Vivariums

Retour de Cannes 2023

Fil d’Ariane

A un spectateur qui lui demande après la projection de son film à la Quinzaine des Cinéastes le secret du film parfait, Michel Gondry répond qu’il en est encore à se demander comment des bouts de plans accolés peuvent être acceptés par notre cerveau et composer une unité « Alors le secret du film parfait… » Deux heures plus tôt, Le Livre des solutions avait débuté par un long travelling sur un entremêlement savant de câbles, signant le retour en fanfare de l’inventeur-bricoleur du casque effaceur de souvenirs d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), après plusieurs années de silence radio. La technologie sans fil n’est pas passée par lui (nous voilà rassurés !) et le film regorge de trouvailles poétiques, comme la feuille trouée-monocle ou le « camiontage », mot-valise pour désigner un van aménagé en salle de montage, clin d’œil au « pianocktail » de Boris Vian dans L’Ecume des Jours qu’il avait adapté en 2013. D’idées oulipiennes aussi quand Pierre Niney (double du réalisateur) propose à Blanche Gardin de refaire le montage des scènes de son dernier opus « en palindrome », soit début-fin-renard-fin-début. Renard ? Oui, renard. Avec salon de coiffure. Ah ?!…

Loufoque, fantasque, survolté, souvent génial, mais aussi égoïste et insupportable car fourmillant de projets qu’il est incapable de mener à leur terme, pris de panique à l’approche du point final, le réalisateur ne s’épargne pas. Il dépeint avec beaucoup d’humour et un grand sens du burlesque les affres de la création, son imaginaire foisonnant et envahissant le coupant petit à petit de son entourage familial et professionnel Ainsi, au petit matin, lorsqu’il présente à ses collaboratrices le gigantesque collage réalisé sur le mur de la chambre pendant la nuit (un montage d’une centaine d’images reliées par un réseau complexe de fils rouges, procédé prisé des enquêteurs de cinéma à la poursuite d’un serial killer), il fait face à leur consternation et à leur inquiétude. Alors, il tente de s’échapper autrement de son labyrinthe mental en braquant son objectif vers le sol pendant deux jours pour enregistrer les allées et venues d’une fourmi (Gondry raconte qu’il s’agissait « dans la vraie vie » d’un scarabée).

Happiness Street

C’est lui aussi en entomologiste que Wang Bing filme caméra au poing et pendant de longues semaines — comme il l’avait déjà fait au sein d’un hôpital psychiatrique dans A la folie (2013) — des ateliers de confection chinois, véritables ruches où s’affairent des filles et des garçons tout juste sortis de l’adolescence. Dans son film documentaire La Jeunesse (Printemps), il les montre sous toutes les coutures et effectuant toutes sortes de montages avec la dextérité d’un automate. A force de répéter les mêmes gestes, leurs membres semblent s’autonomiser et leurs mouvements frénétiques et saccadés composent un popping sous amphétamine qui transmet son rythme à la machine à coudre et épouse celui des chansons endiablées passant en continu. Ici, à Huzhou, près de Shanghaï, les enfants ont des vies d’adultes et dorment loin de leurs villages dans des dortoirs situés juste au-dessus des ateliers. Wang Bing les montre s’émanciper de leurs parents et former une communauté de travailleurs solidaires et autonomes qui se battent pour leurs droits, afin d’obtenir une rémunération décente. Fidèle à sa méthode, il les suit (les poursuit, parfois) dans les étages et les coursives infinies de l’immeuble ouvrant sur une myriade d’autres ateliers ; il écoute leurs conversations et observe leur ballet, présence discrète et attentive au cœur de ce tourbillon de vie. Les immenses tas de vêtements qui semblaient prêts à les engloutir permettent en réalité l’émergence des individualités fortes et éclatantes auxquelles Wang Bing donne un nom, un prénom, un âge et une adresse (Happiness Street, tout un programme !). De ce microcosme évoluant en circuit fermé et dans des espaces exigus, ce n’est pas, contre toute attente, l’impression d’enfermement et d’aliénation qui reste prégnante à l’issue de la projection, mais bien la légèreté, la joie de vivre contagieuse et les rires qui nous ont éclaboussés et revigorés.

