Malgré l’épidémie du COVID-19 et ses conséquences sur l’industrie du spectacle, le festival du film italien qui se tient chaque année à Annecy depuis 1984 aura bien eu lieu en septembre dernier. Au vu du contexte, il aura tout de même fallu que l’évènement se réinvente sous une nouvelle forme hybride, délaissant partiellement les salles obscures et la scène nationale Bonlieu au profit d’une plateforme en ligne, sur laquelle était proposé gratuitement un bon nombre de films. Une conséquence malheureuse de cette adaptation fut l’abandon des traditionnelles rencontres avec les équipes de tournage, mais la consolation était de taille : le festival a su proposer un accès en streaming à plusieurs sélections dont l’intégralité des œuvres en compétition, une rétrospective de quatre films consacrée au réalisateur Corso Salani, ainsi que deux autres sélections non compétitives composées de deux films chacune. L’ensemble des œuvres était certes de qualité inégale, mais c’est aussi ce qui fait tout le charme des festivals. Et nous aurons pris plaisir à chiner dans la partie numérique de cette dernière édition, les quelques films qui se détachaient du lot valaient décidément qu’on s’y attarde. De quoi rappeler que si l’âge d’or du cinéma italien est peut-être derrière-lui, la filmographie du pays est loin de s’en tenir à la période qui s’étend de l’après-guerre à la conversion télévisuelle de Cinecittà au milieu des années soixante-dix. Alors qu’une poignée seulement de films italiens parviennent aujourd’hui à franchir les Alpes pour atteindre le parc des salles françaises – ceux de Nanni Moretti en tête – le festival d’Annecy est l’occasion de découvrir un versant du cinéma européen contemporain trop peu distribué chez nous. Cette année, les œuvres qui nous auront ainsi marquées s’intitulent Checkpoint Berlin, Faith, Tout doit disparaître, Padrenostro ou bien encore I Predatori, lesquelles auront pu bénéficier de la nouvelle forme numérique du festival pour ne plus toucher seulement le bassin annécien, bien proche de la frontière italienne, mais l’intégralité des territoires français et suisses sur lesquels était accessible la plateforme. Un mal pour un bien donc. Et nous souhaitons à ces œuvres de trouver par la suite, le chemin de nos salles obscures.
Deux petits mondes en lutte : Puntasacra (Francesca Mazzoleni) et Faith (Valentina Pedicini)
Parmi les huit longs métrages à avoir été sélectionnés en compétition cette année, se sont glissés deux documentaires : Puntasacra et Faith. Le premier, bien qu’il ait rencontré les faveurs des différents jurys en remportant à la fois le prix de la meilleure réalisation et l‘Art Cinema Award de la CICAE, nous aura quelque peu déçu dans sa manière de traiter son sujet. Le film s’intéresse au petit quartier d’Idroscalo di Ostia, situé en périphérie de Rome entre l’embouchure du Tibre et la Méditerranée, pris en étau par ces deux étendues d’eau qui menacent de l’engloutir à chaque crue ou tempête. La petite communauté qui habite les lieux doit également faire face à une municipalité romaine vorace, qui profite de chaque intempérie pour grignoter toujours plus de terrain sur le quartier, et étendre ainsi le port de plaisance de la capitale. Le sujet en soi mérite que l’on s’y attarde, et l’on aurait souhaité se sentir embarqué dans le combat au côté des habitants. Mais la lutte est trop peu représentée à l’écran, enterrée sous la beauté picturale d’une photographie crépusculaire bleutée, comme si la dernière attitude possible face à l’agonie de ce petit monde serait d’en contempler la fin. N’émergent de cette nostalgie résignée que quelques moments portés par la force des habitants, comme lors d’une séquence montrant un jeune rappeur du quartier qui depuis sa chambre, chante haut et fort son indignation face à la situation. On retrouve ainsi de faibles soulèvements épars, qui ne suffisent cependant pas à faire jaillir toute la motivation de ceux qui défendent ce territoire menacé. Trop peu pour nous enrôler dans leurs troupes.
