« We have to go back » : Lost et The Leftovers

Entretien avec Pacôme Thiellement à propos de Lost et The Leftovers.

Cet entretien avec Pacôme Thiellement porte sur deux séries télévisées américaines : Lost (2004-2010) et The Leftovers (2014-2017). Ces deux œuvres ont comme dénominateur commun Damon Lindelof, le créateur (showrunner) des deux productions. En 2004, le réalisateur J.J Abrams est à l’initiative de Lost. Il va à la rencontre de l’inexpérimenté Lindelof pour que celui-ci l’épaule dans l’écriture et la production de la série. Après les deux premiers épisodes, Abrams quitte le projet pour se consacrer à sa carrière de cinéaste et notamment à la réalisation du film Mission impossible III (2006) dont le tournage débute en 2005. Damon Lindelof devient le seul maitre à bord et part à la recherche de collaborateurs pour poursuivre à bien le projet, notamment en demandant de l’aide à Carlton Cuse, scénariste expérimenté qui travaillera sur les six saisons que compte la série.

Le point de départ de Lost est simple ; l’avion Océanic 815 s’écrase sur une île déserte et seuls quelques passagers survivent au crash. Tout au long de leur parcours, ils découvriront l’île, ses mystères et bien plus. Pour The Leftovers, la logique est sensiblement différente. Damon Lindelof est cette fois-ci à l’initiative du projet. Au départ, la série est une adaptation du livre Les disparus de Mapleton de Tom Perotta (également co-scénariste de la série) bien qu’elle dépasse l’oeuvre originale à partir de la deuxième saison. L’intrigue de The Leftovers est inverse à celle de Lost : un 14 octobre, 2% de la population mondiale disparaît. La série s’attache alors à suivre différents personnages trois ans après les événements du 14 octobre dans la ville de Mapleton. Là où Lost adopte le point de vue de ceux qui ont disparu, The Leftovers illustre ceux qui sont restés et qui doivent apprendre à (sur)vivre à l’événement.

Pacôme Thiellement a écrit Les mêmes yeux que Lost (2011) ainsi que The Leftovers, le troisième côté du miroir (co-écrit avec Sarah Hatchuel, 2019). Il a également participé à de nombreuses conférences sur les deux séries. Cet entretien propose un retour sur ces deux œuvres pour mieux visualiser leurs différences, similarités et enjeux.

Comment avez-vous découvert Lost ?

J’ai découvert Lost par ma compagne de l’époque. Elle aimait beaucoup les films que je lui montrais mais elle n’était pas du tout intéressée par les séries télévisées. Un jour, elle découvre par hasard un épisode de Lost et elle me dit que c’est une série qui l’intéresse et qu’elle aimerait beaucoup la regarder. Moi je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait être, je pensais que c’était seulement une série d’île mystérieuse, mais je vais quand même acheter le coffret de la première saison. C’était à l’époque où la deuxième saison était diffusée. En commençant la série, on voit tout de suite que c’est assez prenant en terme de narration, et le côté mystérieux fonctionne bien, mais ce qui va nous prendre complètement c’est le moment où on découvre la présences des « Autres » sur l’île (Ethan, Ron etc.). Il y avait d’autres choses aussi : Jack qui poursuit son père sur l’île et Locke qui compare ça à Alice et le lapin blanc etc. Tout ces éléments des premiers épisodes lancent vraiment bien la série. Puis, très vite, on se rend compte qu’on regarde les épisodes sans pouvoir s’arrêter et on enchaine avec la saison 2. A ce moment c’est absolument terrible parce qu’on s’endort devant les épisodes, on se réveille, et on les remet parce qu’on a vraiment envie de voir ce qu’il va se passer.

La saison 2 c’est vraiment ce qui va me faire rentrer complètement dans la série. La Dharma initiative dans les premiers épisodes ça me fait dire qu’il y a vraiment quelque chose de plus dans cette série, qu’on n’est pas seulement sur une île mystérieuse, que ce ne sont pas seulement des métaphores ou des allégories mais que ça va plus loin. Le contraste qu’il y a entre les flashbacks et la narration principale ça m’est apparu comme quelque chose d’incroyablement mystérieux et profond. D’un côté on a un monde complètement chaotique où se perdent les personnages et de l’autre une aventure sur une île qui peut être tragique mais qui est toujours empreint d’héroïsme, de beauté, de belle humanité, de puissance des sentiments. Je me souviens vraiment de l’état d’étrange émotion dans lequel j’étais quand je regardais les épisodes avec Locke qui est confronté aux mystères de l’île et, dans les flashbacks, aux manipulations de son père.

