus tard on aperçoit des scènes avec jeunes du quartier qui expliquent le travail à la chaîne de façon très métaphorique, avec des gestes. On a envie d’y voir un clin-d’œil à tout un cinéma, on pense à Chaplin notamment. Avez-vous construit méticuleusement ces scènes où cela s’est-il fait spontanément ?

MO : C’est une scène où les personnages se sont mis à mimer spontanément, ça a été très fort, une véritable surprise. La façon dont je le comprends c’est que, du fait que nous avons parlé avec eux de Renault, qui possède un lien très fort avec la cité des Mureaux (leurs pères ont tous travaillé pour Renault et tous ces jeunes ont fait des stages ou des petits boulots là-bas), je pense qu’ils ont eu besoin à ce moment-là, en mimant les gestes, de montrer à quel point ils savent ce que c’est que le travail à la chaîne ; à quel point leurs corps ont la mémoire de ce travail et de ces gestes répétés des milliers de fois. Dans les représentations dominantes sur les cités, ces jeunes-là apparaissent la plupart du temps comme des jeunes au chômage, voire comme des délinquants… Or en réalité beaucoup parmi eux sont des travailleurs précaires. C’est ce qu’ils nous rappellent en parlant de leurs expériences de travail.

CG : La même situation s’est reproduite avec Antoinette, un autre personnage du film. Alors qu’elle nous parlait des pères qui ont fait le même geste pendant 40 ans chez Renault ; elle s’est mise elle-même à mimer ce geste. C’était souvent le cas chez les gens qui nous parlaient de leur travail à la chaîne chez Renault : inconsciemment ils faisaient ces gestes en même temps qu’ils parlaient.

MO : La parcellisation du travail est au principe même du travail à la chaîne, du taylorisme, qui a découpé les tâches pour les réduire au minimum. Les ouvriers répétaient le même geste des centaines de fois par jour. Cela a tellement imprégné leurs corps qu’en racontant les gens rencontrés aux Mureaux ou à Flins se mettent souvent machinalement à (re)mimer ces gestes.

Pour rester sur De cendres et de braises, est-ce que la volonté de parler des liens entre ces quartiers des Mureaux et l’usine de Flins était à l’origine du film ? Ce thème du travail et du monde ouvrier est rarement abordé lorsque l’on parle des banlieues. Etait-ce une façon pour vous de déplacer le regard ?

MO : Oui, c’était à l’origine du désir de ce film. Je voulais retisser des liens trop souvent oubliés. La plupart du temps, lorsque l’on parle des quartiers, on les regarde comme des mondes à part, voire comme des lieux sans histoire. Les médias, par exemple, les présentent dans une sorte de présent permanent et évacuent l’histoire sociale de ces lieux. Or évacuer leur histoire ouvrière, c’est à dire l’histoire collective, c’est aussi dépolitiser la question. J’avais donc envie de retisser ces liens, d’historiciser pour re-politiser le regard. Tisser des liens entre l’usine et le quartier, entre l’hier et l’aujourd’hui, le monde ouvrier et la jeunesse qui grandit dans ces quartiers, montrer combien ces jeunes sont les héritiers de cette histoire, et unir dans un même film et un même geste ceux qui ont mené les luttes ouvrières d’hier et cette jeunesse d’aujourd’hui.

Un déplacement des cinéastes vers leurs personnages et vice versa
Concernant La cour des murmures, avez-vous eu des retours des jeunes avec qui vous avez travaillé ? Quelle expérience leur a apporté le film ? Est-ce que cela a changé quelque chose dans leur rapport aux autres, au quartier, au territoire, à eux-mêmes ?

GC : Oui, nous avons eu plusieurs retours, après il est difficile pour les personnages – d’autant qu’ils sont très jeunes – d’arriver à formuler directement ce que le film a changé pour eux. Mais en tout cas,  il nous ont dit que ce tournage a été l’occasion pour eux de découvrir ce que signifiait fabriquer un film, parce qu’ils ne s’imaginaient pas le temps, et l’énergie que ça prenait, qu’il y avait autant de gens mobilisés pour réaliser le film. D’ailleurs, plusieurs ont pris goût à ça et ont essayé de continuer – en tant qu’acteurs – en faisant des castings pour d’autres films. Ils nous ont exprimé un très fort désir de continuer à essayer – par les moyens qu’ils pouvaient trouver – de continuer à faire des films.

