TWIN PEAKS 3 : ENTRETIEN AVEC PACÔME THIELLEMENT

Entretien avec Pacôme Thiellement à propos
de Trois essais sur Twin Peaks, publié aux éditions PUF.

Twin Peaks, toujours, encore, même un dimanche après-midi parisien où le froid pointe déjà le bout de son nez à la fin d’un mois d’octobre monotone. Pas de répit pour les exégèses et analyses grandiloquentes concernant l’un des objets filmés les plus étonnants, destructeurs et gigantesques de ces dernières années. The Return a été une épopée de dix-huit heures qui nous a fait revenir à Twin Peaks et qui a surtout marqué le retour de David Lynch à la réalisation, onze ans après Inland Empire.   

Un condensé de fascinations, de mystères et de no-sense que Pacôme Thiellement s’est empressé de décortiquer dans La Substance de ce monde, essai exclusivement réservé à ce délire jubilatoire que fut la saison 3 de Twin Peaks. L’essayiste s’est déjà intéressé à la grammaire lynchéenne dans La main gauche de David Lynch et ses contours twinpeaksien dans Exégèse de la Black Lodge, deux textes réédités pour l’occasion de ce texte inédit dans Trois essais sur Twin Peaks, aux éditions PUF. Dans ce nouvel essai, c’est un profond questionnement qui transparaît. De la première à la dernière page, comme du premier au dernier épisode de The Return, on ne cesse de se demander ce qui s’est passé, on se demande encore comment saisir cet objet non-identifié. La substance de ce monde nous donne la possibilité de toucher du doigt cette faculté de ne pas comprendre, cette zone grise entre la lecture des images et les leçons que nous tirons d’elles, un sentiment qui a poussé Pacôme Thiellement à se lancer dans cette écriture.

De la reconstitution du montage jusqu’à l’implication du spectateur, La Substance de ce monde nous invite aussi à prolonger les idées pour en arriver vers d’autres. D’où cette heure et demie d’entretien placée sous le signe des défauts de forme, des différents rôles de Cooper, des identités multiples, des débats qui ont secoué la communauté Twin Peaks… Comme si l’envie, la nécessité d’en discuter était une façon de tout reconstituer quand bien même nous savons, dès que ces images reviendront vers nous, qu’elle nous perdra dans les limbes de l’outre-monde perçu dans l’épisode 18 et son cri dévastateur. Reconstituer, se souvenir, se faire piquer… Twin Peaks – The Return est un faux antidote qui agit aussi bien sur ses formes que sur son spectateur. L’entretien qui suit est un hommage à cette philosophie de la création et des formes, et un formidable reflet de l’état dans lequel elle nous a laissés.

Comment avez-vous découvert David Lynch ?

Par Twin Peaks en 1991. J’avais entre 15 et 16 ans. Plusieurs personnes en parlaient dans la classe, pas forcément des gens qui l’avaient vu. Mon père m’en avait parlé aussi : « J’ai vu cette série, c’est très très bizarre, ça devrait te plaire ». Je sortais d’un visionnage sur M6 du Prisonnier dont j’étais très fan, c’était une autre dimension par rapport aux autres séries classiques diffusées à l’époque. C’est là que je me rendais compte que quelque chose de très fort venu d’une série pouvait m’attraper.

La première fois que j’ai regardé Twin Peaks, je suis tombé sur les deux épisodes (la série était diffusée par doublon, ndlr.) où on apprend qui a tué Laura Palmer et que Bob est finalement son père, Leland Palmer. C’est très intéressant pour moi à ce moment-là, parce que je ne comprends rien. Je n’ai pas vraiment les clés des personnages. La série nous fait comprendre dans un premier temps que Cooper soupçonne Ben Horne, et je n’ai pas de raisons pour comprendre cela autrement. Quand je regarde les épisodes suivants, je continue à croire que Ben Horne est le tueur de Laura Palmer parce que je pensais que Leland n’était qu’en fait le tueur de la cousine de cette dernière. Je ne comprends pas ce qui se passe. Ça me semble très difficile à admettre que dans une série, même bizarre, on parle d’un père qui a tué sa fille, et qu’on le montre sur un mode à la fois surnaturel et en même temps avec des éléments d’humour et de bizarrerie. Toutes ces choses-là sont complètement ininterprétables pour moi, je suis pris par ce tabou, et je le vis vraiment de manière très étonnante.

Votre découverte pendant votre adolescence coïncidait avec la teneur « teen » de Twin Peaks ?

Complètement. J’étais même plus jeune que les ados de Twin Peaks, ils avaient un an de plus.

On parlait beaucoup de Twin Peaks au collège/lycée ?

