Un après-midi avec
Sylvette Baudrot et Jean Léon

L’Année Dernière à Marienbad et Hiroshima mon amour,

un voyage dans le cinéma d’Alain Resnais.

Le Mardi 31 octobre 2017, j’ai passé l’après-midi avec Sylvette Baudrot et Jean Léon. Nous avons parlé du cinéma, d’Alain Resnais et de leurs souvenirs, et ils m’ont fait partager les secrets de l’industrie. De nos jours, on ne retient que les noms des metteur en scènes, mais il m’a paru évident que sans les techniciens, comme Baudrot et Léon, les films que nous avons aimés n’auraient jamais vu le jour.

C’est ainsi que je leur dédie cet entretien.

Quelle était votre première rencontre avec le cinéma ?

Sylvette Baudrot : Je suis née en Egypte. Là-bas, j’ai vu des films américains qui n’étaient pas encore sortis en France à cause de la guerre. C’est à ce moment-là que j’ai développé une passion pour les comédies musicales. J’ai fait toutes mes études en Egypte au Lycée Français d’Alexandrie. Il y avait un autre au Caire, et à l’oral du bac, les élèves du Caire venaient en Alexandrie parce qu’il y faisait moins chaud. C’est ainsi que j’ai connu Youssef Chahine. Avec lui, à l’année du bac, nous avons fait une fête de bienfaisance où nous avons fait un numéro de danse.

[À ce moment, enthousiaste, Mme. Baudrot me montre une photo de sa sœur qui danse avec Youssef Chahine.]

À l’époque on aimait beaucoup danser. Après la Seconde Guerre Mondiale, je suis retournée à Paris pour être avec mon père qui était directeur à l’époque d’une boîte de nuit : le Gypsy, maintenant devenu un cinéma, l’Accatone. Ma sœur, celle qui danse avec Chahine, a fait les beaux-arts, et moi je ne voulais pas être à la charge de mes parents, je voulais travailler. Alors j’ai fait beaucoup de petits boulots.

Jean Léon : J’étais tireur photographe.

SB : Ah mais c’est ça ! j’ai ton bouquin de photographe !

JL : Ah tu l’as ! c’est pas mal hein ? Je suis rentré dans le monde de la photographie j’avais 15 ou 16 ans. Lorsque j’ai vu Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné dans le cinéma, je suis sorti de la salle en me disant : je serai metteur en scène. J’ai dû le voir trois fois de suite en une semaine.

SB : Les Enfants du Paradis a beaucoup marqué.

Quelle était votre première expérience professionnelle dans le monde du cinéma ?

JL : Le premier film que j’ai fait comme stagiaire était Le Plus heureux des hommes (1952) de Yves Ciampi. Dans ce film, les deux premiers assistants ne s’entendaient pas. À un moment donné, les deux étaient dans leurs bureaux et moi j’étais sur le plateau comme assistant stagiaire. La séquence se passait dans une galerie de tableau et on cherchait les assistants, mais ils n’étaient pas là pour faire les mouvements de figuration. Ciampi me dit : « écoute, allez-y, vas-y mon vieux, fait du mouvement. » [rire]

Le premier film que j’ai fait comme premier assistant était Hiroshima mon amour.

SB : Un jour, j’ai rencontré mes copains avec lesquels j’ai passé le baccalauréat en Egypte. Une personne faisait l’IDHEC. Cela m’intéressait et je me suis présentée en 1947 mais j’ai échoué. Il fallait avoir lu tous les projets Martin du Gard, et il fallait faire un scénario d’après le tome IV. [rire]. Entre temps je faisais mon boulot, et je me suis représentée en 1948, et il fallait avoir lu André Gide, et faire un scénario d’après Les Caves du Vatican. J’étais vraiment pas faite pour ça, parce qu’à l’époque, à l’IDHEC, les formations étaient réalisateur, scénariste et opérateur. Mais j’ai pu rentrer comme auditrice libre : je pouvais suivre les cours théoriques. Je n’avais pas droit aux cours pratiques, mais j’ai pu suivre les cours théoriques de scripte, assistant et directeur de production. Il y avait plusieurs metteurs en scène à l’époque qui venaient et projetaient leurs films comme René Claire, DuVivier, enfin tous les grands metteurs en scène de l’époque. Je me suis rendue compte des différents boulots, et celui de scripte me convenait bien. Ensuite il fallait faire des stages, 3 stages de scripte et un de montage pour avoir sa carte professionnelle de scripte. En hiver mon père avait le Gypsy, et en été il s’occupait d’un hôtel sur la Côte d’Azur. Donc on allait avec lui et on servait à table avec ma sœur. Un jour, Roger Pigaut tournait un film sur la Côte d’Azur et alors mon père lui demande : « est-ce que vous pouvez emmener ma fille demander à la scripte de votre film si elle peut la prendre comme stagiaire ? » Le lendemain Roger Pigaut me dit : « venez avec moi. » Il me présente à la scripte et il lui demande si c’est possible de me prendre comme stagiaire, mais elle ne voulait pas.