Et qu’est-ce que toute cette expérience a changé pour vous ?

GC : Pour moi, les Mureaux est un endroit où il n’a pas toujours été évident de travailler, pour plein de raisons… parce que justement il y a cette méfiance au préalable vis-à-vis des images, vis-à-vis des gens qui viennent de l’extérieur et qui ne sont pas du quartier… Donc forcément, venant aussi de l’extérieur, on était au départ perçus de la même façon que les gens qui sont venus avant nous. Mais le film a été la preuve que c’était possible de faire d’autres choses ensemble. Et il était important d’arriver à mener ce film au bout parce que c’était se prouver que malgré nos différences d’âge, de milieux… ou malgré les méfiances ou les aprioris que les uns pouvaient avoir sur les autres, ou vice versa, on pouvait arriver à faire quelque chose ensemble, alors que ce n’était pas évident au départ… parce qu’on reste différent. Ce film, c’était l’occasion de dialoguer tout en assumant les différences de chacun ; ça a été pour moi le plus important.

MO : Du coup, forcément, ça fait bouger un peu tout le monde, parce que chacun doit se déplacer, faire un pas vers l’autre, aussi bien les cinéastes vers les personnages que les personnages vers les cinéastes. Chacun doit sortir de sa petite zone de confort, prendre des risques… Et dans ce déplacement, chacun en ressort un peu transformé.

GC : Là où j’ai été particulièrement touché, c’est quand les gens avec qui on a travaillé ont commencé à avoir de la curiosité à notre égard. Parce qu’à notre arrivée, nous avions cette envie de mieux connaître l’histoire, la vie des gens, etc… mais les gens du quartier eux n’avaient rien demandé. Or si ce désir-là n’avait pas été partagé, l’échange aurait été compliqué. Or là, dans chacun des deux films, nous avons aussi pu partager quelque chose de nous. Dans La cour des murmures, ce que j’aime beaucoup c’est qu’on sent une curiosité réciproque, c’est-à-dire que chacun est différent, rigole parfois de l’autre… mais au moins il y a le désir de connaître l’autre. C’est d’ailleurs ce que raconte la séquence où les filles du quartier se retourne vers Emma, la réalisatrice venue tourner un film aux Mureaux (le film raconte aussi l’histoire d’un film dans le film), pour l’interroger elle sur sa vie, sur ses relations et ses difficultés amoureuses. Et là, dans ces rencontres, il y a quelque chose d’important qui se joue. Le début du dialogue se situe à cet endroit-là.

C’est comme ça que vous l’avez vécu ? Comme si, quelque part, vous arriviez avec certains privilèges qui vous mettaient un peu en décalage et que, à ce moment-là, tout s’abolissait pour être vraiment dans la découverte de l’autre et pouvoir commencer à travailler ensemble ?

GC : C’est sûr que la relation filmant/filmé est une relation asymétrique. Mais c’est un peu plus complexe que ça, c’est-à-dire qu’elle n’est pas toujours dans le sens qu’on pense. Parfois ce sont aussi les filmés qui se servent des filmeurs pour arriver à leurs fins. On l’a vécu très concrètement dans le cadre des ateliers, où par exemple, on avait cette envie d’essayer de construire quelque chose avec les jeunes ; mais ils nous ont un peu baladés dans tous les sens. Et même pendant le tournage de La cour des murmures, ça s’est très bien passé mais les jeunes ont très bien su jouer de l’importance qu’ils avaient dans le film pour nous faire plier un peu à leurs désidératas. Finalement, la relation filmant/filmé est toujours un petit peu plus compliquée qu’on voudrait…

MO : Complexe.

GC : Elle est complexe oui. Mais en tout cas, dans ces moments-là, il y a quelque chose qui se joue en effet. On essaie de sortir un peu des…

MO : …des rapports asymétriques.

GC : …du rapport asymétrique. Pour essayer de parler d’égal à égal. Tendre vers une relation d’égalité ça demande du temps, c’est du travail. Même si c’est ce que l’on cherche, ce n’est jamais gagné d’avance.