Nous y aurons préféré Faith, qui partage avec Puntasacra la mise en avant d’une communauté déterminée, tout en mobilisant une certaine beauté picturale. Mais l’interaction entre sujet et esthétique y prend un tout autre poids. Ce deuxième documentaire porte ainsi à l’écran une secte italienne bien singulière, constituée d’anciens champions d’arts martiaux réunis dans un monastère, où l’on s’adonne à une vie rigoureuse hybridant religion chrétienne et entraînements sportifs intenses. Les membres du groupe, adoptant pour la plupart des tonsures comme les moines Shaolin ou une forme de chonmage à l’instar des guerriers samouraïs, s’engagent par leur dévotion à combattre le mal. Le regard cinématographique porté sur ce groupe sectaire, dont la bizarrerie réside dans l’association peu commune de concepts chrétiens, de pratiques bouddhistes et de sports martiaux, aurait pu poser problème sous l’œil d’un metteur en scène un peu trop enclin au jugement, voir même virer à la condescendance. Rien de tout ça dans Faith, qui est au contraire porté par la bienveillance de sa réalisatrice Valentina Pediscini, laquelle tire de cette communauté un portrait bien plus subtil. À la manière de la photographie du film, qui adopte un noir et blanc stylisé aux forts contrastes, les évènements qui se déroulent au sein de ce monastère se compensent les uns les autres en maintenant un équilibre constant. Si l’on trouve ici et là des séquences d’entrainements où les participants poussent leur corps à l’épuisement sur de la musique électro survitaminée, enchaînant frénétiquement exercices de musculation et combats contre sacs de frappe, elles sont instantanément contrebalancées par d’autres beaucoup plus intimes. On y retrouve les mêmes corps, s’entremêlant tendrement en couples, dans de splendides étreintes clair-obscures qui ne sont pas sans rappeler celle avec laquelle Alain Resnais ouvrait Hiroshima mon amour (1959). De même, l’austérité des prières où l’on récite le Notre Père se voit contrebalancée par des moments de jeux, avec les enfants qui peuplent eux aussi la communauté. Et l’intérieur clos du monastère n’empêche pas la caméra de s’aventurer à l’extérieur, lors de séquences de jardinage ou de cueillette sauvage rythmées cette fois-ci par la musicalité champêtre de la nature environnante. C’est donc sans cesse la logique du ying et du yang qui prime, chaque ambiance étant compensée à un moment ou à un autre par son opposé, dans un souci d’équilibre. À la manière du noir et du blanc, qui doivent coexister au sein du cadre pour produire les images du film.
Mais on n’oublie pas pour autant d’exprimer le repli sur soi de ces individus, qui ont tout de même fait sécession avec le monde qui les entoure, afin d’inventer leur propre univers autonome. C’est ainsi qu’il faudrait comprendre le fort vignettage qui caractérise également la photographie, entourant les protagonistes d’un cercle noir aux limites diffuses. Ce motif esthétique renvoie tout d’abord à la forme de l’objectif de la caméra, œil de judas qui nous permet de porter un regard sur ce microcosme fermé sur lui-même. Mais il évoque également le mythe fictionnel qui conditionne ce cloisonnement : la présence des ténèbres, qui entoureraient la communauté. C’est à la fois une menace encerclant les protagonistes, prête à les engloutir, et une frontière qui délimite leur groupe tout en forgeant sa cohésion. En effet, c’est bien la crainte de l’ombre environnante qui unifie la secte, dont tous les individus sont rassemblés pour combattre le mal, comme le montre une séquence nocturne flirtant avec le fantastique. On y découvre une réunion lors de laquelle le gourou se sent affaibli, situation face à laquelle ses disciples concluent qu’il faudra veiller jusqu’au petit matin pour préserver le monastère d’une attaque imminente. Les guerriers garderont ainsi les lieux toute la nuit, armés de flambeaux, prêts à en découdre avec les ombres. C’est donc bien à cette croyance commune d’un combat noble contre les ténèbres que le monastère doit son intégrité, manifestation de la fiction comme structure de la communauté, ce que l’on retrouve dans les rites quotidiens. Aussi lorsqu’une jeune femme est désignée pour s’entraîner et devenir guerrière, c’est sous la directive de cartes magiques auxquelles on prête un pouvoir de décision, comme si elles devenaient elles aussi personnages. D’ailleurs, c’est au rythme du « Comme un homme » de Mulan (1998, Barry Cook et Tony Bancroft) que le gourou fait naître la détermination chez une de ses élèves, lors d’un entraînement où il lui demande de chanter le titre – preuve du rôle que joue la fiction dans le quotidien de ces moines. Mais le film se met là encore au niveau de son sujet : la composition des plans est telle que l’on se demande souvent quel rôle y joue la mise en scène, et l’on accepte finalement d’être en incapacité de distinguer le pris sur le vif de l’agencement réfléchi. À l’instar des membres de la secte, nous sommes nous-même amenés à assimiler le vrai et le faux sans distinction. Ce qui ne menace en aucun cas l’équilibre de la communauté, ni celui de l’expérience spectatorielle. Et puis les croyances constitutives de ce microcosme autonome sont-elles vraiment moins objectives que celles qui régissent notre réalité ?