C’était évoqué, mais on n’en parlait pas beaucoup. Ce sont surtout les plus âgés qui en discutaient. Je parle d’une époque où j’étais en seconde et en première, et la série s’est arrêtée lorsque j’étais en première, et c’est là que j’avais converti toute ma classe à Twin Peaks. Je me suis dit que toute la classe devait aimer la série quand elle s’est arrêtée, et puis il devait y avoir le film. Et donc j’ai emmené avec moi le plus de gens possibles aller voir Fire walk with me. C’était mes premiers pas dans mon aventure de conférencier et d’obsessionnel qui cherche à convertir les gens ! (rires)

Ceux que vous avez converti et avec qui vous êtes allé voir le film ne vous vont ont pas détesté compte tenu de sa très mauvaise réception à l’époque ?

Pas du tout. On a tous adoré le film. On était tous à ce moment-là dans le type de réceptivité qui permettait de recevoir le film au meilleur. C’est-à-dire qu’on n’attendait pas du film qu’il soit une explication ou une prolongation de la série, mais une progression dans le mystère. Ce qui nous avait motivés, c’était la sensation que la vie était elle aussi plein de mystères, et que la vie doit ressembler à Twin Peaks. On voulait être comme les personnages.

Si je reviens en arrière et sur ma réception des premiers épisodes de la série, je n’avais pas tout de suite compris que Cooper était le héros. Comme il n’avait vraiment pas le look d’un agent du FBI à l’époque où je découvre la série, je me disais que ça devait être une espèce de personnage piégeur, comme un type très riche de la ville qui suivrait l’enquête.

Un peu à la Ben Horn ?

Tout à fait ! (rires) Et ça me semblait un personnage très inhabituel donc j’étais persuadé que le héros de la série – si héros il y avait –, c’était le shérif Harry Truman. Cooper, pour moi, était une sorte de rigolo. Quand je vois la scène où l’on découvre que Bob est finalement Leland, là je comprends que Cooper est le héros de la série. Instantanément. Il passe de bizarro-comique à une sorte de représentant de la loi incarné par une empathie spirituelle.

Il y met beaucoup de sentiment, de la théologie presque.

C’est ça, un personnage qui a énormément d’émotions et de croyances, et qui n’a pas peur de les montrer vis-à-vis de gens qui sont susceptibles d’être des suspects, ou vis-à-vis d’un coupable. Ce qui est unique. C’est quelqu’un qui est capable de pleurer parce qu’il voit une personne en train de mourir, ce qui se passe avec Leland. C’est très particulier. Il a une dimension de psychologue.

Entre la fin de la série et le film, j’ai tout fait pour voir les épisodes intermédiaires, et c’était très difficile à l’époque. Pas grand monde avait enregistré ça sur son magnétoscope. On ne les trouvait pas en cassette vidéo encore. Et la première sortie qui a eu lieu, c’était des cassettes à la vente anglaise uniquement pour la première saison. Je me suis retrouvé donc à regarder Twin Peaks en anglais non sous-titré, et donc à progresser en anglais ! (rires) Je les ai regardés plein de fois, et je les montrais à mes camarades d’école.

Vous avez commandé la cassette ou vous l’avez trouvée dans un vidéo club ?

Dans un vidéo club qui vendait des cassettes en import, puis c’était moins cher que celles qui venaient des Etats-Unis, mais plus cher évidemment que celles venant de France.

Comment avez-vous vécu la diffusion de The Return ?

Je l’ai regardée dès qu’elle a commencé, à la minute où l’épisode pouvait être téléchargeable.

Quelle est la graine semée dans cette saison 3 qui a fait émerger votre réflexion et qui a donné La Substance de ce monde, présent dans Trois essais sur Twin Peaks ?

Le fait que je n’y comprenne rien ! (rires) Ça c’est vraiment la base. L’une de mes seules solutions pour commencer à peine à comprendre quelque chose, c’est déjà de recopier tout ce que je voyais, grosso modo faire des plans. J’ai fait un nombre incalculable de plans parce que j’ai essayé de remettre les séquences dans l’ordre, ce que je n’ai jamais réussi à faire.

Vous en parlez dans votre essai justement. Vous êtes de ceux qui croient que le montage, un peu à la manière de Pulp Fiction, serait déstructuré ?

Des éléments font que ce n’est pas une question de croyance. Il y a des choses qui ne peuvent pas se passer dans cette continuité-là. A moins que l’on considère qu’on est dans un monde où la continuité est brisée, ce qui est possible. Mais justement ça m’intéressait de voir si l’on pouvait définir une continuité. Mais je n’ai pas réussi. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas forcément. J’ai peut-être renoncé plusieurs fois parce qu’il y a des moments où la tâche me semblait trop ardue.