Lost a révolutionné la manière de raconter une histoire et notamment dans la place qui est laissée au spectateur. Vous aimez rappeler que le bouton sur lequel John appuie toutes les 108 minutes, afin d’éviter la fin du monde, dans le bunker de la saison 2, c’est comme le spectateur devant l’écran qui appuie sur sa télécommande pour relancer un épisode. Vous l’avez de suite senti cette relation qui se créait entre la série et le spectateur ou c’est venu après ?

Je crois que je l’ai senti en revoyant les deux premières saisons avant de voir la troisième. Pour moi, quand la troisième saison a commencé, c’était évident que le spectateur était investi d’un pouvoir dans cette série. Plus exactement, la série mettait en scène son pouvoir. Tout le programme de Lost, c’est de faire changer de perspectives aux spectateurs. Lost montre ce que les autres séries font mais, en le montrant, elle le fait à l’octave. Il y a plusieurs séries que j’adore évidemment mais j’ai l’impression de n’avoir été regardé par aucune comme je l’ai été par Lost.

Vous étiez comme Locke dans la première saison quand il dit : « « I’ve looked into the eye of this island, and what I saw….was beautiful. » après avoir vu la fumée noire.

Exactement ! Ou comme si on était les cobayes d’une expérience psychologique comme le dit Locke à Ecko dans la deuxième saison. Je sais que beaucoup de personnes qui regardaient Lost se posaient ces questions là. Il avaient l’impression que la série jouait avec eux, comme si elle était vraiment un jeu psychologique. C’est très étrange parce que Lost, en tant que série pour le spectateur, passe par tout les états que l’île a pour les personnages. On est sur une île mystérieuse, la question c’est de s’échapper, et pour le spectateur on est devant une série et on se demande comment ça va finir. Sauf qu’à un moment ce n’est plus ça la question mais plutôt : « qu’est ce qu’il y a à découvrir là dedans ? ». C’est pour cela qu’on peut être énervé quand les épisodes sont trop courts, non pas parce qu’on veut savoir la fin tout de suite mais parce qu’on aimerait passer plus de temps sur chaque lieu pour découvrir ce qu’ils cachent. On a l’impression que les personnages passent un peu vite devant des choses qui nous paraissent essentiels, notamment dans les différentes stations Dharma. Du coup, on a envie d’y retourner et ça c’est très bien mis en scène dans la série avec la trappe au début de la deuxième saison. C’est une astuce de scénariste géniale ! Locke veut y descendre mais Jack lui dit « non, pas ce soir ». On a attendu pendant longtemps de savoir ce qu’il y avait dans cette trappe et finalement on n’y va pas tout de suite ! C’est pour ça que beaucoup de spectateurs n’aimaient pas Jack mais c’est normal, c’est un personnage qui va contre le désir du spectateur.

Le fait que certains spectateurs aient rejeté Jack rappelle le malentendu qu’il y a eu avec la fin de la série. Vous écrivez dans Les mêmes yeux que Lost qu’à partir du « We have to go back » en fin de troisième saison, la série change complètement de logique et de perspective. On passe du flashback au flashforward. Et là, on retrouve l’implication du spectateur. Certains on tellement été submergé par les signes des trois premières saisons qu’ils n’ont pas réussi à accepter non seulement le changement de la narration mais aussi la fin de Lost.