Romain
La baie aux fantômes – Puntasacra (2020) – Francesca Mazzoleni
Non loin d’Ostie, une petite ville côtière meurt, bientôt emportée par la mer, détruite par un gouvernement sourd. Une vaine révolte est menée par les quelques familles qui ont refusé d’abandonner leurs habitations. Dans un récit au chapitrage convenu, marqueur d’un académisme alimenté par l’utilisation trop récurrente de musiques d’ambiance, Francesca Mazzoleni donne la voix aux spectres qui animent cette cité abandonnée, aux rues sales et délabrées. Ces ectoplasmes, ce sont bien évidemment les habitants de l’Idroscalo d’Ostie, et notamment les femmes, adolescentes à l’ambition morte, comme des personnes âgées aux valeurs fossilisées, souvent filmés dans un clair-obscur les ramenant au royaume des ombres. Transparaissent alors, par les paroles de ces « beaufs » dans des fêtes populaires où ça chante faux et ça danse mal, d’autres fantômes : celui d’un Pasolini assassiné sur la plage d’Ostie, d’un idéal communiste appartenant à un temps lointain, d’une révolution impossible.
Lucas
La « Célibattante » napolitaine – Rosa Pietra Stella (2020) – Marcello Sannino
Il était une fois Carmela, héroïne d’un film qu’on a déjà tous vu vingt fois, dans lequel une mère qui n’a plus rien se bat pour donner une vie décente à son ou ses enfants, en l’occurrence sa fille Mari. Mais, contrairement aux tropes habituels de ce genre de récits, où le destin s’acharne sur la pauvre femme, notre protagoniste est ici très antipathique, erre dans Naples en fumant ses cigarettes et autres joints, et enchaine petit boulot sur petit boulot plus ou moins légaux parce qu’elle ne veut pas s’enfermer dans un train de vie routinier, comme sa mère et sa sœur, qui selon elle vivent la même journée chaque jour. L’interprétation parfois bancale attise difficilement la compassion du spectateur sur ce personnage. On aurait été plus à l’aise si ce récit, certes convenu mais pourtant pas dénué de qualité d’écriture (les transitions entre les scènes se font sans détour, et le film ne souffre pas de lourdeurs scénaristiques inutiles), avait été construit du point de vue de la victime du long-métrage, à savoir l’enfant, Mari. De cette manière, peut-être, un semblant d’émotion se serait-il dégagé de cette tentative de drame napolitain.