Je rentre à Paris et Roger Pigaut me dit : « bon moi je finis mon film dans trois semaines, mais après je commence un autre film. Venez me voir, peut-être que la scripte vous prendra. » Après avoir fini mon travail d’été, Pigaut me présente à sa scripte mais elle ne voulait pas de stagiaire non plus. Deuxième échec. [rire] Pour rentrer dans le métier c’était difficile. Mais il était très gentil Roger Pigaut, et me dit que son copain tournait en ce moment au studio de Boulogne, et peut-être je verrai avec sa scripte. Je traverse tout Paris et j’arrive à 11h. J’y vais vers l’acteur et je lui dis que j’ai un mot de Roger Pigaut. Je crois que la scripte était Colette Crochot et me dit, malheureusement, qu’elle avait une stagiaire déjà. Donc elle ne pouvait pas me prendre. L’acteur était très gentil, et me dit : « je connais très bien une scripte, Jeanne Vita, avec qui j’ai travaillé sur le film de Marcel Carné ». Elle était une grande scripte à l’époque. Il me donne son numéro pour que je lui téléphone. Lorsque je l’ai fait, elle me dit qu’elle ne travaillait pas parce que les producteurs la trouvaient trop syndicaliste mais par contre, elle connaissait une scripte qui prépare un film et qui habitait rue de la Sorbonne. Le lendemain, je fais tous les hôtels de la rue de la Sorbonne, et personne la connaissait. Heureusement je rencontre un facteur, je lui demande si une Suzanne Bon habite dans cette rue. Il me dit : « non c’est pas rue de la Sorbonne, elle habite PLACE de la Sorbonne ». [rire] Je vais Place de la Sorbonne, et on me dit qu’elle n’est pas là mais que je dois revenir demain. Je repars le lendemain chez Suzanne Bon, et je lui raconte ma vie. Elle me dit : « je ne suis pas du tout contre les stagiaires, j’en ai déjà deux sur ce film  » [rire].

JL : [Rire] c’est horrible.

SB : C’était la seule scripte que je connais dans ma carrière, qui a eu trois stagiaires. Moi il m’est arrivé d’en avoir 2 maximum. Et je me souviens nous étions toutes les trois à noter les choses, et Yves Allégret, le metteur en scène de Manèges, lui dit : « Suzanne s’il vous plaît, dites à vos stagiaires de s’assoir, parce qu’elles font un mur debout. » Enfin c’est grâce à Suzanne Bon que je suis rentrée dans le cinéma. Ensuite, Paul Feyder, qui à l’époque de Manèges faisait son troisième film en tant que second assistant me propose de faire mon stage de scripte sur son prochain film, avec lequel il sera premier assistant. Et c’est comme ça que j’ai fait mon deuxième stage grâce à Paul Feyder. Après, Suzanne Bon, très contente de moi, m’a pris comme stagiaire pour La Valse de Paris de Marcel Achard. Il ne me manquait qu’un stage de montage pour avoir ma carte scripte. Heureusement, le cadreur de La Valse de Paris me dit que sa femme est assistante monteuse de Cocteau et prépare Orphée. J’ai donc été stagiaire monteuse sur Orphée de Cocteau. Et voilà, j’ai eu la chance de faire mes quatre stages dans l’année 1949, à la suite. Chapeau.