Des films qui expérimentent
On voit bien que parfois, dans La cour des murmures, le film échappe au réalisateur – ce qui est assez drôle d’ailleurs – avec cette sous-histoire de caméra volée qui circule de mains en mains et qui revient de façon presque magique. Finalement, ce sont les jeunes qui la récupèrent et en profitent pour tourner leurs propres images… C’est ce jeu qui s’invente avec les filmés que vous avez choisi de garder dans le film. Cependant, pourquoi avez-vous choisi de ne pas apparaître dans le film et choisi des acteurs pour jouer les membres de l’équipe de tournage ?

GC : Il y avait déjà trop de choses à expérimenter pour ce film. Au départ nous venons tous les deux du documentaire, et donc c’était quelque chose de nouveau de se frotter à un dispositif plus proche de la fiction qui part d’une histoire déjà écrite. Par ailleurs nous avons tourné ce film avec une équipe d’une dizaine de personnes alors que d’habitude nous tournons à deux ou à trois. Ça faisait beaucoup de choses nouvelles à découvrir, donc être en plus devant la caméra, c’était trop pour une première expérience. Mais on s’est posé la question… Au moment des castings, on a hésité à ce que je joue moi-même le personnage de Tom.

MO : Finalement, tu [G.Cohen] as cherché des comédiens que tu connaissais qui allaient pouvoir être tes complices, des sortes d’alter-égos. La comédienne qui jouait Emma a très vite compris ce que Greg cherchait pour ce film. Elle intervenait à l’intérieur des scènes et essayait d’accompagner la parole des jeunes, ce qui permettait à Greg de continuer à mettre en scène les situations de l’extérieur, et à garder ainsi la vision de l’ensemble. Et tu te sentais peut-être plus à l’aise comme ça pour cette première expérience entre fiction et documentaire ?

GC : Oui, et puis il y avait aussi l’idée d’écrire une nouvelle histoire avec ce film. Donc on demandait aussi aux deux comédiens extérieurs au quartier, de ne pas jouer un rôle de composition. On posait des situations, puis on essayait que chacun puisse vivre la situation sans forcément se dire : « mais comment ferait mon personnage ? ». Il n’y avait pas de personnage prédéterminé qu’ils devaient jouer et qui aurait indiqué un tempérament, une façon de réagir, ce n’est pas ce qui nous intéressait. C’était plutôt : poser une situation, dans laquelle il y avait des enjeux, et ensuite laisser un peu les choses se faire, que chacun se laisse aller au jeu du cinéma. Il y avait vraiment cette idée-là, que l’on puisse parler de choses sérieuses dans ce film, mais que ça se passe de manière ludique, qu’il y ait un plaisir du jeu. L’idée du film c’était : on va jouer au cinéma, on va jouer à raconter des histoires et en même temps, à travers tout ça, on va se raconter un peu, raconter ce qu’on vit au quotidien,…

Est-ce qu’on peut dire qu’Emma et Tom étaient à la fois des sortes de médiateurs en même temps qu’ils permettaient de garder un fil rouge entre les scènes, de suivre les grandes lignes de l’histoire du film ?

GC : Le film relate l’expérience d’Emma et Tom, mais en même temps il cherche à adopter plusieurs points de vue. Je ne dirais pas qu’Emma et Tom sont le fil rouge du film. Il n’y a pas vraiment de personnages principaux dans le film. C’est plus un film collectif où l’on circule entre différents points de vue, et différents personnages.

MO : Le désir initial du film était de parler des jeunes et de l’amour dans la cité, des rapports filles-garçons. Et il y a en même temps une sorte de mise en abîme de ta propre expérience à toi aux Mureaux qui interroge la rencontre entre les mondes. Donc le film, c’est un peu un film à poupées russes où il y a plusieurs façons d’entrer.