Lucas
Keep It Simple – Simple Women (2020) – Chiara Malta
Un petit détail peut nous faire sentir proche de notre idole. Pour Federica, épileptique comme Dostoïevski (ce qui nous est aussi rappelé dans l’abyssal Lux Aeterna, de Gaspar Noé), la crise subie par Elina Löwensohn à l’écran, dans Simple Men d’Hal Hartley, a catalysé les émotions de son adolescence. Adulte et réalisatrice, c’est cette même Elina Löwensohn, actrice alors sur le déclin, renvoyée à des rôles de figuration dans des séries commerciales, que Federica va croiser au détour d’une ruelle romaine. Les femmes passent alors la journée ensemble, se découvrent, ce qui donne à notre protagoniste l’envie de réaliser un film sur la vie de son idole. Simple Women suit le tournage compliqué de ce film fictif, I’m not an american actress, où la cohabitation entre les deux femmes devient de plus en plus impossible, Elina s’avérant être désagréable voire humiliante, notamment lorsqu’elle s’amuse de la jeune réalisatrice en l’imitant. Le film, d’abord simple et sobre, sans recours inutile au grandiose, amplifie à peine plus le caractère catastrophique du tournage, auquel on veut absolument nous faire croire. Il ne nous est donné à voir qu’une création cinématographique parmi tant d’autres, sans difficultés paraissant exceptionnelles ou insurmontables. Si bien que le film essaye de se relancer par un dernier quart d’heure se voulant lynchéen, une plongée dans la psyché de Federica, comme une recherche désespérée d’un twist aguicheur. Mais cette tentative de complexification se révèle finalement assez vaine. La simplicité du film se suffisait à elle-même.
Lucas
Nous avons également pu voir quelques rétrospectives cette année, dont la nouvelle version restaurée des Nuits de Cabiria de Federico Fellini (1957), diffusée en salle. Mais la sélection la plus conséquente fut celle consacrée au réalisateur Corso Salani, qui regroupait sur la plateforme en ligne quatre de ses films. Un peu plus connu en tant qu’acteur, Salani eut une carrière de réalisateur prolifique avec une vingtaine de longs métrages à son actif, bien qu’il mourût prématurément à l’âge de 48 ans lors d’une promenade dans le quartier d’Ostie, non loin de la tombe de Pasolini (cf. Puntasacra). Mal distribué, peu représenté dans les festivals avec de rares sélections notables au cours de sa carrière – celle d’Imatra à Locarno en 2007, reparti avec le prix spécial du jury dans la catégorie « Cinéastes d’aujourd’hui » – le cinéma de Salani est pour l’instant peu connus du grand public, et ses films restent donc à exhumer des limbes de l’Histoire du septième art. On peut saluer l’ambition dont a fait preuve l’ACI en mettant ainsi ce réalisateur de l’ombre à l’honneur, via une rétrospective qui entendait lui rendre hommage à l’occasion des dix ans de sa disparition. Certes, quatre films ne suffisent pas à donner une vision exhaustive d’un travail aussi conséquent que celui de Salani. Mais cette sélection aura déjà eu le mérite de nous offrir une porte d’entrée vers ce cinéma rarement mis en évidence.
C’est donc avec curiosité que nous avons abordé cette rétrospective, qui regroupait entre autres deux opus de la série Confini d’Europa, que Salani réalisa entre 2006 et 2007. Cette dernière se compose de six documentaires d’une cinquantaine de minutes, fonctionnant tous selon le même principe : chaque épisode porte le nom d’un village européen situé loin des grandes capitales, décrit par une caméra qui y suit les pas d’un personnage féminin. C’est ainsi que le troisième épisode Imatra part explorer la bourgade éponyme finlandaise, située à la frontière russe. En suivant Blanca, la caméra s’aventure dans les lieux principaux du bourg comme la mairie ou l’aciérie, fleuron de l’industrie locale. Yotvata, dernier film de la série, fait quant à lui exception à la règle européenne en s’intéressant à une ville israélienne, limitrophe de la Jordanie. Organisée en Kibboutz – communautés indépendantes et égalitaires formées autours de principes communs – le village nous est cette fois-ci présenté en suivant les démarches de l’actrice Eliana Schejter, qui tente d’intégrer la communauté. Le cinéma de Salani est donc d’abord un cinéma des angles morts, partant à la découverte de zones géographiques peu représentées par les différents médiums, souvent perdues entre deux mondes – l’Europe et la Russie pour Imatra, Israël et la Jordanie pour Yotvata – mais qui portent de ce fait les traces des grands évènements historiques. C’est ainsi qu’à Imatra, la proximité avec la Russie convoque la mémoire de l’ex-URSS, à travers les récits d’habitants qui relatent par exemple l’inversion des échanges frontaliers selon la période historique, dépendants du coût de la vie dans les deux pays limitrophes et de leurs offres d’emplois. De même lorsque Yotvata nous ouvre les portes de ses armureries remplies de M-16, le traité de paix signé avec la Jordanie treize ans auparavant semble plus fragile que d’apparence. Les habitants de la communauté apparaissent dès lors comme l’avant-poste de la défense Israélienne, aidés par le gouvernement dans leur militarisation.
