When people say you’re not my kind, and that your clothes are out of line, and that your hair isn’t combed all the time, you’re not real pretty but you’re mine.
Comme Barry et Lena dans Punch-Drunk Love (2002), Gary et Alana sont des personnages périphériques, seuls contre le monde. C’est pourquoi la concrétisation de leur idylle ne pourra se faire qu’à partir du moment où ils accepteront les codes de la société comme une illusion qu’il convient de rejeter.
Leur histoire d’amour débute par un premier empêchement, qui irriguera tout le film, celui de l’âge – comme une blague, elle lui dit qu’elle a 25 ans et qu’il en a 12. Il la corrige, il en a 15. Aux yeux de la société telle qu’Alana se la figure, cette relation potentielle n’est pas acceptable. Pourtant, cette même société dont elle s’échine à respecter les codes nous est montrée comme construite autour du culte de l’image et de l’illusion. Les adultes travaillent tous dans la communication et le monde du spectacle – à l’opposé de cette utilité qu’Alana déplore ne pas avoir – et veulent imposer leurs valeurs, alors même qu’ils abandonnent leurs enfants qui se débrouillent très bien sans eux. Dans ce monde irresponsable où les lumières peinent à cacher les parts d’ombre – citons Jon Peters et son complet blanc, coiffeur illuminé hilarant mais ultra violent, accro au sexe et au pouvoir – et où la crise guette – “It’s the end of the world Greggo” criera Garry à son frère alors que des dizaines de voitures font la queue pour trouver de l’essence -, les deux figures centrales cherchent à se positionner et, en somme, à se retrouver. Lorsque Alana découvre l’homophobie de la société qui empêche le conseiller Wachs de vivre sa vie, elle courra retrouver Gary. Lorsque Gary sera confronté à la réalité de la vie d’adulte et ses implications, cet éternel enfant fera de même. En dépassant les règles arbitraires du monde extérieur, les personnages peuvent enfin vivre leur amour et, au final, s’émanciper.
Ce coming of age sur fond de 70’s en crise est entre deux âges, à l’instar de Gary, adolescent de 15 ans qui se prend pour un adulte et de Alana, jeune adulte qui culpabilise d’être trop adolescente. En fait, Paul Thomas Anderson sait qu’il fait un film romantique se passant dans une époque idéalisée et plus que jamais revenue à la mode au sein des productions contemporaines. Si le cinéaste maîtrise vraiment son œuvre, c’est précisément parce qu’il a conscience non seulement de ce qu’il propose – une comédie romantique – mais aussi de ses effets sur les spectateurs.
Gary et Alana savent ce qui les attend, le premier prophétisant leur mariage, lequel arrivera métaphoriquement à la fin du film au détour d’un changement de nom énoncé à haute voix : Alana Kane deviendra Alana Valentine. Parce qu’une histoire d’amour ne peut finir autrement, Paul Thomas Anderson nous prévient de la suite de l’intrigue, fait prendre conscience au public que oui, tous les clichés et les codes seront réutilisés et respectés. Lorsque Gary se rend au Tail’O Cock alors que Alana est attablée avec Jack Holden (Sean Penn), il déclare que « l’intrigue se corse » à Henry, son fidèle serveur, comme si tout ça n’était au final qu’une histoire en train de se faire et de se raconter. « But the film is a saddening bore, Because I wrote it ten times or more, It’s about to be writ again » comme le chante Bowie dans Life on Mars ?, musique éculée qui participe à alimenter les clichés et les codes du genre tout en les (d)énonçant.
Licorice Pizza embrasse également la grande histoire, celle de la société mais aussi celle du cinéma américain, d’où la présence de Jack Holden, cascadeur fou et acteur hors sol obsédé par ses rôles d’antan, qui ne pourrait être aussi drôle s’il n’était pas interprété par un Sean Penn qui, dans l’esprit des spectateurs, est également une gloire passée du cinéma américain et ses films de guerre. Lors de sa discussion avec Alana, il ne parle qu’en faisant des références, l’appelle Grace Kelly, mélange ses rôles avec la réalité, forçant la jeune femme à lui demander si ce ne sont que « des répliques ou la réalité » comme si le dialogue était impossible dans cette société de la starification. À ce niveau, le seul acteur sincère du film n’est autre que Gary, justement parce qu’il n’est ni connu, ni reconnu, mais à l’écart.
Ces éléments convergent vers un même point, l’intelligence de Paul Thomas Anderson, qui rappelle que l’on ne peut plus faire un teen movie romantique se déroulant dans les années 70, soi-disant insouciantes, autrement qu’en prenant du recul et en ayant conscience que l’on fait un teen movie romantique se déroulant dans les années 70.
Our love is alive, and so we begin, foolishly laying our hearts on the table, stumbling in.
Pour filmer cet amour naissant, Paul Thomas Anderson fait le choix de montrer des corps se dérobant l’un à l’autre, sans cesse en mouvement. Il est évident qu’une relation amoureuse se construit toujours à deux mais il s’agit pour le cinéaste de démontrer cette évidence. Dès le début du film, Gary fait remarquer à Alana qu’elle répète tout deux fois, comme un signe annonciateur que tout doit se conjuguer à deux. Cette conjugaison indispensable et annoncée ne se fait pas instantanément mais emprunte des sentiers qui bifurquent, ceux de la ville californienne à la géographie étrange qui se calque sur les fluctuations émotionnelles des futurs amoureux.