Tom et Emma, en étant extérieurs au quartier, viennent provoquer des situations et des paroles qui, au quotidien, n’auraient pas eu lieu, parce qu’au quotidien, avec son voisin, avec les gens qu’on connait trop bien, certaines choses sont comme acquises, on ne discute plus. Alors que là, il y a quelqu’un d’extérieur ; par exemple, dans la scène de discussion entre Emma et les filles dont on parlait, la seule présence d’Emma incite les filles à parler de comment elles vivent leur quartier, les rapports filles-garçons, etc. Ramener de l’hétérogénéité provoque des situations, la présence de Tom et Emma provoque des paroles un peu différentes.

GC : C’est un film qui cherchait beaucoup. On n’avait pas encore expérimenté ce genre de dispositif, et donc il fallait faire le film pour comprendre ce que l’on cherchait et trouver un peu nos repères. Avec le recul, je dirais que l’enjeu de ce genre de dispositif c’est de trouver des situations dans lesquelles il y a suffisamment de tensions, d’enjeux, pour que quelque chose se produise entre les personnages au moment du tournage et que d’autres paroles puissent émerger. Ça ne marche pas tout le temps dans le film d’ailleurs : il y a des moments qui sont un peu plus fragiles parce qu’on n’avait pas encore bien “conscientisé” cette idée là…

Comment vous en êtes vous venus à choisir Les liaisons dangereuses (Stephen Frears, 1988) ? Est-ce que c’était décidé dès le départ ou est-ce que ça s’est fait au cours des ateliers ?

GC : Quand on s’est lancé dans les ateliers avec les jeunes, on avait vraiment l’idée d’essayer d’écrire le film avec eux. Les ateliers ont été supers, on a imaginé pleins d’idées de scènes principalement à partir d’improvisations.

MO : On ne se mettait pas autour d’une table avec des feuilles de papier, on a regardé des films, des séquences de films, on en a débattu, on a parlé collectivement avec les jeunes des rapports filles-garçons et de ce qu’ils vivaient au quotidien. Et quand ils parlaient d’une scène, d’une situation, on disait « ok, on la joue en improvisation ». Il fallait que ça soit très dynamique, que ça bouge tout le temps, que ça reste ludique. Et c’est comme ça que les idées ont émergé, petit à petit. Mais nous nous sommes rendus compte qu’écrire, c’était difficile à faire en groupe. Donc les ateliers ont nourri l’histoire, mais l’écriture du scénario à proprement parler, elle s’est plutôt faite après les ateliers.

GC : Nous avons réintégré toute la matière des ateliers dans le scénario. Déjà pendant ces moments, on trouvait amusants les échanges qu’on avait avec les jeunes, les questions qu’ils nous posaient. On trouvait que les situations étaient toujours très signifiantes, intéressantes, c’est pour ça qu’on a choisi cette idée de faire un film dans le film : l’histoire de quelqu’un qui venait réaliser un film aux Mureaux. À partir de là, il fallait trouver quel film venait tourner ce réalisateur aux Mureaux. Il s’avère que, par hasard, pendant l’écriture, on a vu une adaptation cinématographique des Liaisons dangereuses, le film adapté par Stephen Frears dans les années 90 avec John Malkovich et Glenn Close. En voyant ce film, j’avais vraiment l’impression que, même si c’était un contexte très différent, une époque différente, une classe sociale différente, il y avait plein de choses qui résonnaient avec ce qu’on observait aux Mureaux : les rapports hommes-femmes, les enjeux de réputation, la place de la rumeur,…  Au début c’était une blague de se dire « tiens, Tom et Emma vont faire une adaptation des Liaisons dangereuses aux Mureaux » mais finalement la blague est devenue sérieuse.

MO : Cette société de cour, c’est aussi la vie de village qui peut parfois faire écho à la vie de quartier…

GC : Les enjeux de réputation, les gens qui cherchent à préserver leur image, à construire leur image, il y avait plein de circulations entre les deux. Et d’ailleurs cette idée scénaristique s’est révélée assez juste au moment du tournage. Dans la première scène du film, les jeunes découvrent le film de Frears pour la première fois, s’ensuit une discussion autour du film et du projet d’adaptation de Tom. L’histoire des Liaisons dangereuses a vraiment était un bon tremplin pour lancer le sujet des relations filles/garçons aux Mureaux. Les jeunes se sont vraiment projetés dans les personnages, ils se sont racontés à travers eux. Donc finalement, ce n’était pas si absurde cette idée de rapprocher Les liaisons dangereuses de ce qu’on pouvait voir aux Mureaux.