Mais Salani ne semble pas porter de jugement sur cette facette martiale de Yotvata, faisant au contraire preuve de bienveillance en traitant cette séquence de la même manière que les autres instants du film. On y découvre alors une population heureuse et prospère, dont la petite échelle pousse chaque habitant à faire communauté avec les autres, que ce soit dans les instants de travail ou dans ceux consacrés aux loisirs. Il s’agit simplement de mettre en lumière une autre manière de concevoir le quotidien, qui n’est rendue possible que par la taille réduite du lieu et sa position isolée, loin de la frénésie de Tel-Aviv, du capitalisme. De même bien que peu de choses se passent à Imatra, la ville n’est pas dépeinte comme un endroit ennuyeux, qui serait victime de son isolement. On est loin du documentaire de Luc Moullet sur la ville de Foix (1994), qui détournait avec humour le format du film publicitaire touristique, pour dresser un portrait caricatural de la petite ville ariégeoise. Alors que Moullet prenait un malin plaisir à mettre en évidence les disfonctionnements du village et son manque de dynamisme, Salani embrasse quant-à-lui la fixité hivernale d’Imatra pour insuffler une quiétude reposante à son film. Les extérieurs enneigés, les routes presque désertes, les terrasses peu animées… ne font pas du village un lieu où l’on s’ennuie, mais où l’on se rend en quête d’apaisement.
C’est aussi ce que révèle la part la plus écrite de ce documentaire, qui mêle aux faits réels la relation fictionnelle entre Blanca et le réalisateur, interprété par Corso Salani lui-même. Originaire d’Espagne, Blanca s’est en effet réfugiée à Imatra en quête de calme, après sa rupture tumultueuse avec le cinéaste. C’est sur cette relation que commence le film, en installant un ping-pong entre les images que Corso envoie à celle qu’il tente de reconquérir, et les réponses très critiques de cette dernière qui, en voix-off, démonte chaque choix artistique des documents qu’elle reçoit. Corso Décide alors de la retrouver à Imatra, sous le prétexte d’un documentaire de commande à réaliser sur la petite ville. C’est donc par l’intimité de ses personnages que Salani aborde le lieux, partant de leur relation amoureuse terminée pour mieux capter l’atmosphère dans laquelle ils se retrouvent. Et Imatra vient effectivement apaiser les tensions, le dialogue entre Blanca et Corso se rétablissant peu à peu sous l’effet de la tranquillité qui y règne. Le calme est aussi ce que recherche la protagoniste de Yotvata, qui fuie la frénésie et la démesure de Tel Aviv, en quête d’apaisement et de relations humaines plus étroites. C’est ainsi que son parcours initiatique dans le Kibboutz devient l’outil mobilisé par Salani pour en capter les singularités. Les interrogations, les doutes et l’enthousiasme d’Eliana, viennent là encore se superposer aux images documentaires recueillies sur place, pour constituer une cartographie émotionnelle de Yotvata. Dans une ville comme dans l’autre, Salani emprunte ainsi l’intimité de personnages fictifs pour dresser le portrait documentaire des lieux, dont il fait ressortir à la fois les caractéristiques factuelles et d’autres plus abstraites, de l’ordre du ressenti.