JL : Comme toi, j’ai eu beaucoup de mal. Je suis rentré dans le cinéma grâce à un dentiste qui avait beaucoup d’argent et qui voulait lancer une actrice qui s’appellait Claude Mai. Le dentiste me dit qu’il préparait un film, et m’a demandé de partir chez les producteurs de sa part pour négocier un stage. Le lendemain un des producteurs accepte de me prendre comme stagiaire, et j’ai fait quatre stages l’un à la suite de l’autre. J’ai travaillé avec Daniel-Norman, Raoul André, puis les autres je ne me souviens plus. Ce qui est drôle, c’est que le premier film que j’ai vu tourner, Touche-à-tout, était à Fontainebleau en 1938, et il y avait Fernand Gravey comme vedette. Quelque temps après, j’étais second assistant sur un film, et l’acteur principal était Fernand Gravey. Alors je lui ai dit : « je vous ai vu tourner dans Touche-à-tout, et maintenant je suis content de travailler avec vous. » Il me répond : « bon mon cher Leon je suis content pour vous, quand vous travaillerez en tant que metteur en scène bientôt, vous penserez à moi » [rire].

SB : Aujourd’hui, on n’a pas besoin de faire tous ces stages. On peut être assistant et scripte en ne faisant qu’un seul stage. [Avec ironie] Maintenant avec les cartes [SD] on n’a plus besoin de tout le boulot qu’on faisait avant comme les raccords etc… Si on a besoin de raccord, on regarde le plan d’avant.

JL : C’est compliqué les faux raccords, il y a des gens, qui ne sont pas dans le cinéma, qui font un point d’honneur à trouver les faux raccords. Mais le seul raccord qui compte est le rythme. Celui du jeu et du montage.

Comment votre collaboration a-t-elle commencé avec Alain Resnais ?

SB : Resnais préparait Hiroshima mon amour avec [Marguerite] Duras. Et comme c’était une coproduction Franco-Japonaise, toute l’équipe devait être japonaise lorsqu’on tournait au Japon. Il n’avait le droit de ramener qu’un seul technicien français. Chef opérateur français n’était pas une question, parce qu’il voulait deux photos différentes, deux pellicules différentes etc… Ingénieur du son, comme il préférait avoir les sons japonais à 3h et 4h du matin etc… et qu’il y avait de la figuration japonaise, il fallait mieux que ça soit un ingénieur du son japonais. Assistant metteur en scène, il n’y avait pas un assistant français qui parle le japonais, parce que là-bas il y avait de la figuration japonaise, et pour se débrouiller avec la figuration il fallait parler le japonais et peut-être un peu d’anglais. La scripte, à condition qu’elle parle l’anglais pour se débrouiller avec l’équipe japonaise. Dans les années 1950, nous n’étions que quatre ou cinq scriptes à parler l’anglais.

Je me souviens Resnais m’a donné rendez-vous au Deux Magots parce qu’il travaillait avec Marguerite Duras qui habitait Rue Saint-Benoit. Il était assis au fond du café. Je m’assois et il me pose des questions : « Quels films j’avais vus ? Quelles pièces de théâtre ? Quelles expositions j’avais vues? etc…» et puis je dis que j’aime les comédies musicales américaines. Resnais me dit de lui téléphoner après deux jours chez Duras en après-midi. Donc deux jours après, j’étais au restaurant avec mon mari et ma belle-mère, et vers 14h je téléphone chez Duras pour savoir qui Resnais a choisi comme scripte. Je tombe sur Duras et je lui demande si Resnais était là, elle me dit que non, elle me demande pour quel sujet je l’appelais ? je lui dis que c’est pour savoir qui est la scripte qui va partir au Japon. Elle me dit : « Ah j’ai oublié son nom. [rire]. Mais c’est vous qui aimez les comédies musicales américaines ? [en imitant une Marguerite Duras hésitante], – je lui dit oui – alors c’est vous qui partez. » [Baudrot frappe sur la table] J’ai fait Hiroshima mon amour grâce aux comédies musicales américaines. [rire].

JL : Avec Sylvette on s’était connus sur le tournage de Tourments. Resnais cherchait un assistant et c’est Sylvette qui lui a parlé de moi. Ce qui est amusant est qu’en fait en dehors du cinéma on avait beaucoup de relations communes. Pendant un moment, j’habitais derrière le Panthéon, et au deuxième étage, et premier étage habitaient des amis de Resnais. Je me souviens qu’ils avaient dit un jour à ma mère : « Votre fils fait du cinéma ! je devrais le présenter à un copain qui marche bien en ce moment dans les courts-métrages », il parlait d’Alain Resnais.

Comment la collaboration avec Alain Resnais a-t-elle influencé votre travail sur d’autres projets ?