Mais il y a cette sorte de latence, de sénilité et d’agonie du temps qui peut nous faire penser que l’écart entre différentes scènes est justement dû à une temporalité lente et impossible à distinguer.

Absolument, c’est très questionnable. Il y a cette intrigue avec une date à laquelle les policiers du commissariat de Twin Peaks doivent se plier pour aller au Jack Rabbit’s Palace du Major Briggs. Ils disent toujours que c’est dans deux jours. Quelques épisodes plus tard : c’est dans deux jours ! Entre temps des nuits et des jours passent, et tout d’un coup on y va. Il est tout à fait possible que tout le monde soit perdu dans le temps. Je ne dis pas que nécessaire de reconstituer le temps, mais c’est quelque chose que l’on se sent obligé de faire parce que l’insistance sur la chronologie dans la série est très grande. Insistance sur les dates, les heures, les chiffres… Il y a toute une façon de nombrer et de chiffrer l’action et de donner des éléments cohérents par rapport à celle-ci qui fait que tous les éléments incohérents perturbent le spectateur dans sa vision. Si j’y croyais vraiment à ce truc-là, je ne serais pas là et je ferais encore des calculs.

C’est intéressant cette imbrication entre ce qui est concret – les chiffres et les dates – et ce qui ne l’est absolument pas. Est-ce ici finalement la structure de cette saison 3 ?

S’il y a bien quelque chose que je n’ai toujours pas résolu, c’est à quel point le chiffrage de la saison est significatif. Ce qui m’amène à cette scène où Gordon Cole reçoit le message de Dale Cooper de l’horaire qui mène au chiffre 10, le numéro de la complétude. Cet élément-ci mène à penser qu’il y a un chiffrage symboliquement réglé, surtout que c’est toujours la même suite de nombre qui sont investis. Ces suites forment toujours un nombre premier allant de 1 à 10. Elles jalonnent la série en plus d’être dénombrable.

En plus, dans le dernier épisode, on les voit toutes les passer les unes après les autres de façon très curieuse. Le 430 du Fireman, le nombre de kilomètres qui séparent Twin Peaks d’Odessa. Le 8 infini donné par Bowie (Philip Jeffries, ndlr.), et le 6 du poteau à côté de l’appartement de Laura Palmer. Et quand Cooper s’apprête à sortir de la Black Lodge, l’évolution du Bras insiste sur une suite qui est 2/5/3, qui est donc le 10 de complétude. Ensuite, Cooper passe par une zone dans laquelle il est confronté successivement à un 3 et à un 15…

… qui fait 18, comme le nombre d’épisodes.

Exactement ! Et aussi, tout le monde l’a remarqué, le 3 est le numéro de l’épisode où il perd conscience, et le 15 celui où il reprend conscience (Cooper retrouve son identité en fait dans l’épisode 16, lorsqu’il se réveille dans l’hôpital et récupère la bague auprès de Mike, ndlr.). Il y a énormément de choses qui jouent avec un chiffrage de la série. Finalement, l’étincelle qui m’a donné envie d’écrire cet essai est la somme de toutes ces questions que je n’arrivais pas à résoudre.

Justement, quelle est la chose sur laquelle vous avez adoré ne rien comprendre ? Parce qu’on adore ne rien comprendre.

C’est comme si l’on me demandait ce que j’ai le plus aimé dans Twin Peaks. J’ai été particulièrement sensible à la présentation d’éléments nouveaux concernant l’outre-monde, qui n’était pas précédemment traité dans l’ancien Twin Peaks.

L’éclatement de la fiction ?

Exactement, et les autres dimensions de cette fiction. Et beaucoup plus que les éléments qui sont « de ce monde ». Ah si, ce qui m’a le plus fait vibrer, finalement, c’est la façon dont fonctionne le Convenience Store. Je suis totalement fasciné et incapable d’expliquer le fait qu’on retrouve l’extérieur du motel de Teresa Banks utilisé comme surface d’exploration pour aboutir à la chambre dans laquelle se trouve Phillip Jeffries. C’est quelque chose que j’ai remarqué dès le début en découvrant la scène. J’ai reconnu le lieu de Fire walk with me, et je me suis demandé ce que ça foutait-là !

Dans La Substance de ce monde comme dans La main gauche de David Lynch, il est parfois question du rôle du spectateur, et ses reflets dans l’univers de la saison 3. Quel serait votre reflet à vous ?

Un personnage ou une image ?

Les deux, parce qu’un personnage est aussi une image pour Lynch.

