Un oeil artificiel

Snake Eyes de Brian de Palma (1998)

Sorti en 1998, Snake Eyes a une place particulière dans la filmographie de Brian De Palma. Pour certains, le film marque le début de la fin pour le cinéaste, de preuve qu’il ne parviendra plus jamais à se hisser à la hauteur de ses œuvres précédentes, notamment celles de la période 1970-1980. Pour d’autres, Snake Eyes est au contraire un condensé de ce qui fait De Palma, un film qui s’inscrit dans la droite lignée de Obsession (1976), Blow Out (1981) et Body Double (1984).

Durant un match de boxe, le secrétaire d’Etat à la défense se fait assassiner : un premier coup de feu et le politique s’écroule, un deuxième éclate mais rate la cible – une jeune femme énigmatique à la perruque blonde, qui prend la fuite. Au milieu du désastre, dans le palais des sports d’Atlantic City, le policier Rick Santoro (Nicolas Cage) entend mener l’enquête, délaissant les enveloppes des petits trafiquants de son quartier pour une affaire qui le dépasse, se prenant pour un héros le temps d’une soirée. Un homme normal emporté dans un tourbillon criminel qui fait écho aux Jack de Body Double et Blow Out. 

La démesure de l’événement, qui implique un complot politique, se conjugue avec l’outrance jubilatoire de la mise en scène. L’ouverture du film se fait sur un plan séquence, treize minutes de mouvement et d’excitation des corps en ébullition. Police, spectateurs et boxeurs sont entraînés dans une même danse qui annonce le tragique à venir. Le plan se coupe lorsque Rick reçoit un appel, le véritable premier coup de feu, annonçant le départ de la course contre la montre à laquelle se livrera le policier durant la nuit. Dans ce long plan séquence, la caméra virevolte d’un côté à l’autre de l’espace, d’une conversation entre Rick et son ami chargé de la sécurité, Kevin Dunne, à une jeune femme rousse au premier rang, puis retour aux deux policiers, entre lesquels les mots fusent, puis à la jeune femme, puis de nouveau aux deux policiers, avant que Kevin n’aille vers la jeune femme. Les mouvements sont trop brusques. De Palma entend prévenir l’instabilité de la situation en la faisant durer plus que de raison, n’hésitant pas à caricaturer son propre style de metteur en scène. Tout semble artificiel, à l’image de la chemise fleurie et jaunâtre de Rick. Le cinéaste intègre dans ses images tout un monde dominé par les faux-semblants. L’interprétation de Nicolas Cage est, elle aussi, dans l’outrance. Le cabotinage est assumé et revendiqué, les expressions exagérées, comme lorsqu’il crie son admiration au boxeur vedette : « Go Tyler, go Tyler, go Tyler, Go ! ». Si nous nous arrêtons à cette artificialité, le film est ridicule. Mais il faut aussi voir ce que peut révéler cette puissance du faux. Au fur et à mesure de son avancée, Snake Eyes se délite et permet précisément de visualiser ce qui se trame derrière ses artifices. L’intrigue s’emballe, prend une direction insoupçonnable, et Rick se décompose. 

Rick est un personnage qui a de la voix, un policier corrompu qui ne pense qu’à l’argent, aux billets littéralement tachés de sang en début de film. Mais ici, ce n’est pas sa voix qui le trahit, c’est son regard : il voit des choses qu’il n’aurait pas dû voir, découvre des éléments qu’il ne voulait pas savoir. Contrairement au Jack de Blow Out, ce n’est pas un son qui sera la cause de son obsession et de sa quête de vérité, mais une observation : pendant la fusillade, un échange de regard avec son boxeur préféré lui permet de découvrir que le match était truqué. Chez De Palma, le regard occupe une place singulière, d’où les fameuses « vues objectives » qui parcourent son cinéma. Ce qui est caché devrait le rester, mais il y a toujours un regard indiscret qui vient s’immiscer dans la situation, le même que celui de Jeff dans Fenêtre sur Cour. Si le regard de Rick évolue, celui que nous portons sur le personnage fait de même. De ripou peu fréquentable, il devient héros tragique et sentimental lancé à la poursuite d’une femme qu’il ne cessera de protéger envers et contre tous, parvenant même à surmonter sa cupidité. La carapace du personnage se fracture et laisse poindre une émotion. Rick n’est pas seulement ce qu’on pourrait croire de lui ; il est plus que ce que son image renvoie. De Palma cherche à provoquer un changement de regard sur les images et ce qu’elles peuvent porter en elles, notamment à travers l’intervention de nombreuses images télévisuelles qui peuvent être bénéfiques – elles permettent au monde de découvrir le coupable – mais également dangereuses – lorsqu’elles piègent Rick en fin de film. Dans cette logique, ce n’est sans doute pas un hasard si le visage en décomposition de Rick laisse apparaître un œil tuméfié. Le snake eyes est à double tranchant, le film à double niveau.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les ambitions de Brian De Palma, sur ses jeux avec l’image – notamment l’ultime « course poursuite » qui ressemble à une séance de cinéma, inclut un oeil qui voit et une image qui se projette (une ombre ici) – ou sur sa manière de prolonger une action apparemment anodine (une conversation par exemple) afin que, poussée jusqu’à son extrême, elle révèle enfin tout son potentiel dramatique et émotionnel. Potentiel qui se trouve bien souvent renforcé par la composition de Ryūichi Sakamoto qui permet, en seulement quelques notes, de hisser le banal vers le sublime. Mais, puisqu’il faut voir plus loin que ce qui semble être, nous invitons surtout le spectateur à rester jusqu’à la fin du générique. Il y verra encore un élément caché qui ne demande qu’un œil indiscret.

À propos
Affiche du film "Snake Eyes"

Snake Eyes

Réalisateur
Brian De Palma
Durée
1 h 38 min
Date de sortie
7 août 1998
Genres
Thriller, Crime, Mystère
Résumé
Le palais des sports d'Atlantic City contient à peine la foule venue assister au match du siècle, où s'affrontent deux poids lourds de la boxe. Soudain des coups de feu éclatent à proximité du ring et le secrétaire d'Etat à la Defense s'effondre, mortellement blessé. L'enquête commence sous la direction de l'inspecteur Rick Santoro, policier corrompu. Rick va s'efforcer de sauver sa réputation ainsi que celle de son ami Kevin Dunne, chargé de la sécurité du secrétaire d'Etat, et qui s'était malencontreusement absenté au moment du drame...
Aucune note