Winter Brothers, Hlynur Palmason (2017)
L’affiche de Winter Brothers, avec ses deux personnages, un foulard attaché autour du nez et de la bouche, rappelle celle du Fils de Saul, de László Nemes. La ressemblance entre les deux films ne s’arrête pas là. Le milieu décrit dans Winter Brothers semble concentrationnaire : une usine dans une carrière de calcaire, des conditions de travail effroyables, des ouvriers qui vivent dans des baraquements non loin de l’usine et, tout autour, des bois enneigés. La bande-son, très travaillée, à partir de sons électroniques mais également de bruits de métal, de rouages d’usine, d’échos gutturaux, renforce cette impression d’enfermement. Une tension constante émane de cet environnement visuel et sonore.
L’image, argentique, granuleuse, faite de teintes froides, de plans fixes, capte le quotidien d’Emil et son frère Johan. Elle dresse le portrait de tous les protagonistes du film : le patron aux pratiques mafieuses, les ouvriers patibulaires aux regards déterminés. Elle fait l’état des lieux de cette usine perdue au milieu de nulle part, où les hommes s’en vont sous terre casser de la pierre dans l’obscurité, leurs gestes simplement éclairés par leur torche attachée à leurs casques de mineurs. La caméra suit de près Emil, qui fabrique et vend de l’alcool frelaté à partir de produits chimiques volés dans les locaux de l’usine. Il le vend en douce à ses collègues. Mais l’un d’eux est intoxiqué, sans doute pour en avoir trop bu. Emil est alors accusé. Déjà mis à l’écart par son asociabilité, il se confronte aux hostilités de la famille du malade et aux menaces musclées de son patron.
Emil est un gars obstiné : sommé de partir, mis à la porte, il s’entête, il revient, de son air maladroit, le regard hésitant, attentif aux réactions de son interlocuteur. Il ne cherche pas la relation amicale. Ses conversations sont courtes. Il s’en tient au travail et à la vente sous le manteau de son breuvage artisanal, moyen de s’offrir un peu de confort, le sien étant rudimentaire. Même avec son frère, il y a une défiance palpable, un jeu d’imitation et de confrontation, un jeu de garçons, à celui qui pissera devant l’autre pour marquer son territoire. Son seul réconfort, Emil le trouve dans les vidéos d’entraînement au tir qu’il regarde depuis qu’il s’est procuré un fusil de soldat chez un client endetté. Il s’entraîne donc face à l’écran, adopte les postures, la rigueur et la rigidité militaire pour être prêt un jour, au cas où les menaces de ses collègues et, plus largement, de son environnement tout entier, dépassent les limites du soutenable.
Ainsi, Emil pourrait paraître un peu dérangé, idiot, aveuglé. Mais il doit être animé par une force cachée pour pouvoir vivre ainsi depuis cinq ou sept ans, comme il le dit, et se projeter pour la même durée dans son quotidien d’ouvrier et d’artisan distillateur. Emil est surtout amoureux de sa voisine, jeune femme parachutée dans ce milieu hostile et masculin. Avec elle, il est tout aussi maladroit qu’avec les autres. Mais ce sera la seule à lui laisser une porte ouverte.
C’est dans un quotidien brutal que ce personnage inadapté s’efforce de se faire une place, et les activités illicites auxquelles il a recours assurent sa subsistance. Son univers se restreint à l’usine et ses proches alentours, à la forêt dans laquelle il peut courir et s’évader, à son chez-soi où il peut s’enfermer dans ses rêves de soldat, nourri par une envie de vengeance, et par son désir frustré ressenti à l’encontre de sa voisine. Emil a un monde intérieur riche, fait de magie et de tours de passe-passe, qui se cogne à la rugosité des êtres rustres qui l’entourent.
Seul son frère le comprend, le protège, mais les deux hommes convoitent la même femme. Elle, qui semble peu attiré par les avances de Johan, bien qu’elle y cède et y prenne plaisir, s’amuse des maladresses d’Emil qui lui pique sa petite culotte. Finalement, c’est elle qui s’avancera vers lui. Quand la menace s’éloigne d’Emil, elle vient entourer son frère parti seul travailler à la mine.
Le film s’arrête sans donner de réponses sur cet hiver et cette obscurité qui semblent sans fin, et auxquels les deux frères font face à leur manière. Ils côtoient la misère mais ne s’en offusquent pas. Ils appartiennent à cet enfer de l’hiver, du calcaire blanc qui recouvre leurs faces et leurs vêtements, qui bouchera progressivement leurs artères. Ni résignés, ni l’échine courbée, ils vivent un quotidien qui balance entre élans d’amour et de fraternité, bribes de fantaisie, actes de résistance et de survie. Face à ces Winter Brothers, tout un système qui les cloue sur place : déterminisme, exploitation. Dans ce qui est donc un film social qui transpire l’enfermement, les élans poétiques sont des tentatives d’évasion par la pensée mais aussi la magie, et la complicité d’une voisine amie.