Oui tout à fait. C’est assez extraordinaire parce que tout au long de son élaboration, Lost est avec son spectateur comme avec ses personnages. En fait, les spectateurs sont des personnages de Lost et ceux qui rejettent la fin sont encore dans la série ! Ils choisissent leur camp ! La coupure qui se fait au centre exact de la série en fin de saison 3 nous fait passer de l’autre côté du miroir. C’est une série qui a des effets de symétrie prodigieux et un système d’analogie avec le spectateur qui est infini. Le principe d’avoir une série sans centre réel, qui passe d’un personnage à l’autre, ça crée déjà un spectateur relativement décentré par rapport à ce qu’il regarde. Ça lui permet d’épouser plusieurs points de vue et il rentre très volontiers dans les oppositions Jack/Sawyer, Kate/Juliet etc. Le flashback aide à créer cette identification. A partir du moment où un personnage a son flashback, il cesse d’être un « autre ». Et à la fin de la série il n’y a plus d’autre à part peut être Richard. C’est lui qui a vécu le plus longtemps et finalement c’est lui le plus naïf. On voit un homme qui a vécu au XVIIIème et au XXème siècles donc on se dit qu’il a forcément une histoire et qu’il sait énormément de choses ! Et au final c’est juste l’histoire d’un homme à qui on a dit qu’il fallait protéger l’île. A ce niveau là, c’est une série qui est d’une intelligence remarquable sur la psychologie humaine. Et en même temps c’est ça qui a énervé les spectateurs c’est à dire qu’ils se retrouvent à la fin en se disant : « ah mais c’était que ça ? ». Mais oui c’était que ça ! C’est l’humain.

Quand vous parlez des flashbacks qui viennent en quelque sorte résoudre l’identité des personnages, qui ne sont plus des « autres » puisqu’on les connait, ça rappelle cette « crise de l’identité » qui traverse la série et que vous évoquez dans Les mêmes yeux que Lost. Et justement, est-ce que cette crise de l’identité n’est pas encore plus poussée dans The Leftovers où les personnages restent toujours « autre » ?

Oui bien sûr mais pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’île, donc les personnages n’ont pas de fonction. Jacob, dans Lost, il donne une fonction aux personnages, elle peut être décevante mais ça reste une fonction. « I got a job for you » comme il dit. Dans The Leftovers on n’a pas ça et donc, malgré les flashbacks, les personnages garderont une grande part d’opacité.

Je ne me l’étais jamais formulé comme ça mais en fait la rencontre qui se substitue à celle de Jacob dans Lost c’est la rencontre avec le Dieu de Matt dans la saison 3 de The Leftovers (S03E05). Je sais que beaucoup de spectateurs n’aiment pas Jacob, et je peux comprendre pourquoi, mais le Dieu de Matt il est absolument terrible ! C’est comme une révélation à l’envers. « C’est ce mec dont je vous parlais » comme il le dit à la fin de l’épisode. S’il y a une crise de l’identité dans Lost, il n’y a pas de crise de l’harmonie du monde, elle se déduit des désordres apparents. Dans The Leftovers il n’y a pas cette harmonie.

Dans le premier épisode de The Leftovers on entend la formule de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler il faut le taire ». Ça illustre bien la crise à laquelle vont être confrontés les personnages. Il va y avoir ce bouleversement des rapports entre savoir, certitude, croyance et foi. C’est Guillaume Bourgois, enseignant chercheur en études cinématographiques, qui évoque cet élément dans une conférence sur The Leftovers. Il dit que le savoir le plus fondamental (un être humain ne peut pas disparaître) est remis en cause dès le premier épisode. En fait, contrairement à Lost, on ne peut se raccrocher à rien, on ne sait plus rien, tout devient instable.

Il y a énormément de points communs dans l’écriture entre Lost et The Leftovers, même dans les systèmes de relation. Par contre, ce qui manque, on peut bien le chercher on ne le trouvera pas. C’est très curieux les signes dans The Leftovers parce que dans Lost il y en a énormément et ils peuvent tous être reliés à un système référentiel qui leur donne du sens. Les signes sont compris et ils passent. Quelque chose doit finir pour que quelque chose commence. C’est tout à fait audible et compréhensible. Au début, The Leftovers rejoue ça mais les signes perdent leur sens avant qu’un autre prenne le relais. En particulier le National Geographic qui est central dans la première saison mais qui, au final, ne renvoie à rien. The Leftovers reprend d’ailleurs des signes de Lost, des choses très simples, comme le puit, mais ils ne font plus sens parce qu’on est dans un monde profane qui fatalement ne peut pas atteindre le sacré. Dans ce monde, le temps démonétise les symboles. Tout devient indifférent. C’est une écriture qui est proche, avec des personnages qui le sont également, mais ça ne raconte pas du tout la même histoire. La différence de contexte fait que les personnages ne seront pas les mêmes. Dans Lost, l’île permet à Locke d’activer tout son potentiel par exemple. Dans le monde normal c’est un raté qui se fait marcher dessus alors que sur l’île c’est un chasseur. Il passe de berger à chasseur. C’est la même logique pour Ben ; professeur aigri et solitaire qui s’occupe de son père mourant dans le monde normal et sorte de mastermind, de chef, sur l’île.