C’est aussi là que réside la bienveillance de son cinéma : le documentariste n’a pas envers le lieu une posture surplombante, sa vision passe au travers de regards humains, d’individus qui s’immergent dans une ville au même titre que les autres habitants. C’est peut-être même d’amour dont il est question, l’attirance que les personnages éprouvent pour les villes dans lesquelles ils choisissent de s’installer infusant le point de vue du film. Et la relation amoureuse semble également être celle qui relie le cinéaste à ses personnages, ce qui est tout le propos de son dernier court métrage Tracce (2007). Reposant sur le principe du montage parallèle, Tracce met en relation deux séries de plans. La première se compose de films de famille, tournés par le père du réalisateur en pellicule 8mm ; la seconde est quant-à-elle constituée d’images filmées en vidéo par Corso Salani lui-même, mettant en scène un personnage féminin fictif. La famille et le film amateur d’un côté, ce cinéma d’artisan et les acteurs de l’autre. Le tout lié par une musique extradiégétique et regroupé dans un montage dialectique, qui contribuent à établir une relation entre les deux régimes d’images. « Je me demande si même mon père, en me filmant avec ses Super 8, a ressenti la même affection pour moi, la même passion, le même lien, incompréhensible et profond, qui me lie aux personnes ou aux personnages que je filme » selon les termes du réalisateur. C’est donc d’un amour bien spécifique dont il est question, plus vraiment familial du fait de la présence de la caméra, mais peut-être d’un amour cinématographique qui lie le filmeur à son sujet. Un concept que l’on retrouve dans la manière de représenter les acteurs.
Dans Tracce, Imatra ou Yotvata, Salani filme les corps lors de longues séquences contemplatives, qui leur sont entièrement consacrées. C’est avec un autre film que cette esthétique atteint son paroxysme, dans le long métrage Mirna que Salani réalise en 2009. Mirna est une jeune habitante de Buenos Aires, où elle travaille dans un kiosque comme vendeuse. La capitale, trop grande et agitée, fait naître en elle le désir de partir s’installer au cœur des Andes, dans un endroit qu’elle a traversé autrefois lors d’un voyage, sans se rappeler de son nom ni de sa localisation exacte. On retrouve donc là les thèmes principaux de Confini d’Europa, soit la fuite des grandes villes agitées, et l’attraction grandissante éprouvée pour le calme des territoires perdus. Mais ces thèmes perdent ici l’ascendant face à un amour beaucoup plus puissant, qui lie le personnage à la narratrice. Alors que la voix de Mirna se fait rarement entendre, celle de Monica prend tout l’espace sonore, relatant en off les souvenirs de la relation lesbienne que les deux femmes ont entretenue peu avant le départ de Mirna, qui avait déjà pris sa décision de quitter la capitale lors de leur rencontre. Les deux personnages sont séparés : l’une vit son voyage au présent, son corps habitant le cadre de l’image, tandis que l’autre reste tournée vers leur relation passée, simple voix dans la bande son.
C’est l’esthétique visuelle qui fait le lien entre les deux, l’amour de Monica venant s’exprimer dans la manière dont Salani filme Mirna. La caméra dévore l’actrice du regard, la contemple sans relâche, elle n’en perd aucune miette en la filmant sous tous les angles et par toutes les échelles de plans. Il faut embrasser le corps de Mirna plan après plan sans laisser au hors-champ le moindre grain de beauté, la moindre mèche de cheveux, ni les attitudes ou la démarche, les sourires, les regards… et c’est ainsi que l’amour cinématographique du réalisateur pour son sujet véhicule celui plus intime de la narratrice pour le personnage, qui veut en garder un souvenir intact et exhaustif, sans angle mort. On retrouve ainsi dans la manière dont Salani filme les corps la même logique que celle avec laquelle il entend représenter le monde, jusqu’aux confins de ce que l’image en connait. Chaque œuvre mettant en scène un lieu et un corps qui l’habite, comme s’il y avait autant de villes à découvrir que de corps humains à contempler. Et si l’un prend parfois le dessus sur l’autre, tous les deux doivent être montrés avec le même amour de cinéaste, total et inconditionnel.