MO : Mais l’idée de l’adaptation de ce film par Tom et Emma qui arrivent aux Mureaux était plus un point de départ, puisqu’on s’est tout de suite dit qu’ils allaient très vite être dépossédés de leur projet et dépassés par la rencontre avec les jeunes, qui eux aussi allaient se réapproprier le film à leur manière.

GC : Il y a aussi une dimension comique dans ce choix. Le film se voulait un peu léger et ça paraît presque absurde ce projet d’un réalisateur qui vient adapter Les liaisons dangereuses aux Mureaux, du coup ça fait presque…

MO : …décalage.

GC : …très stéréotypé, un peu en décalage. Il y a cette idée dans le film de prendre les choses avec une certaine légèreté et avec un certain humour.

Deux tons complémentaires
Mais comment avez-vous choisi le ton de ces films ? Pour La cour des murmures vous souhaitiez donc un ton plutôt décalé. Mais dans De cendres et de braises le ton est quand même un peu différent, plus grave ou disons plus sérieux. Aviez vous décidé cela en amont ou est ce que ça s’est fait chemin faisant ?

MO : Ce sont des films en collaboration [1] et chacun amène nécessairement quelque chose de sa sensibilité et de son univers dans chacun des films.

Dans La cour des murmures, d’emblée, tu [G.Cohen] avais envie qu’il y ait un ton un peu décalé, beaucoup d’humour, et ça te correspond aussi beaucoup.

Dans De cendres et de braises, je ne dirais pas forcément que le ton est grave, mais qu’il est lié à une dimension politique, historique et une sorte d’interrogation ou d’inquiétude politique qui m’a habitée quand j’allais aux Mureaux. J’étais intéressée par la question sociale dans ces quartiers, qui sont d’anciennes banlieues ouvrières qui ont été traversées dans le passé par d’importantes luttes sociales. J’avais envie de m’interroger avec les gens qui vivent là-bas : où en est-on du politique, de la colère, de la révolte aujourd’hui dans ces espaces ? Donc c’est vrai que c’est une question sérieuse et, en même temps, le film trouve aussi ses formes de légèreté, de flottement, plus par la forme, par la poésie et le travail sur les imaginaires.

GC : C’est vrai je pense que l’univers de chacun des films est en partie lié à la sensibilité de chacun, mais ça ne se limite pas qu’à cela. Quand je repense à l’expérience de vie qu’on a vécue ensemble aux Mureaux, je me retrouve aussi bien dans ces deux tonalités : le sérieux comme le léger.

J’ai été bouleversé par les histoires de vie des personnes filmées dans De cendres et de braises. Ça me semble très important politiquement de retisser les liens entre l’hier et l’aujourd’hui, de ne pas oublier que les jeunes vivant dans ces quartiers sont les héritiers de l’histoire ouvrière. Ça me paraît difficile de parler des Mureaux sans aborder cet aspect là.

En même temps, quand on était sur place, on a aussi vécu des moments joyeux, voir même festifs. On a beaucoup ri par exemple dans les improvisations avec les jeunes. Les habitants des Mureaux n’ont pas en permanence le poids de l’histoire qui pèse sur leurs épaules

Du coup, je trouve ça bien que l’on puisse montrer plusieurs regards, parce que la réalité est toujours complexe, elle n’est pas une.

MO : C’est peut-être également dans la forme qu’il y a des univers sensibles propres à chacun. Dans De cendres et de braises il y a des échos avec Yu et Narmada et dans La cour des murmures des échos avec ton premier film. Même si tout ça a été fabriqué en collaboration.

GC : [Rires] Je suis d’accord qu’il y a à un peu d’univers de chacun de nous dans les deux films, mais malgré tout, je me retrouve dans les deux. Je me retrouve aussi bien dans le ton plus léger que dans le ton plus politique. Nous ne sommes pas fait d’un bloc, on peut aussi alterner entre différentes humeurs.

Ce qui revient dans tous vos films, c’est un désir de « déplacer le regard » finalement ?