Ben est aussi un grand arnaqueur. C’est ça qui est passionnant dans The Leftovers : les arnaques. A un moment on se demande si Damon Lindelof n’est pas un escroc. C’est une écriture de l’escroquerie. Le Dieu de Matt, John et Laurie qui reprennent le travail du voyant Isaac en saison 3 alors que John, en saison 2, chassait les « marchands du temple » de Jarden/Miracle etc. Ce sont tous des Charles Widmore, le grand escroc de Lost. Ces éléments participent à la crise de l’identité qu’on évoquait tout à l’heure.

Je suis tout à fait d’accord. Autant dans Lost, les personnages sont des arnaqueurs au nom d’un motif supérieur : la protection de l’île. Cet élément c’est le motif des motifs. On y croit ou pas mais la série nous dit que si on n’y croit pas on devient comme « l’homme sans nom » donc il vaut mieux y croire… Tandis que dans The Leftovers, le motif des motifs c’est la perpétuation du mensonge que tout continuera comme avant. C’est très problématique et troublant de voir comment les personnages évoluent. La saison 3 c’est le moment où ils deviennent tous des menteurs et vous l’avez bien dit : ceux qui traquaient les menteurs (comme John) deviennent des menteurs à leur tour. C’est un basculement systématique extrêmement troublant. Leur opacité morale est folle parce que Laurie elle a écrasé des Guilty Remnant en voiture, elle a tué des gens qui étaient comme elle un an plus tôt !

C’est fascinant ce que la figure des Guilty Remnant provoque chez le spectateur. C’est à dire la manière qu’a une société de se créer un dehors avec des personnes qui sont les siens. De ce dehors, Laurie peut faire ce qu’elle veut. Le nombre de fois où j’ai entendu des spectateurs de The Leftovers me dire : « Je ne peux pas saquer les Guilty Remnant ». Et dès le premier épisode, Kevin dit qu’on ne sait pas qui ils sont et la maire de Mapleton répond que si, on sait qui ils étaient. Ce sont des membres de leur communauté. Tout ça est incroyablement bien senti sur le devenir de plus en plus opaque du monde. Un monde de plus en plus incompréhensible ne va pas seulement provoquer des grandes radicalisations dans les modes de vie mais aussi une très grande intolérance vis à vis des choix que fait l’autre. Dans le premier épisode de la série, il y a un moment où les enfants se sentent observés, ils se retournent et il y a deux femmes en burqa. Je ne peux pas m’empêcher de voir dans la représentation des Guilty Remnant, qui traverse le récit, ce type de regard occidental sur les femmes en burqa. Malgré toute l’argumentation possible qu’on peut avoir avec ça. C’est la même logique dans le premier épisode de la saison 2 quand on a ce plan sur deux juifs religieux. C’est les seules fois où on a ce type de figure dans la série et, pour moi, c’est comme si elle nous disait : « Chez vous, c’est à ce type de choses que ça renvoie, vous les voyez un peu comme ça. ». La série parle de notre actualité. C’est Sarah Hatchuel qui avait mit ça en avant dans notre livre The Leftovers, le troisième côté du miroir en parlant de Greta Thunberg. Les discours de Thunberg c’est le discours de The Leftovers, elle ne fait que dire « vous le savez déjà, ce que je vous dis vous le savez ». C’est le « You understand » si important dans la série.

Il y a quelque chose de très étrange chez Lindelof, on le voit d’ailleurs dans Watchmen avec les masques et Black Lives Matter. Juste après le meurtre de Georges Floyd, Donald Trump démarre sa campagne à … Tulsa ! On regarde et on voit pleins de personnes masquées et là on se dit que c’est vraiment un épisode écrit par Lindelof !

La fiction rejoint le réel et on se perd.