Les fleurs du mal

Ecran noir. Profond, intense. Un Outrenoir rappelant la mélasse d’Under the Skin (2013) dans laquelle l’extraterrestre jouée par Scarlett Johansson capture ses proies humaines avant de les vider de leur substance. Les corps s’affaissent dans les sièges du Grand Théâtre Lumière, lestés par l’obscurité et par la composition lancinante de Mica Levi, un grondement sourd s’échappe des ténèbres. Le moment s’étire, le malaise s’installe. Au loin, des cris et des paroles, puis le jaillissement de la lumière en même temps que des rires : restes de pique-nique et maillots de bain, une famille batifole dans une clairière au bord d’un lac. La journée se termine, ils devront bientôt rentrer. Papa, maman et les enfants reprendront leurs activités après cette parenthèse champêtre.

« Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire, tout simplement, à un camp de concentration » écrit Jean Cayrol en 1956 pour accompagner les premières images de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais.

Dans The Zone of Interest, le réalisateur Jonathan Glazer filme sous tous les angles le quotidien de la famille Höss, dans les pièces, les jardins d’été et d’hiver de la demeure sise derrière le mur d’enceinte du camp d’Auschwitz. Il quadrille l’espace avec son réseau de caméras disséminées aux quatre coins de la propriété, comme autant d’éléments d’un dispositif de surveillance permettant de suivre les faits et gestes des occupants. Installé hors du plateau devant un écran de contrôle, il se place — et nous place — à distance d’eux. Il choisit une posture de neutralité, biologiste observant de façon clinique le comportement d’animaux de laboratoire, ou plus tard, examinant à la loupe en plongée zénithale des Obersturmbannführer (officiers allemands) réunis autour d’une immense table ovale. Le cinéaste explique pendant la conférence de presse : « Cette maison qui était presque idyllique, située à côté du camp de concentration, c’est elle qui a attiré mon attention avec ce mur de séparation […] c’est cette division qui m’a intéressée. » La caméra se met en mouvement avec un travelling latéral qui dévoile le long mur en arrière-plan et le chemin de pierres plates du jardin de Frau Höss au premier. Un Eden luxuriant qu’elle a composé et ordonné avec la même méticulosité que celle de son mari dans la gestion du camp. Et qu’elle refuse de quitter lorsque ce dernier est muté. Un attachement démesuré, insensé, à cette « zone d’intérêt » où les fleurs sont malades de pousser sur les cendres et sous les nuées.

Loin du paradis

May December de Todd Haynes intrigue dès son ouverture : les macros sur de grosses fleurs butinées par les papillons alternent avec des plans d’ensemble sur les pavillons d’une suburb américaine cossue et verdoyante. Images bucoliques rapidement dévorées par les immenses lettres évidées du générique et par une partition surprenante aux accords répétitifs qui jette le trouble sur cette quiétude apparente. La ritournelle scande tout le film de façon obsessionnelle, injectant à intervalles réguliers sa dose de venin dans la narration.

Elizabeth, une actrice ambitieuse jouée par Natalie Portman, débarque dans une micro-société construite sur des faux-semblants et rongée de l’intérieur par un péché originel commis au milieu des vivariums de la réserve d’une animalerie. Elle pense tenir enfin son grand rôle en incarnant Gracie, mère de famille qui occupe ses journées à faire des gâteaux pour le voisinage, et dont l’histoire d’amour avec son mari Joe (et père de ses deux enfants) a défrayé la chronique vingt ans auparavant. Son regard ausculte le moindre détail de leur quotidien, ses questions impudiques cherchent à faire surgir une vérité des zones grises, quitte à faire vaciller l’édifice conjugal. Dans cet enfer aux allures de paradis, le naïf Joe élève dans des cages au milieu du salon une espèce rare de papillons dont il surveille avec soin tous les stades du développement, de l’œuf à l’imago, cherchant sans doute à rattraper sa jeunesse confisquée et à jamais perdue.

Films du festival de Cannes 2023 cités ci-dessus

Le Livre des solutions de Michel Gondry, 2023
Quinzaine des cinéastes

La Jeunesse (Printemps) de Wang Bing, 2023
En compétition

The Zone of Interest de Jonathan Glazer, 2023
En compétition, Grand Prix

May December de Todd Haynes, 2023
En compétition