Complètement. C’est complexe parce que là aussi ça se joue à plein d’endroits différents. J’étais très sensible à un débat que j’ai eu sur le blog Something is Missing sur le Docteur Jacoby. J’ai pris très à cœur la figuration de ce personnage, le rejet dont il peut faire l’objet par le spectateur, et en même temps j’ai été particulièrement soulagé de voir non seulement que son émission fonctionnait…

Pour contextualiser, vous avez discuté avec cet autre membre de l’idée que Jacoby était soit un instrument d’humour péjoratif pour Lynch ou faisait l’objet simplement d’un traitement neutre de la part du cinéaste, avec une bonne conclusion à la clé, ce que vous défendiez.

C’est l’un des rares personnages qui avait pour moi une logique et une finalité qui était en accord avec l’évolution du monde. Pour moi, ce n’est pas parce qu’il est représenté de façon comique qu’il fait l’objet d’un traitement péjoratif. Le fait qu’il vende des pelles, c’est symbolique. A aucun moment je me suis dit que c’était un escroc qui vend des pelles ! D’ailleurs, c’est l’un des points de départs de l’écriture du texte parce que l’une des premières choses qui m’avait frappé sur la série était sa dimension politique. Pour moi, ce qui m’apparaissait et qui était très différent de la première version de Twin Peaks, c’est que la saison 3 a une dimension non pas militante mais avec beaucoup d’énoncés politiques directs.

Quand Janey-E parle de l’Amérique « des 99% » et d’un « âge sombre », c’est le citoyen qui va trop chercher ses références indiennes. Et dans l’interview faite aux Cahiers du Cinéma, pof, Lynch balance le Kali Yuga, nous indiquant qu’on vit dans un âge sombre selon cette philosophie. Mais s’il y a bien quelque chose qui me ressemble dans ce Twin Peaks, c’est Cooper perdu cherchant les signes de l’ancien Twin Peaks à Las Vegas.

Il y a un pacte fait entre The Return et le spectateur qui dépend beaucoup d’un problème de forme, d’une instabilité des formes, dans laquelle les ressemblances avec l’ancienne version de Twin Peaks trouble davantage qu’elle ne nous rassurent vis-à-vis des réminiscences qu’on a d’elle. Pour vous, est-ce que The Return est le fruit d’un défaut, d’un manque de forme ?

En tout cas il y une mise en danger de la forme. Ce qui est marquant et ce qui créé en même temps une frustration énorme, c’est le fait que les personnages de l’ancien Twin Peaks interagissent très peu entre eux. Les moments de grâce sont les très peu moments d’interaction.

D’autant plus qu’on voit moins Twin Peaks.

Oui. Ceci dit, au bout du compte quand on arrive à la fin, on se dit qu’on l’aura pas mal vu. Mais on aura vu très peu d’interactions : Ben Horn isolé, Jacoby isolé, Ed… Ce manque de présence est très frustrant, ce qui met la fiction en échec. Certains, on a du mal à les considérer comme des personnages ! Quand on a le troisième frère Renault qui a une scène où il parle au téléphone d’une intrigue dont on se fout après qu’on ait observé un mec passé le balai pendant trois minutes… On ne sait pas quoi en faire.

Il y d’autres histoires de la sorte : celle de Steven, celle de Red (le magicien amant de Shelly)… Le pire ce n’est pas Renault, et là c’est une mise en danger totale de la fiction, c’est le rendez-vous entre Andy et le fermier. Alors ça ! Je ne sais pas quoi en faire ! On le lie à quoi ce truc ? Qu’est-ce qu’on en fait ? On est en face d’un personnage principal, Andy, qui prend une initiative.

Enfin !

(Rires) Il décide de mener une enquête qui nous rappelle quelques endroits du récit de base, mais ça ne nous mène nulle part. On peut poser la même question sur les bruits dans la maison de Sarah Palmer quand Hawk vient pour lui demander si tout va bien. On a l’amorce d’une intrigue, et ça s’arrête là.

Audrey n’est-elle pas le symbole de tout cela ? Il y a une sorte d’intrigue qui se construit avec son mari Charlie et avec Billy. Ça ne va nulle part.

Pour moi cette suite de séquences elle la plus facilement interprétable. Elle est comme une mise en place systématique qui se joue dans le reste de la série. C’est comme une synecdoque. Dans un premier temps, Audrey et Charlie accumule des éléments et des personnages dont on n’a jamais entendu parler. Quand ce truc-là arrive, je me dis : « on n’en a pas assez des histoires ? » (rires).

Vous en parlez justement dans votre essai, cette faculté de nous perdre tandis qu’on retrouve l’un des personnages les plus aimés de l’ancienne version.