On se perd parce que c’est là où on voit qu’une œuvre est vraiment inspirée. Lindelof fait certaines choses parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. A partir du moment où il convoque deux ou trois problèmes, le reste, s’il fait bien son travail, vient de lui-même et la série devient automatiquement visionnaire, prophétique. C’est comme si elle voyait en direct le regard qu’on porterait sur notre époque cinquante ans plus tard.

Les studios qui ont annoncé Lost voulaient une série post 11 septembre. Ce qu’on peut entendre par là c’est que c’est une série qui marque la fin de la croyance dans la destinée manifeste de l’Amérique. Lindelof est un showrunner américain d’après le moment où l’Amérique était porteur du destin du monde. Dans Lost c’est marqué par l’île qui ne dépend pas d’un peuple. Il y a le monde et il y a l’île qui se substitue au monde. D’ailleurs les américains ne sont plus américains sur l’île. Il y a ce passage magnifique dans la saison 3 quand Ben dit à Jack : « vous avez réélu Georges Bush ». C’est le premier moment où on entend l’actualité dans la série. Donc Ben n’est plus américain tout comme les personnages lorsqu’ils arrivent sur l’île.

C’est un peu la phrase de Jack à Kate dans l’épisode 3 de la première saison : « Nous sommes morts il y a trois jours ».

Exactement ! Et tout le monde sur l’île a le droit a une seconde chance, un nouveau départ. Tout ça c’est des éléments clefs qui nous permettent d’identifier d’où on parle. Quand on est dans Lost, on n’est déjà plus dans une fiction américaine. Dans The Leftovers, on est aux Etats-Unis mais dans un monde étrange et finalement on part de New York pour le Texas puis on termine en Australie qui est un non-lieu complet. C’est vide, il n’y a rien.

Vis-à-vis de Watchmen c’est très intéressant aussi par rapport à la question de l’Amérique. La série est encore plus désenchantée que les deux précédentes. Dans son parcours spirituel, Lindelof est passé de la foi (Lost), au scepticisme (The Leftovers) et avec Watchmen il est dans un athéisme radical. C’est la première série américaine, à ma connaissance, où on voit un père de famille dire à ses enfants qu’ils sont athées ! Et, en plus de ça, on est quasiment sur un cours qui va expliquer aux américains pourquoi ils en sont là aujourd’hui : on leur rappelle Tulsa, l’effort de guerre des afro-américains en 14-18 etc. C’est d’une très grande violence. A mesure que Lindelof est de plus en plus lucide et courageux politiquement il est en même temps de plus en plus désenchanté spirituellement et humainement. Il y a une très grande tristesse.

Et pourtant, il y a toujours ce motif de la blague. Vous écrivez que Lost est un mélange entre « écriture sacrée et narration moderne » et c’est tout à fait vrai. Mais dans The Leftovers, dès qu’il y a une apparition du sacré, il est désamorcé par une blague. Je pense notamment à la blague de Matt qui lui sert à accéder au bateau (S03E05). Cette histoire de curé avec une jeune fille vient complètement détruire le sacré alors qu’on sait que Matt respecte éminemment la fonction religieuse. Et dans le même épisode il va pourtant rencontrer Dieu …

C’est tout à fait vrai. Si le sacré disparaît entre Lost et The Leftovers, il est remplacé par une sorte de blague à tiroirs. C’est très intéressant et très significatif d’une continuité d’écriture, d’une vraie aventure de narration. Pour moi, le sommet de la blague c’est dans Watchmen et notamment dans l’épisode autour de Laurie Blake (S01E03). Elle raconte deux blagues qui sont imbriquées l’une dans l’autre et qui au final se rejoignent quand elle téléphone au Dr Manhattan. C’est comme une mise en abyme de la narration. On pourrait même évoquer le motif d’écriture dans l’épisode prouesse où Angela rencontre le Dr Manhattan (S01E08). Le titre de l’épisode est déjà un jeu de mot en référence au nom d’Angela Abar (« A God Walks Into A Bar »). L’ensemble fonctionne comme un défi de narration très prosaïque qui est d’aller draguer une fille en lui disant : « Tu vas voir, je vais te parler pendant une heure et ensuite on dinera ensemble ». Et il lui raconte la vie qu’ils auront ensuite… En terme d’écriture, c’est extraordinaire et bouleversant.