JL : Resnais m’a influencé comme metteur en scène par son travail à l’écran, comme beaucoup de techniciens et de futurs réalisateurs, et même opérateurs. Il a une grande influence à son époque. Dans le cinéma j’entends. Comme Godard a eu une influence énorme sur le cinéma international. On aime ou on n’aime pas, c’est indéniable. Godard, a fait des choses qu’on n’a jamais faites avant. Alain m’a influencé parce qu’il m’a appris beaucoup de choses dans le métier de metteur en scène. La façon de travailler par exemple.

Nous avions aussi une relation amicale. On parlait de films, de peintures, il m’a fait connaitre des musiciens, on allait voir les mêmes pièces. Il était quand même mon ainé, il m’impressionnait et il m’a énormément appris. Je lui dois beaucoup.

Hiroshima mon amour était un choc formidable. Je me souviens très bien d’une projection privée, et je me souviens de Pierre [Guilbaud (mari de Sylvette Baudrot)], en parlant de Hiroshima, qui me disait que Resnais avait 20 ans d’avance sur nous.

Un jour j’ai demandé à Resnais pendant la préparation d’un film, ce qu’il pensait de L’Année dernière à Marienbad. Il m’a dit : « pour moi c’est un brouillon. À part deux trois plans, tout est à jeter. »

Comment le théâtre a-t-il joué un rôle dans la carrière d’Alain Resnais ?

SB : Resnais aimait beaucoup le théâtre.

JL : Même étudiant, Alain allait au théâtre. Il allait toujours voir Pitoëff. Puis il a pris des cours de dramatique, et a pris des cours de comédiens aussi. Il s’intéressait à beaucoup de choses. C’était un homme de très grande culture, aussi bien au point de vue cinéma, théâtre, musique et peinture.

SB : Il était figurant dans les films de Marcel Carné.

JL : Oui ! Dans Les Visiteurs du soir. Simone Signoret était figurante. C’était une coproduction Franco-Italienne et l’assistant italien était Antonioni. C’était une belle équipe. [rire]

[À ce moment-là, nous avons commencé à parler des courts-métrages de Resnais sur les peintres. Puis nous avons parlé du décor dans les films du cinéaste et qui sont signés Jacques Saulnier.]

JL : Jacques était un vrai architecte décorateur, il construisait. D’ailleurs, il s’est mis à faire des maquettes formidables qui répondaient aux désirs de Resnais.

Comment avez-vous préparé L’Année dernière à Marienbad ?

SB : Je n’ai pas assisté à la préparation. Une fois que le scénario est fini on me demande de le pré-minuter. Mais Jean était présent.

JL : Resnais était à Paris au Rue des plantes, dans le 14ème arrondissement, et Robbe-Grillet habitait Neuilly. Chacun travaillait de son côté, et écrivait sur un cahier. Robbe-Grillet donnait les images, en même temps, le futur dialogue. J’allais le chercher et je le rapportais à Resnais puis je reprenais ce qu’il a fait corriger et je le rapportais à Robbe-Grillet. Je faisais le facteur entre les deux [rire] tout en cherchant les décors. La commande était les décors baroques et les deux principaux acteurs. Je peux vous dire que mon travail à Marienbad a commencé peu de temps après la sortie d’Hiroshima en 1959. J’ai commencé la préparation en avril 1960 et on a fini le tournage à l’hiver de 1960. C’était rapide [parlant avec Baudrot], quand tu vois le plan et la qualité du travail. Tu te souviens, la séquence avec les glaces et les fenêtres occultées en blanc ? On prenait Albertazzi qui entrait dans le salon, on recule avec lui et à un moment donné, en travelling panoramique, on retrouvait Albertazzi. C’était très compliqué comme prise, parce qu’il ne fallait pas que Albertazzi marche sur les techniciens qui étaient à quatre pattes.

SB : À l’époque ce n’était pas les cartes comme vous.

JL : En même temps, il y avait des glaces. Il ne fallait pas que la caméra soit dans l’image. À un moment donné dans cette scène, dans le bas de l’image on voit un tout petit peu la tête de Resnais, qui n’a pas pu résister à se lever pour voir. [Rire] Seuls les techniciens qui ont fait le film le voient.

Pour le décor, on le voulait baroque de préférence en France parce que c’était moins cher. Mais comme le film était une coproduction Franco-Allemande, il y avait l’Allemagne qui est rentrée dans les possibilités. Donc j’ai trouvé assez vite les décors. On a tourné dans deux châteaux à Munich, puis en studio à Paris : au Studio de Neuilly avec les décors de Jacques Saulnier. Le long couloir de Marienbad était créé en joignant deux plateaux ensemble. [rire]

Comment avez-vous trouvé les acteurs ?