Et les plus attendus de cette nouvelle saison ! C’est d’une violence absolue. C’est l’opération violente par excellence. Au milieu de ça, on a cette conversation téléphonique qui dure très longtemps, on attend, comme Audrey, en train d’espérer que Charlie nous dise ce qui s’est passé. Quand on a la séquence suivante, complètement différente, qui se passe dans le salon, Charlie veut toujours aller au Roadhouse, mais à ce moment-là on a des éléments qui nous renvoient au fond mythologique de Twin Peaks, qui apparaissent comme des signes, un peu comme le Las Vegas de Cooper. On a Ghostwood, on a cette phrase que l’on comprend à l’instant mais qui sera redite dans la série : « est-ce que c’est l’histoire de la petite fille au bout du chemin ? ». Et on a enfin cette phrase de Charlie : « est-ce que je vais devoir en finir avec ton histoire aussi ? », qui est comme une menace et donc on ne sait pas d’où elle vient. Ce n’est pas quelque chose qu’on dit à sa femme ! (rires). C’est une séquence semi-onirique dans laquelle le spectateur est à l’affût de signes.

Et là on est dans ce que j’appelle le deuxième stade du spectateur de la saison 3. Il faut neuf épisodes à mon avis pour que l’on renonce vraiment à mêler les intrigues. Après l’épisode 8, quand on retourne à Buckhorn, il y a certains fils narratifs qui commencent à se remettre en place. Mais pour autant, il y a quelques éléments qui amènent à te dire que ça ne suffira parce qu’ils en parlent tous de façon trop flou.

Quand Lynch revient sur les fils de l’intrigue, comme lors du climax de l’épisode 17 où Gordon Cole explique Albert qui lui cachait quelque chose depuis tout ce temps, c’est souvent pour reconstituer la mythologie Twin Peaks. Comme l’épisode 8, où il dévoile les origines de la fiction.

Tout à fait. C’est un deux ex machina révisionniste, il faut le dire. C’est d’autant plus choquant ! (rires)

Il ne donne aucune conséquence de ces intrigues, et ne dévoile que leurs origines. Il fait exploser tous les rapports entre les personnages et eux-mêmes avec la fiction. Ca entraine d’autres formes : Jowday par exemple, ou l’ensemble de l’épisode 8, sorte de trip formel. Est-ce que la déconstruction narrative fait exploser les formes, et inversement par le défaut de forme ?

Faut s’entendre sur le « défaut de forme ». Pour moi, si l’on parle de défaut de forme, c’est dans un sens positif. La forme fait défaut volontairement. Il y a en tout cas la création d’éléments manquants. Création artificielle et quasi-systématique de problèmes pour constituer un monde. Mais ça va aussi avec un thème clé dans la saison 3, l’énergie seconde qui m’a conduit à écrire le texte : c’est la question de l’amnésie. La saison 3 joue avec la série Twin Peaks un peu comme un homme essaye de faire coïncider ses souvenirs. Ça marche parfois, pas toujours, et ça repart ailleurs. Il y a énormément de révisionnisme, mais je pense qu’il n’est pas seulement de l’ordre du twist narratif. Car il y a une sorte de choix dans l’idée d’enlever des éléments clés de l’univers, et de le faire fonctionner sans eux. Et en particulier toute l’histoire de Window Earle et Annie Blackburn dont il est absolument anormal à plein de moments de cette saison qu’ils ne soient pas mentionner. C’est de l’ordre d’un oubli global et collectif.

Dans une scène fameuse ou Albert et Gordon Cole expliquent à Tammy les origines du projet Blue Rose, c’est anormal qu’ils omettent l’agent du FBI qui est supposé avoir fait la jonction, à savoir Windom Earle, qui est aussi le supérieur hiérarchique de Cooper et un autre agent Blue Rose.

La saison 3 arrive tout de même à lui donner un reflet technologique.

Tout à fait ! On a quand même des éléments techniques qui nous renvoient à Windom Earle. Par contre Annie on l’a complètement oubliée, c’est juste une fille qui est passé momentanément dans cette ville. C’est très curieux.

Au niveau des spectres et des absences des personnages, il y a Cooper qu’on ne retrouve que le temps de deux épisodes. Est-ce que Dougie a réussi à nous le faire oublier ?

Là encore c’est une question qui nous renvoie à comment nous avons chacun vu la série. Je ne peux pas m’empêcher de voir Cooper en prison dans Dougie. Bien sûr qu’il y a des moments de joie, mais je vois surtout quelqu’un qui essaye de se retrouver lui-même, mais qui n’y arrive pas. Ce sont surtout les moments où il peine à comprendre ce qu’il y a en jeu, où il essaye de retrouver la mémoire qui me font penser que c’est Cooper dans le coma qui essaye de revenir. Je suis d’accord avec l’idée que ces scènes sont traitées sous un mode de comédie heureuse, ce sont clairement les séquences les plus joyeuses de toute cette saison. On sait qu’il ne va pas cesser de s’en sortir, que les méchants se convertissent au bien etc… Pour autant, je vois ça comme quelque chose de très douloureux.

Vous êtes très dark en fait.