Et justement, en terme de récit, le Dr Manhattan est très important parce qu’il est en avance sur tout le monde, il sait tout de l’avant, du pendant, et de l’après. A ce niveau, il rappelle beaucoup le Desmond de Lost qui devient vraiment un personnage omniscient à partir de la saison 2 et la fameuse séquence où il tourne la clef dans le bunker (S02E24). A partir de là, il sait tout.

C’est ce qui explique pourquoi il devient le nouveau Jacob dans la saison 6. Pas sur l’île, ce n’est pas sa fonction, mais dans le monde des flash-sideways. Ici, c’est lui qui centralise les récits. Dans The Leftovers, il n’y a pas de Desmond ou de Dr Manhattan. Il n’y a pas un personnage qui a de l’avance sur le récit par rapport au spectateur et du coup on le cherche. Mais on cherche aussi le personnage qui serait l’étalon moral (dans Lost c’est Hurley). La première saison de The Leftovers ce n’est que des fausses pistes à ce niveau-là. Tout est écrit pour qu’on croit que c’est le père de Kevin Garvey qui a un coup d’avance, même dans la saison 2 on y croit encore quand il apparaît dans le monde des morts par le biais de la télévision. Par contre, l’étalon moral on ne le trouvera jamais… J’ai pensé à un moment que c’étaient les jumeaux, qui sont omniprésents dans la saison 1, mais ils ne reviennent pas ensuite donc à partir du moment où on ne les revoit pas c’est foutu !

C’est la profonde différence avec Lost. Dès le départ, The Leftovers nous dit qu’on n’aura pas les réponses et que ça ne sert plus à rien de chercher tellement il y a de fausses pistes. Le tueur de chiens de la première saison est très intéressant ; il est très présent et comparé à un ange gardien mais, finalement, on découvre que c’est quasiment un illuminé dans la saison 3. Le regard n’est plus guidé contrairement à Lost.

Tout à fait et c’est extrêmement perturbant. Dans la saison 2 de The Leftovers, les hallucinations de Kevin sont quand même considérées comme des visions alors qu’en saison 3 ce sont seulement des hallucinations d’un mec perdu. Le moment de crise se fait entre ces deux saisons. Il y a un désespoir radical qui est marqué par l’extermination des Guilty Remnant en ouverture de la saison 3 ; il n’y a plus rien à attendre d’un monde où on peut éliminer une population grâce à des drones. Et du coup les personnages mentent encore plus, ils sont obligés d’assumer un mensonge collectif encore plus gros et c’est très violent. On sait qu’ils ne croient pas que ce qu’il s’est passé avec les Guilty Remnant est un accident, mais ils ne peuvent pas vivre avec l’idée que le gouvernement a décidé d’exterminer une population indésirable, des membres de leur société.

Ils font tout pour ne pas voir. Dans Lost, Charlie a un tatouage sur le bras qui dit : « Living is easy with eyes closed ». Ça définit bien les personnages de The Leftovers.

Oui c’est terrible. Lost était une série sur l’éveil alors que The Leftovers est une série sur le fait de perdre progressivement nos zones de lucidité – seule condition possible pour assurer la continuation de la vie sur terre. Ce sont les Guilty Remnant qui disent toujours « you understand » alors qu’eux aussi sont paumés à leur manière mais ils sont la représentation vivante que les personnages refusent d’admettre qu’ils ne voient pas. Ils sont dans un rapport de renoncement total à la continuation de la vie sur terre ; ils mangent un pouding immonde, ils s’habillent en blanc mais leurs tenues sont sales, ils fument des cigarettes…

Le motif de la cigarette chez Lindelof est complexe parce qu’il est lui-même un fumeur revendiqué. A un moment donné, tous les personnages fument dans The Leftovers et ils ne le disent pas. C’est un motif très intéressant pour traiter la question du déni justement. Le fait que ce soit des fumeurs c’est un micro-déni. Kevin n’a jamais vraiment cessé d’être un fumeur ; il sort, il va se cacher, il fume, il jette, il cache, il prend un chewing-gum etc. La fin de l’épisode « G’day Melbourne » (S03E4) c’est le moment où on atteint la plus grosse vérité dans The Leftovers mais c’est aussi le moment où tout s’écroule. Nora trafique le détecteur de fumée dans la chambre d’hôtel pour pouvoir fumer mais ça déclenche malgré tout le système et le bâtiment doit être évacué. A ce moment, on atteint quelque chose de vrai ; Kevin et Nora fument tout les deux et ils commencent à se dire leurs vérités. Ils se crient dessus et ils se rendent compte de choses l’un sur l’autre… Après, Kevin s’en va et il la reverra que 15 ou 20 ans après… C’est une rupture qui va extrêmement vite.