JL : J’ai trouvé Albertazzi assez vite chez un agent italien, William Maurice. Pendant que Alain était allé voir Delphine Seyrig.

SB : Je me rappelle un jour, Alain est venu chez moi, avec plusieurs photos de filles [rire]. Il les a toutes mises par terre en me disant : « qu’est-ce que vous en pensez ? moi je préfère celle-là. » Il parlait de Delphine.

JL : Il est parti à New York pour la voir jouer au théâtre. Pendant que Resnais est parti aux États-Unis, Sacha Vierny et moi faisions des essais de pellicule. Quand Resnais est revenu de New York, nous sommes allés voir LTC, le grand laboratoire de l’époque, et nous lui avons montré avec Sacha des essais que nous avons faits avec une femme mannequin pendant 10 jours à Versailles. Cela était comme essai d’optique avec la pellicule. Dans la salle il n’y avait que Sacha, Alain et moi. Pendant que Vierny expliquait l’image, on a entendu un ronflement. [rire] Alain s’était endormi.

Quel(s) objectif(s) avez-vous utilisé pour L’Année dernière à Marienbad ?

JL : Nous avons utilisé le dyaliscope. Alain voulait de la profondeur de champ quelques fois, avec un gros plan en même temps. Et avec le cinémascope, c’était très compliqué. L’optique qui était cachée à moitié par un volet, et dans l’autre moitié, il y avait l’autre comédien. C’est au millimètre, parce que c’est sur la même image. Et ce n’était pas en trucage, c’était sur place. La photo était merveilleuse, et le scénario est très intelligent. Pour la pellicule, Alain voulait un grain pour rejoindre la qualité du cinéma muet. Je me souviens que le patron de LTC était désespéré, il disait : « bon écoutez Mr. Resnais, on a lutté pendant des années et des années, on n’en fait plus cette pellicule que vous voulez. » On ne faisait plus de la pellicule Ortho. Alors les techniciens du film ont fait beaucoup de trucages.

Comment les acteurs ont-ils préparé leurs rôles ?

JL : Avec Delphine, nous faisions des essais de voix et de présence à l’écran. On était chez Agnès Varda et Resnais filmait avec sa 16 mm. En même temps, Delphine et moi lisions une pièce de Jean Giraudoux.

SB : c’était pour faire des essais de sons ?

JL : Non c’était pour faire des essais de jeu car c’était muet. Ce sont de merveilleux souvenirs pendant la préparation. Il y avait une ambiance formidable.

Comment Alain Resnais travaillait-il avec ses acteurs ?

JL : Pour les directions sur les acteurs, on ne peut pas dire grand chose parce que ça se passait toujours…

SB : En tête à tête. Il se mettait seul avec les acteurs et nous les techniciens nous n’assistions pas.

JL : La direction d’acteur est un peu de la blague. C’est la complicité, puis ça marchait bien avec Resnais car l’équipe s’entendait bien. Il parlait à demi-mot et on comprenait. Un détail d’Alain surtout, quand on faisait Hiroshima et qu’on tournait à Autun, Bernard Fresson, le soldat allemand, n’était pas dans le premier plan. Et il s’était habillé quand même en soldat pour tourner. Alain demandait alors à Fresson de se mettre dans la peau du personnage, et d’aller se promener un peu en ville en tant que soldat allemand. [Rire] Bernard y va et puis très vite, on voit le maire de la ville arriver en voiture qui nous dit : « Il y a des plaintes, un soldat allemand se promène dans la ville. Je me fais engueuler » [rire].

Resnais intervenait-il au montage ?

JL : Alain Resnais montait ses films. Par contre, avec lui, il prenait un grand monteur qui pouvait avoir des idées. Alain acceptait toutes les suggestions.

SB : Le découpage était très précis avec Resnais.

JL : Lors du tournage de La guerre est finie, je me souviens entendre Alain qui disait à voix basse : « à la poubelle, à la poubelle, à la poubelle, coupez. » [rire] Ceci était pour faire plaisir à l’acteur et pour continuer un peu dans l’espérance que quelque chose se passe. C’est pour ça qu’il répétait ses plans. Il savait très bien où était la collure. Je ne sais pas s’il travaillait autant à la fin de sa vie pour la préparation d’un film.

