Une bille de billard égarée

Tout commence par l’entrée de Midget dans le Benny’s Bar. La rythmique du film joue sur un enchainement d’actions / réactions des personnages. Leurs gestuelles engendrent un effet radical et spontané. Le déplacement des billes de billard use du même mécanisme : diagonales précises, mouvement actionné par le contact de la queue de billard contre la bille. Smokey se lève, pose sa queue de billard sur la table, aussitôt condamné par Rusty, faisant mine de lui mettre un coup – « sit down » («  assieds-toi »). Engagé en leader, Rusty James s’impose par sa posture sur la banquette du bar, ses gestes ponctués et secs, ses ordres imposés au groupe : « Steve goes wherever I go ; Steve come here, sit down. » (« Steve me suit partout où je vais ; Assieds-toi, Steve. »). Dans le même plan, J.B Jackson entre dans le champ par la gauche et s’étale sur la banquette, comme une bille se heurtant à une paroi de la table de jeu. Action entreprise par J.B Jackson, réaction de la caméra, changement de cadre. Raccord mouvement sur Bennys, le patron du bar qui leur demande de se calmer. Débordement du groupe toujours maitrisé par Rusty ou imposé par l’espace dans lequel ils se trouvent.

Aucun personnage ne semble pouvoir déborder de sa place initiale car le chef de la bande est un être intérieurement instable qui doit dominer pour ne pas l’être. Le contrôle de Rusty sur les trois autres hommes crée un parallèle avec la délimitation de la table de billard, aucune bille ne doit sortir de l’espace de jeu.

Les instants suivants cet enchainement d’actions / réactions développe une chorégraphie hiérarchisée laissant place à une déambulation synchronisée pour mieux souligner l’instabilité finale. Plan frontal, de jour, les quatre hommes, entourés de bâtiments rectangulaires, avancent d’un même pas stylisé, épaules hautes, bras élancés dans une direction indéterminée. Ceci est accentué par un travelling arrière rapide et une musique off rythmée, accompagnant leur marche charismatique. Tout se déploie dans le même mouvement tel le motif du triangle, pointant vers l’extérieur et reflétant ainsi la direction et une certaine détermination.

La place des personnages dans l’espace impose une assurance corporelle dont le spectateur ne connaît pas la cause. Rusty James, au centre du cadre, mène la déambulation. Smokey, positionné à sa droite, J.B Jackson, à sa gauche. Pareille à West Side Story, cette même directive est présente dans la première séquence, sur le terrain de basket lorsque les « Jets », postés contre un grillage, claquent des doigts. L’homme au veston vert mène la danse, se positionnant à l’avant du groupe. D’ailleurs, cette même unité des corps, très proches les uns des autres, est reprise dans l’assemblage des billes de billard par le triangle de jeu. Si le dédoublement s’opère lorsque la bille blanche entre en contact avec les autres billes colorées, la chorégraphie de Rumble Fish, appuyée par leur déambulation synchronisée, bascule sur un éclatement des corps. Changement d’espace. Les personnages se retrouvent face à une école. Un regard de Rusty sur Patty et les retrouvailles ont lieu, les deux amoureux se rapprochent tandis que Smokey et J.B Jackson s’éloignent. Sortie bancale et précipitée hors champ des deux hommes. La caméra reste fixée sur le couple traversant la foule d’étudiantes se dirigeant vers un point inconnu. Rusty attrape Patty par la main puis l’emmène vers la droite du cadre, un panoramique dévoile le bus scolaire enchainant sur une embrassade du duo amoureux.

Un fort déséquilibre entre les personnages se manifeste. Les trois hommes, entrainés dans une marche énergique, ont chacun une place précise et semblent être attirés par une force d’attraction établie par le travelling arrière rapide. Mais les détails extérieurs à ce mouvement, tels que les pensées égarées de J.B Jackson ou l’avis opposé de Smokey envers Rusty, trahissent son autorité imposée. Exposition d’un premier dérèglement qui se déploiera véritablement au retour de Motorcycle Boy dans la gare.

Le triangle de jeu sur la table de billard

La chorégraphie suit le mécanisme du jeu de billard, une hiérarchisation des corps, visible dans la marche du groupe, presque mécanique évoluant vers une solitude du personnage principal au milieu du film. La hiérarchie de la bande éclate comme les billes de billard touchées par la bille blanche au commencement du jeu. Séquence dans le bar. Plan fixe, une main apparaît dans le champ à droite, fait bouger le triangle en bois vers le centre de la table. Retrait du triangle, les billes sont visibles. En arrière-plan, un homme, chapeau noir, remet de la craie sur la pointe de sa queue de billard. Il pose la craie d’un geste net en fixant les billes, son corps en position de jeu, sa queue en direction de la caméra. Raccord mouvement sur la bille blanche, action : il tape dedans, elle se dirige sur le triangle. Réaction : éparpillement des billes sur la table. Déséquilibre du jeu. Au même moment, mise en scène exposant l’éclatement total de Rusty James. Il est complètement ivre, ne sait plus où il est. Il cherche désespérément son frère, la fragilité de ses déplacements va être accentuée par des mouvements déséquilibrés de caméra, s’imprégnant de l’atmosphère festive du lieu.