Justement, j’aimerais revenir avec vous sur la fin de The Leftovers, quand Kevin retrouve Nora. Je ne suis pas forcément d’accord avec vous quand vous écrivez que Nora ment, parce que son histoire on a malgré tout envie d’y croire. C’est sûr que la saison 3 est basée sur le mensonge, les personnages ne cessent de mentir. Mais, dans Lost, Jacob croit également à un mensonge, celui de la fausse mère…

Ça n’a rien à voir. Jacob est sur le mode symbolique, il doit seulement protéger l’île. Le mensonge de la fausse mère on ne sait même pas si il croit ou pas, ce n’est pas le problème. Les liens de parenté sont très secondaires dans Lost. Les parents biologiques ne sont jamais des grands chef d’oeuvres… Alors c’est une fausse mère, oui, mais elle tient vraiment ce rôle de protection de l’île. Ça ne peut pas être mis au même niveau que The Leftovers mais je comprends l’idée. Jacob est présenté comme le bon petit élève à sa maman qui écoute les consignes et qui n’était pas obligé de faire comme ça. C’est d’ailleurs ce qui est montré à la fin quand Hurley dit à Ben qu’ils ne peuvent pas renvoyer Desmond hors de l’île et que Ben lui répond qu’il peut toujours changer les règles, choisir une autre voie que celle de Jacob. Mais ce qu’il faut entendre, à mon avis, c’est que la vérité symbolique est toujours plus importante que la vérité profane dans le contexte de l’île. Jacob se tient sur une ligne purement symbolique avec des outils qu’on peut définir comme archaïques mais c’est un homme qui est né sous l’occupation romaine… Il a pu évoluer avec le temps mais c’est vrai qu’il refuse de transgresser certaines règles, il est assez rigide. On ne peut pas revenir de la mort par exemple, « Dead is dead » comme il dit à Richard. Ça fait partie des règles.

Sur la fin de The Leftovers, c’est vrai que le point de vue qu’on a adopté avec Sarah Hatchuel était très contraire au ressenti global qui parlait d’un happy end. L’idée c’est : Qu’est ce qu’on accepte et qu’est ce qu’on n’accepte pas ? On pourrait dire que Lost c’est la même chose mais la série épouse quand même le point de vue de celui qui accepte l’île. Dans The Leftovers, les personnages ne sont pas tout à fait sûrs de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont dit ou de ce qu’ils ressentent donc on est laissé sur cette idée qu’à la fin, Kevin accepte le récit de Nora et le spectateur décide s’il l’accepte ou pas. Il faut aussi admettre le fait que ça rend Nora heureuse de voir Kevin accepter son récit, ça laisse présager l’idée qu’ils vont peut être relancer leur histoire. Ici, ça peut être considéré comme un happy end en tant que tel. Mais si on considère que Nora a demandé à Kevin d’accepter un mensonge, on ne peut plus considérer ça comme un happy end, moi ça me laisse un goût amer en bouche. Il y a aussi ce qu’on pu dire les différentes personnes de la série. Si on regarde de près, tout le monde s’accorde à dire que le récit de Nora est faux : Justin Theroux dit qu’elle ment et que l’important c’est que Kevin l’accepte. Lindelof l’a écrit comme tel en tout cas, mais en voyant l’interprétation de Carrie Coon – Nora – il s’est dit que, finalement, le récit est plausible. C’est vrai que quand elle le joue, on a l’impression qu’elle l’a vraiment vécu, c’est extrêmement ambivalent. Mais voilà, moi j’ai toujours ce problème logique avec cette histoire où elle serait allée retrouver l’inventeur de la machine qui l’aurait fait revenir de l’autre côté… Pourquoi elle serait revenue seule ? C’est quand même compliqué d’y croire.