Lorsque Gary est arrêté par la police alors qu’il discute avec Alana – symptôme d’une société qui refuse leur relation voire nie l’identité de Gary qui est confondu avec un autre adolescent –, il est conduit au poste et menotté dans le hall. S’ensuit une course de la jeune femme à travers la ville pour retrouver le commissariat et son amour disparu. À l’action des policiers qui vient contrarier leur flirt naissant, Alana et Gary opposent leur propre mouvement en survolant les rues au rythme de But you’re mine après la libération de l’adolescent, comme pour se réapproprier leur relation et, dans le même temps, marquer leur territoire – la légèreté des sentiments se conjuguant avec une course effrénée à travers la ville qui prend les allures d’une valse.
Par le rythme et l’omniprésence de la musique – caractéristiques des œuvres de Paul Thomas Anderson – Gary et Alana sont embarqués dans une danse à deux temps, tournant en rond l’un en face de l’autre, effectuant des pas de côtés. Les relations périphériques des personnages constituent ces contretemps qui viennent enrayer la danse ; l’amourette entre Gary et Sue ne mène nulle part, le rendez-vous d’Alana avec Jack Holden est particulièrement pénible pour la jeune femme, tout comme le dîner, hilarant, avec Lance qui se ridiculise face à ses beaux-parents en invoquant le Vietnam pour justifier son athéisme en pleine célébration de Shabbat. Ces sous-intrigues ne débouchent sur rien de concret, les relations sont dévitalisées dès le départ et placées sous le signe de l’incommunicabilité voire de l’incompréhension.
Ce n’est pas un hasard si le premier business de Gary et Alana consiste à vendre des matelas à eau, leur relation épouse les fluctuations d’un fleuve qui ne chercherait qu’à se jeter dans la mer mais se disperse ici et là. Le cinéaste intègre ces déviations dans ses images en faisant apparaître des ralentis, en changeant de focale d’une séquence à l’autre, notamment lors des retrouvailles finales, et en filmant des mouvements individuels qui ne souhaitent qu’une chose, se rattacher à d’autres. Quand Alana chute de la moto de Jack Holden, lequel ne connaît même pas son vrai nom, Gary s’éloigne de la foule en courant afin de venir la chercher – placé à gauche de l’espace, il s’élance vers Alana et croise la course folle de la moto qui, elle, fonce directement vers le groupe d’admirateurs de Holden réunis pour observer la cascade. Isolés mais ensemble, Gary et Alana tendent à se retrouver dans une seule et même image, loin du bruit et des acclamations stériles. Envers et contre tous.
Le commerce des matelas à eau deviendra finalement un commerce de flippers, soit un jeu qui peut également représenter l’instabilité, le flottement, à cette différence près que la balle est plus concrète que l’élément marin et, surtout, elle prend place dans un cadre.
Si Licorice Pizza regorge d’instants de flottement, le geste suspendu de Gary, qui s’empêche de toucher le sein d’une Alana endormie, est certainement un des plus beaux. Précédé d’un contact timide de petit-doigt à petit-doigt, en ombre chinoise, il nous murmure avec insistance : “regardez les mains”.
Celle de Brian dans le dos d’Alana – contact décuplé par la jalousie de Gary après que la caméra est passée derrière sa tête – Alana qui attrape l’épaule d’un Jack “William” Holden pour qui elle voudrait être “sexy”, John Peters qui se colle à la protagoniste et l’encercle de son bras. Gary, aussi, qui mène Sue, sa petite-amie d’un soir, dans un cagibi, la guidant de sa main, et qui se voit surnommé “le palucheur” par une amie d’Alana. Le sens du toucher ne semble appartenir qu’aux relations extérieures à celle de notre duo, qui lui préfère le regard. Loin de servir un propos moralisateur, le film acte l’empêchement relationnel par cette substitution, intensifiant de même la frustration des personnages et du spectateur. En nous montrant une palette de contacts qui ne mènent à rien, le film accentue l’importance de ceux qui comptent : l’embrassade-collision finale de Gary et Alana, leur premier baiser comme pour acter leur mariage, leur ultime course main dans la main où nous entendons Alana confesser son amour pour Gary.
L’intimité est d’abord ailleurs. Dans la collaboration, les projets, qui symbolisent un avenir conjoint. Dans l’inquiétude, qui fait naître la seule ‘autre’ embrassade du film, lorsque Alana retrouve un Gary injustement embarqué par la police. Dans le silence, au téléphone, sur la pelouse du golf, dans le camion en descente – interrompu par un aveu clair de Gary à Alana : « I trust you ». Toutes les proximités physiques alternatives ne sont que substituts temporaires du contact qu’ils désirent, comme Alana le prouve en embrassant par vengeance un inconnu, après avoir espionné Gary et Sue. Même lorsqu’elle tente de séduire Gary en se reposant sur son dos, il se dégage de son étreinte, explicitant que ce n’est pas par là qu’il faudrait commencer.
Le désir, lui, est porté par la musique – de Stumblin’ in dans l’avion, à Let Me Roll It après l’accident de moto – mais surtout par le regard. En isolant les visages par des plans rapprochés, qui font disparaître le monde, ou en laissant le temps aux yeux de parler quand les mots ne suffiraient pas, Paul Thomas Anderson nous permet de voir, et de vivre, ce qui ne se dit pas, ne s’explique pas, ne pourrait être réduit au langage. Sans verbiage, le cinéaste fait cinéma de ce qu’est l’amour. Sans le définir, sans le presser, sans le juger.
Le seul morceau original du film ne contient aucune parole. Il viendra raccompagner les protagonistes rentrant chez eux après leur premier rendez-vous, comme il les accompagnera le soir où ils se chercheront dans les rues et lieux qui leurs sont chers. Sans nous dire un mot, comme un regard.
Carla Llorente & Simon Pesenti