Instabilité et équilibre des personnages

Le premier combat entre Rusty James et Bill Wilcox dans la gare marque d’ores et déjà une chorégraphie alternant équilibre et déséquilibre. Les deux gangs sont séparés par une distance dans l’espace mais finissent par se mélanger au travers d’un combat rythmé et dansant. Lorsque Rusty se déplace dans le hangar, la mise en scène joue sur une géométrie de ses mouvements s’opposant à la gestuelle bancale de son adversaire, accompagnée d’une musique stimulante composée principalement de percussions. Bill Wilcox virevolte dans tous les sens tel un pantin que Rusty manipule brutalement. Déplacements linéaires, acrobaties maîtrisées contre un corps titubant, boiteux, qui se retrouve au sol à la fin du combat. Rusty ne se contrôle plus, il frappe violemment son adversaire, entraîné par les hurlements de la foule – « come on, come on ! » (« Allez, allez ») – provenant du hors-champ.

Réaction, l’apparition inédite de Motorcycle Boy dans le champ à droite suscite un silence immédiat venant des spectateurs face à la confrontation : pivotement de leurs corps vers lui.

Si Rusty est dès le début assimilé au chef du groupe, à l’équilibre du triangle, il va rapidement tomber au sol, lorsque Wilcox le blesse au côté droit du ventre. Il s’agenouille à terre, les mains sur sa plaie qui saigne. Cet acte se déroule quelques secondes après la stupéfaction dont il fait preuve à la vue de son frère. Le déséquilibre du corps intervient en ce point et se développera au fur et à mesure du temps qui passe.

Le duo des deux frères joue sur une opposition entre instabilité et équilibre des corps. Motorcycle Boy se déplace toujours dans des diagonales précises montrant une confiance de l’esprit, croise constamment les bras, se tient souvent immobile tandis que Rusty marche d’un pas incertain, de travers, titubant dans les rues sombres de la ville. Il finit par se détacher de son corps pour flotter au-dessus du sol et voyager à travers le temps.

L’élévation du corps dans les airs intervient par un plan serré sur le corps inerte se faisant dépouiller par l’un des agresseurs. En arrière-plan, Steve, avachi sur le sol crie – « Rusty James » – Il se fait violenter par le deuxième agresseur tandis que l’esprit de Rusty s’évapore dans l’espace. L’apesanteur devient une force d’attraction dont Rusty ne peut se défaire, découlant d’un aspect onirique dans lequel le personnage devient spectateur. Si Rusty retourne à la réalité par le sol, Motorcycle fait son arrivée par le ciel. Il apparaît, en silence dans le champ par la droite, les jambes puis le visage. Les agresseurs découvrent sa présence lorsqu’une musique de tam tam entre en scène.  La bille blanche est lancée, le combat peut commencer. Cette même chorégraphie maîtrisée est reprise plus tôt dans la gare lorsque Rusty se confronte à Wilcox. Diagonales vers la gauche, diagonales vers la droite, les deux agresseurs sont déplacés par MotorcycleBoy dans la ruelle sombre comme des marionnettes.

Dernier lancé

Quelque chose échappe à Rusty James, la complicité des deux frères se désintègre au tic-tac de l’horloge. Rusty ne comprend pas mais ressent cette fatalité dont fait preuve Motorcycle Boy. La mise en scène lugubre permise par un jeu d’ombres visible sur les murs de la ville, le vent qui souffle dans la nuit, donnent un signe de la mort qui approche. Le temps semble s’être arrêté. La rythmique jouant sur un enchainement d’action, réaction est interrompu par l’errance et le silence des deux personnages.  Quel va être le dernier coup d’envoi ?

Le dernier lancé annonçant la fin de la partie du jeu correspond ici au choix de Motorcycle Boy, sa décision est irrévocable et vient contre-balancer l’instabilité de Rusty James. Le duo se prête à une véritable confrontation de points de vue dans l’animalerie. Rusty ne veut pas comprendre, il se retourne face caméra, fronce les sourcils, souffle un coup puis Motorcycle Boy s’approche de lui pour demander une faveur. « I want you to take a cycle and I want you to leave. You will go clearly to the ocean ». La musique rythmée suivie des sirènes de police intensifient le drame à venir, Motorcycle Boy sort de l’obscurité, aquarium à la main, il se dirige vers la rivière. Il disparaît dans le hors-champ pour laisser place à l’ombre du policier sur le mur. Aucune chance ne lui est laissée, un seul et unique coup de feu en hors-champ met fin à son périple. À ce moment, Rusty apparaît dans le plan en courant, il crie « no ! » puis disparaît à son tour dans le hors-champ. Changement de cadre. Le corps de Motorcycle Boy est allongé au sol, cette fois-ci, les rôles s’inversent, Rusty se trouve debout, face à son frère, mort. Resserrement sur le visage de Motocycle Boy par un travelling avant qui accompagne la découverte du corps par les autres personnages.

La partie se termine, la bille noire (qu’il faut rentrer en dernier) s’engouffre à son tour dans la poche de la table de billard. Rusty semble être le vainqueur du jeu contre sa volonté. Comme si la fatalité avait choisi pour lui. Pour reprendre le contrôle de la situation et donner une nouvelle liberté à son frère, Rusty prend la décision de relâcher les poissons combattants dans la rivière. L’enchainement d’action, réaction n’est plus car MotorcycleBoy, étant associé à la bille noire, est mort.

Une musique solennelle prend le pas sur les sirènes et intensifie cette idée de recommencement en faveur de Rusty James. La fin du film offre une ouverture sur une nouvelle possibilité de partie de billard où Rusty serait cette fois-ci le maître du jeu.

Zoé Évêque

À propos
Affiche du film ""

Rumble Fish

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
20 octobre 1983
Genres
Action, Crime, Drame
Résumé
Tulsa, Oklahoma. Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. En son absence, pour être à la hauteur de sa réputation et se tailler la part du lion, Rusty se frotte aux gangs rivaux… Un soir, une rixe tourne mal. Le voyou est gravement blessé et ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné. Mystérieux et charismatique, le Motorcycle Boy est de retour chez lui…
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