(Rires) Plus dark que les autres spectateurs de la saison 3 je pense ! Pour moi, les seules séquences que je trouve heureuses de la série sont celles autour de Norma et Ed, ce qui est très peu. Tout le reste est pour moi très sombre et très triste.

Autre manque, la ville de Twin Peaks elle-même dans le dernier épisode. On a l’impression qu’elle est complètement dépouillée par cet entre-monde.

C’est encore plus difficile au sein du dernier épisode, et c’est choquant. Ce qui marque avant tout les personnes quand ils regardent le dernier épisode, c’est qu’il est intégralement sans humour. C’est inouï. Même les scènes avec le doppelgänger avaient des éléments d’humour.

Vous dites même dans un passage qu’il est « con ».

Je n’exagère pas trop, non mais parce qu’il est quand même con. Parce qu’il a cette espèce de gueule très sérieuse et de méchant sûr de lui, ces défauts apparaissent plus. Il est à la fois animal et robotique, c’est une figure très étrange et passionnante. Sur le mode du film noir, ces séquences avec le doppelgänger sont des éléments d’humour burlesque et inquiétant, et ce dès la première scène où il apparait, chez Ottis et Buella, qui est d’ailleurs 100% David Lynch.

Le dernier épisode ne fait pas du tout cela. C’est l’élément qui droit frapper le plus le spectateur. C’est zéro humour ! Et ça c’est quelque chose de très choquant. Il y a des éléments d’absurde, mais ils ne sont pas traités avec un trait d’humour. Cooper qui met les pistolets dans la friteuse bouillante, et qui conseille au cuisiner de se retirer, ça n’a strictement aucun sens. Il est très inquiétant, et on ne comprend pas ce qu’il fait. Il est tellement instable, même dans la soustraction dont il fait l’objet, c’est-à-dire que c’est une sorte de Cooper sans l’émotion, sans la compassion. C’est là qu’on se demande s’il a encore de la rationalité. Qu’est-ce qu’il fout ?

Au fond, cette saison fait le récit d’une instabilité ?

Ça marche ! (rires) Il y a une instabilité émotionnelle qui est provoquée chez le spectateur. Et la question est toujours de savoir comment il faut l’interpréter.

The Return parle de ça : comment pouvons-nous interpréter ? Quel est notre capacité à interpréter ? Quand bien même Lynch demande dans les interviews de laisser flotter les idées, il balise tout de même son univers. Twin Peaks c’est finalement une philosophie de vie selon laquelle on peut interpréter chacun à notre façon, sans qu’on nous l’explique.

Vous êtes en face de quelque chose, vous l’interprétez. Et qu’est-ce que vous tirez de cette interprétation ? C’est ce que dit la femme à la buche : votre interprétation naît du monde dans lequel vous vivez. C’est sûr qu’il ne nous facilite pas la tâche, jamais. En fait la difficulté de la saison 3, c’est d’obtenir d’elle une vision unifiée. Et c’est très dur de faire une interprétation avec une vision multiple. C’est-à-dire qu’on est obligé dans cette saison 3 d’être sur le « ou bien, ou bien, ou bien… ». Ce n’était pas le cas avant. Il aboutissait à un endroit dont on pouvait tirer une lecture unifiée.

Twin Peaks constitue déjà un tournant dans sa carrière, il y a « l’avant Twin Peaks » (Eraserhead, Elephant Man…) et « l’après Twin Peaks », période à partir de laquelle il est devenu un vrai iconoclaste. C’est à la fois dans la continuité de ce qu’il fait depuis Twin Peaks, alors que Twin Peaks première génération n’était pas du tout dans ce courant.

Parce que ce qu’il a fait de plus expérimental finalement c’est d’avoir joué dans les séries et pas dans ses films. Ses films avant la saison 3 étaient la conséquence de Twin Peaks première génération, et maintenant on a un Twin Peaks – The Return qui est encore plus bizarre que les films qu’il a faits depuis. Je ne connais rien d’aussi bizarre que The Return. Et c’est pour ça que ça me fascine autant. Il n’y a aucune œuvre qui résiste autant à la compréhension par moments et d’une façon qui est quasiment de l’ordre de la démangeaison. On est là, et ça gratte, c’est anormal de faire des choses comme ça. N’importe quel artiste classique va se dire qu’il a suffisamment fait et qu’il va se calmer. Et là, on ne te facilite pas la tâche jusqu’au bout.

C’est comme une vaste chasse au trésor qui est finalement ultra-irritante. Elle nous réserve une part de magie dans la façon dont on interprète les choses, mais c’est jamais satisfaisant.