MO : Oui, il y a cette envie de déplacer le regard, de remettre en jeu et en question ce qui semble être des évidences, qui en fait n’en sont pas. On peut déplacer le regard par le sujet, l’angle d’approche, mais également par la forme. De cendres et de braises, c’est un film qui lui-même se transforme ; il commence de façon assez classique : on filme des palettes qui brûlent devant une usine en grève ou des immeubles en cours de démolition dans la cité HLM, il y a des séquences en cinéma direct qui capte les transformations de ce territoire ouvrier, mais plus on avance, plus on s’enfonce dans la nuit, plus on se rapproche d’histoires singulières et plus on va aussi vers une forme de mystère, d’onirisme et de poésie. C’est à dire que petit à petit le film se libère lui-même. Il y a une forme de libération des imaginaires qui passe par la poésie.

C’est aussi le rôle du cinéma de faire ces déplacements de regards, de nous aider à voir et à penser autrement certaines réalités, et ainsi de nous bousculer un peu.

Bande annonce du film De Cendres et de Braises (2018)

Un entretien proposé par les étudiants en Master 2 Études Cinématographiques de l’Université Grenoble Alpes :

Meynier Maxence, Kouyaté Ousmane, Zhou Weixi, Tarride Romain, Luc Camille, Gorak Sylvie, Roche Cécile, Liu Wanlong, Boulier Marie

À propos

De cendres et de braises

Réalisateur
Manon Ott, en collaboration avec Grégory Cohen
Durée
1 h 10 min
Date de sortie
14 avril 2018
Genres
Documentaire
Résumé
Portrait poétique et politique d’une banlieue ouvrière en mutation, "De Cendres et de Braises" nous invite à écouter les paroles des habitants des cités des Mureaux, près de l’usine Renault-Flins. Qu’elles soient douces, révoltées ou chantées, au pied des tours de la cité, à l’entrée de l’usine ou à côté d’un feu, celles-ci nous font traverser la nuit jusqu’à ce qu’un nouveau jour se lève sur d’autres lendemains possibles.
Aucune note

La Cour des Murmures

Réalisateur
Grégory Cohen, en collaboration avec Manon Ott
Durée
0 h 49 min
Date de sortie
5 avril 2017
Genres
Documentaire
Résumé
Un film-expérience, entre fiction et documentaire, qui propose à six jeunes d’une cité de la banlieue parisienne de jouer leur vie à partir d’une esquisse de scénario autour des jeunes et de l’amour dans la cité. De rebondissement en rebondissement, un film qui s’interroge aussi sur la rencontre entre les mondes : comment inventer un jeu ensemble ?
Aucune note

Narmada

Réalisateur
Manon Ott, Grégory Cohen
Durée
0 h 46 min
Date de sortie
28 novembre 2012
Genres
Documentaire
Résumé
Tourné avec des pellicules super 8, le film se présente comme un voyage, une rêverie le long du fleuve Narmada en Inde, entre les mythes du progrès et les mythes du fleuve. Les barrages seront les temples de l’Inde moderne proclamait Nehru à l’indépendance du pays. Bientôt, l'un des plus importants complexes de barrages conçus à ce jour sera achevé sur la Narmada. Une lutte sociale s’organise. Nous voyageons sur le fleuve jusqu’à l’océan, à la rencontre des habitants, des croyances et des imaginaires qui cohabitent et s’opposent dans cette vallée en pleine transformation.
Aucune note

Yu

Réalisateur
Manon Ott
Durée
0 h 20 min
Date de sortie
1 janvier 2008
Genres
Documentaire
Résumé
Yu est une jeune fille d’origine birmane qui a quitté son pays en espérant se construire une vie meilleure à l’étranger. Le parcours d’un demandeur d’asile en France n’est pourtant pas facile. Au travers du ressenti de Yu et de son parcours solitaire, nous découvrons la complexité du monde de l’exil et la fragilité d’une période faite d’attente et d’incertitudes.
Aucune note

% commentaires (2)

[…] Entretien avec Manon Ott et Grégory Cohen, publié sur le site Seul le cinéma le 20 novembre 2018 […]

[…] Entretien avec Manon Ott et Grégory Cohen, publié sur le site Seul le cinéma le 20 novembre 2018 […]

Les commentaires sont fermés.