Comment pensez-vous les raccords ?

SB : La scène dans Hiroshima où Riva tombe dans les bras de sa mère puis dans les bras d’Okada était faite premièrement à Hiroshima, et ensuite en France. Dans le film c’est l’inverse. Le plan où elle reçoit la gifle, la pauvre avait les joues gonflées parce qu’on l’a faite dix fois. Le machiniste japonais devrait faire démarrer le travelling avant, au bon moment, et quand il s’arrête, ça devait tomber avec la gifle. Mais ça ne tombait jamais. Au cinéma on n’en parle pas assez souvent du rôle du machiniste qui pousse le travelling, ou de l’accessoiriste. Il y a de petits métiers dont on ne parle pas et qui sont indispensables.

Comment Resnais pensait-il au travelling ?

JL : Quand c’est une écriture comme celle chez Resnais, ça va de soi. Comme une écriture d’un roman ou d’une nouvelle. À un moment donné, le monologue s’impose. Il y avait aussi le côté purement technique. Pratique si on peut dire. Cela fait partie de la respiration d’un film. Il y avait aussi un côté un petit peu musical. Et comme dans la peinture, il y avait vraiment dans certains tableaux une plage de silence qui s’impose au peintre.

Considérez-vous Alain Resnais comme cinéaste musicien ou cinéaste littéraire ?

SB : Il est plutôt littéraire.

JL : Je dirai cinéaste cinéaste. [Rire]. Dans L’Amour à mort, la musique est fondamentale parce que le montage est en alternance des images de fictions. Puis ces plans vides sur lesquels se trouve une sorte de petits flocons blancs qui tombent. Et là, la musique est la parole si puis-je le dire. C’est exactement ce qu’il voulait. Cela dit, ça crée un temps mort dans le montage.  

Comment Resnais rend-il hommage au cinéma à travers L’Année dernière à Marienbad ?

JL : Quand on voit des plans de Marienbad avec Delphine et ses plumes, on pense à certains films avec Marlene Dietrich. Elles ont les mêmes genres de plumes. Bernard Evein s’est inspiré sans aucun doute.

SB : Les metteurs en scène voient un film, il y a un plan qui les inspire, c’est normal.

JL : Il y a un personnage dont on ne parle pas : Hitchcock qui est dans plusieurs films d’Alain.

SB : Dans Marienbad il est devant l’ascenseur et dans Muriel il tient le menu devant la porte du restaurant. Resnais s’est aussi inspiré de La Main au collet (1955), notamment la scène où Cary Grant se baladait avec Grace Kelly. Elle est reprise dans Marienbad.

Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet intervenaient-ils dans la réalisation d’Hiroshima Mon Amour et L’Année dernière à Marienbad ?

JL : Avec moi, aucun scénariste n’était sur le plateau. Ils se téléphonaient. Par exemple, pour certains plans de Marienbad, Alain était en relation téléphonique avec Robbe-Grillet.

Pendant le tournage pensiez-vous à la musique ?

JL : Resnais savait ce qu’il voulait comme genre de musique. Nous avions parlé d’Olivier Messiaen pour faire la musique de Marienbad et Resnais m’a dit que ce n’est pas la peine d’essayer car il dirait non. Je lui ai dit que j’allais essayer de le voir et de lui demander. Alors je me suis présenté et Messiaen me dit qu’il était incapable de faire de la musique de film. Messiaen a eu comme célèbre élève, Pierre Boulez. Il avait également Michel Fano. Il a été Perche-man pendant un moment […] Il était un grand copain de Robbe-Grillet et je crois que dans Marienbad il avait fait un passage aussi.

Avez-vous de prochains projets ?

JL : Le cinéma m’a abandonné plus que moi j’ai abandonné le cinéma.

SB : Moi j’ai travaillé sur le dernier Polanski

JL : Mais toi, tu es un cas.

SB : Knock on wood [rire].

J’ai eu l’honneur de rencontrer deux légendes de l’industrie cinématographique. Je remercie Sylvette Baudrot de m’avoir accueilli chez elle, Jean Léon d’avoir fait le trajet pour assister à l’entretien, Tifenn Brisset qui, sans elle, je n’aurais jamais pu les rencontrer, et Marek Pawlikowski pour son aide technique et sa présence.  

L’entretien était filmé et sera bientôt publié sur le Seul le cinéma.