Complètement. Ce qui fait qu’on se sent malgré tout obligé de continuer à chercher. Il y a des figures comme le Fireman ou comme la Femme à la Bûche dont on ne pas douter un seul instant qu’ils soient dans une sorte de vérité totale et absolue. Toute les phrases de la Femme à la Bûche, c’est comme si elles fonctionnaient comme des oracles. On ne peut pas demander à une femme, à la veille de sa mort, de rejouer un personnage dont l’importance est secondaire. Le Fireman, lui, ne présente aucun doute sur son rôle déterminant qu’il a dans toute cette affaire. Or, il donne des indices à Cooper en le missionnant, et présente à Andy une sorte de livre d’images de ce qu’a été le problème sur Twin Peaks. On ne peut pas dire une chose ou une autre. Ils sont de l’ordre du socle. Pour les autres en revanche, il n’y en a pas.

D’autres choses sont présentées malgré tout comme des sortes de pôle de stabilité, du moins à un niveau métaphysique, mais ils sont très rares ! Cooper n’en fait pas partie, et c’est tout le problème. Il est supposé être notre référent, mais il ne l’est pas du tout. Qu’est-ce que c’est Cooper ?

C’est peut-être devenu une image ? Le Cooper dont vous parlez qui reflète son spectateur, il nous a perdus. Ce n’est pas nous qui l’avons perdu, c’est lui qui nous a perdus. Et c’est terrible parce qu’on croit le revoir lorsqu’il dit « I am the FBI ». La machine Cooper est de retour. On pense le retrouver, mais c’est une grosse feinte compte tenu de la suite.

C’est d’une violence vis-à-vis du spectateur qui est absolu. Faire un geste d’une cruauté pareille, ça a forcément une signification qui a le plus grand poids. On ne reprend pas une série vingt-cinq ans plus tard pour redire qu’on n’aura jamais Cooper.

C’est terrible.

Oui c’est terrible ! Il y a deux choses qui sont dites à la fin de la saison 2, qui sont redites à la fin de la saison 3 : Cooper ne reviendra jamais et vous n’oublierez jamais Laura. Parce que dans le premier Twin Peaks, on oublie Laura un moment donné, elle n’est plus la question de Twin Peaks. A la fin de la saison 2, Laura réapparait à la fin comme si Lynch nous disait que la vraie question c’est Laura. Dans Fire walk with me, Laura est le centre. Et dans la saison 3, on se demande comment il va nous foutre du Laura Palmer, morte et enterrée ! (rires)

Mais il ne la fait pas réapparaitre justement ! Avec Carrie Page.

Si c’est Laura Palmer.

Oui mais comme dirait Lynch : « pas dans le sens normal du mot ! » 

(Rires). Oui, c’est juste.

Quelque chose de plus concret : les enfants. Vous vous êtes intéressé aux enfants, notamment dans un article pour Les Cahiers du Cinéma. Pensez-vous que les enfants sont les principaux témoins de notre enfer ou les héros qui nous en sortiront ?

Je pense qu’à aucun moment de cette saison nous pouvons présupposer que les enfants nous sortiront de cet enfer. Ils sont quand même dans un sale état ! Faut juste comprendre qu’ils ne sont pas présentés comme des enfants.

Puis il y a Wally, l’enfant de Lucy et Andy.

Oui mais c’est un jeune homme, le seul jeune homme positif de la saison 3 avec Freddy. Ils sont les seuls à ne pas être des merdes. Tous les autres de leur âge sont vraiment des sales types.

C’est une façon pour Lynch de nous montrer comment ne nous prenons pas soin des enfants alors que c’est eux qui vont nous sauver ?

J’aimerai bien, mais ce n’est pas ça qu’il dit. Il est comme Jacoby : « sauvez les enfants ! ». Ceci dit j’aimerai bien que ce soit les enfants qui nous sauvent.

Et les enfants de l’épisode 8 ? Avec notamment la petite fille qui se fait aspirer par ce « trou ».

Il y a cette question sur laquelle je ne me prononce pas : l’identité de la fille. Le livre de Frost dit que c’est Sarah Palmer. Mais ça reste une identité instable. Quand j’ai vu l’épisode, à aucun moment j’ai pensé que c’était Sarah Palmer. Je trouve que c’est appauvrissant de penser que c’est elle. Cela donne une cohérence narrativement à quelque chose qui à mon avis est fort au niveau symbolique. Et je pense que c’est pour ça qu’il a enlevé les noms au générique. Au début, cela aurait pu être une séquence autour de Sarah Palmer. Et finalement, n’importe qui dans une série télé indiquera que c’est bien Sarah dans le générique de fin s’il veut vraiment que ce soit la Sarah plus jeune. Frost il veut que ça marche, et Lynch il ne veut pas.