Ce qu’il faut voir aussi, c’est que la série est très piégeuse. Les deux fins des saisons précédentes nous ont montré des images qui étaient au final complètement contraires à ce que racontait vraiment le récit. La première saison se termine de telle sorte qu’on est amené à croire que la famille Garvey se reconstruit et que Nora part avec le bébé – elle écrit une lettre à Kevin qu’on entend en voix off. En saison 2, on voit bien que ce n’est pas du tout ça qu’il se passe : Kevin, sa fille, Nora et le bébé partent à Miracle/Jarden, quant à Laurie et Tom ils errent en essayant de perpétuer l’arnaque de Holy Wayne pour contrecarrer les Guilty Remnant. La fin de la saison 2 c’est la même chose : Kevin rentre chez lui, « You’re home », on a l’impression qu’une vie harmonieuse va enfin reprendre et ensuite il y a la saison 3 qui est totalement chaotique. Donc je pense que la fin de la série doit être lue selon la même écriture, on voit quelque chose et on ne sait pas ce que ça veut réellement nous dire. Il y a les colombes qui reviennent mais ce sont les oiseaux du mensonge dans la séquence du mariage… C’est une écriture très particulière, très étrange et très dense…

Par rapport à l’écriture, on se rend compte qu’il n’y a pas de « système Lindelof ». Au départ de Lost, on pourrait croire que c’est calibré avec les flashbacks, des personnages différents à chaque épisode, il y a comme une routine d’écriture qui se met en place. Mais plus on avance, plus on saisit l’instabilité. Avec la saison 4 par exemple ou la saison 6 de Lost et la saison 3 de The Leftovers où tout explose. C’est passionnant parce qu’on n’arrive pas à déceler un système d’écriture, il n’y en a pas.

Oui c’est une écriture qui se découvre à mesure qu’elle avance. Personnellement, j’ai plus d’émotions devant Lost ou les deux premières saisons de The Leftovers mais Watchmen en terme d’écriture c’est hallucinant parce qu’on voit que Lindelof n’a aucune limite à inventer des formes de narration extrêmement complexes mais qui fonctionnent parfaitement ! Au début, l’histoire avec Ozymandias on n’y comprend rien, c’est comme un récit hors du temps un peu à la manière de certaines séquences dans Twin Peaks – The Return avec Audrey Horne où ça ne va pas dans la même direction que le récit principal. Puis, finalement, l’histoire d’Ozymandias se raccorde au récit, comme la brique dans la blague à tiroirs que racontait Laurie. Lindelof est un peu à l’image du Dr Manhattan, c’est un super raconteur d’histoire qui n’a pas de système mais les grands scénaristes n’ont pas de système je pense. Les auteurs trop systématiques c’est généralement un signe de faiblesse, ils ont trouvé une bonne idée et ils la répètent sans cesse. Lynch n’a pas de système également… Mais il y a une écriture, donc il y a forcément des constantes et des variables. Il y a certains principes d’écriture, certains symboles mais qui peuvent être démonétisés. C’est un point commun entre Lindelof et Lynch. Dans Twin Peaks et The Leftovers, certains éléments chargés symboliquement peuvent fonctionner pendant un temps puis cessent de fonctionner, mais avant ça ils ont une fonction symbolique qui reste cohérente mais arrivé à un certain point on observe une bascule.

Je trouve aussi absolument fascinant l’histoire de Damon Lindelof faisant Watchmen parce que c’est comme si c’était une histoire de Damon Lindelof. Alan Moore refuse qu’on l’adapte et déteste toutes les adaptations. Lindelof refuse d’adapter Watchmen puis finalement il le fait en sachant que Moore ne voudrait pas. Ensuite, il écrit une lettre ouverte aux fans et à Moore qui répond, en gros, « va au diable ». Mais Lindelof fait avec Watchmen ce que Moore fait avec n’importe quelle fiction, c’est à dire qu’il la détourne. Il connait si bien l’oeuvre original qu’il peut se permettre de la détourner totalement et à tous les niveaux, il réinvente l’adaptation. Le labyrinthe fictionnel de Moore devient un prisme par lequel Lindelof va travailler un sujet totalement étranger à l’oeuvre originale : la relation entre noirs et blancs. En tout cas, je suis très impatient de voir ce que Lindelof nous réserve à l’avenir, en sachant qu’il ne s’interdit plus de reprendre des acteurs avec lesquels il a déjà travaillé.

Entretien réalisé le 16 novembre 2020.