Cette séquence des enfants de l’épisode 8, elle est intéressante parce que, se situant l’année de naissance du rock n’roll, est là pour montrer le début de l’Amérique du rock et des histoires d’amour entre les jeunes : c’est le début de l’espoir. C’est la génération qui est celle d’avant Cooper et celle qui va apprendre l’amour aux enfants d’après, c’est-à-dire les héros adultes de Twin Peaks. De toute façon, c’est pour dire que le ver est dans le fruit, qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans cet amour-là. C’est déjà une histoire d’abus sexuel maquillé en récit fantastique, car il y a de cela dans cette séquence. La pénétration de la bouche de la jeune fille par ce monstre joue quand même avec la pénétration de Laura par Bob. C’est un univers à la fois de rêve d’amour et de viol.

Et puis il y a le poème du Woodsmen qui va remettre une couche d’amnésie dans tout ce bordel. Le poème provoque ça et parle de l’eau de l’oubli, et du tabou d’une certaine façon. L’oubli et l’aveuglement mentionnés dans ce poème sous les conditions du bonheur et les marques des ténèbres qui ne vont cesser de s’accroître. Les jeunes gens qui vont vivre ces années 50, dans ce rêve de bonheur et d’amour personnel, alors que tout ça se construit sur Hiroshima (rires)… Tout ça se construit sur la bombe ! C’est-à-dire que c’est la bombe qui produit la prospérité américaine.

Et la prospérité du mal, du coup ?

Exactement. Il annonce cela également. D’où le Woodsmen en Abraham Lincoln. Image qui ne choquerait pas autant les spectateurs s’il n’y avait pas une part de Lincoln en eux. Ils ne peuvent pas ne pas y avoir pensé ! Ce n’est pas indépendant de leur pensée. C’est ce que permet cette espèce de chose non marquée dans Twin Peaks d’enlever le nom des choses, la multiplicité des identités, des corps…. On nous fait passer par des cauchemars sans forcément nous dire que c’est le sens, mais en te disant peut-être que tu peux y réfléchir. Ca renvoie à la phrase de la Femme à la Bûche à Hawk, qui est une phrasé clé pour toute la saison : « Il manque quelque chose, tu le retrouveras dans tes origines ». On a le génocide amérindien et Hiroshima qui sont omniprésents dans cette saison. C’en est même surprenant.

C’est très kubrickien comme idée. Lui aussi abordait la question des génocides.

Mais bien sûr ! C’est enfin le moment où Lynch se permet d’être kubrickien. Même dans Mulholland Drive où il commence à aborder cela, et dans Inland Empire aussi.

Et même la chorégraphie des violences dans Orange Mécanique et Fire walk with me, comment on  sublime les meurtres jusqu’à la démence. Il y a un sous-texte kubrickien chez Lynch à partir du moment où il s’inquiète. D’abord il avait beaucoup d’inquiétude au début de sa carrière, et maintenant il s’inquiète. Et Kubrick s’inquiète également, sur l’humain, la technologie, la solitude…

Et là où Lynch est devenu kubrickien avec le temps, c’est qu’il arrive à faire des films qui enlèvent suffisamment d’informations sur eux-mêmes pour qu’on puisse voir tout ce qu’il a voulu y mettre. C’est en autant qu’il nous permet de voir. C’est ça l’opération de Shining. Si autant de gens peut voir autant de chose dans Shining, ce n’est pas parce qu’il ne les a pas mis, c’est qu’il a volontairement ôté ce qui s’arrêterait à une seule signification. Il a permis de pouvoir voir tout ça. Et c’est un art incroyable. Lynch y est arrivé, lentement mais sûrement. Et dans The Return, il est au plus haut de ce principe.

Bien sûr qu’il y a Mark Frost et qu’il ne faut pas l’oublier, mais je pense qu’il traite d’une certaine façon le scénario de Mark Frost aussi mal que Kubrick traite ses scénaristes et ses romanciers. Il est moins méchant Lynch, c’est tout. Et Kubrick était plus lecteur que Lynch, c’est peut-être pour ça aussi. Pour adapter, il faut lire beaucoup. Lynch aime être dans son imaginaire à lui.

Question éthique pour finir : on parle plus film, de série ou des deux avec The Return ? Car c’est une question qui s’est beaucoup posé quand ça s’est terminé et aussi lorsque Les Cahiers du Cinéma l’ont positionné en première position dans leur top films.

Oh ! C’est là où je ne suis pas d’accord avec eux. Je veux bien qu’on en parle mais… Pour moi, ce type de questionnement c’est vraiment de l’enculage de mouche. Même si Lynch lui-même dit que c’est un film… C’est ridicule. En fait, l’idée derrière c’est se dire qu’une série n’est un matériau noble. Ça ne serait jamais posé si on ne considérait pas que la série ne soit pas noble. Je comprends même pas également comment on peut caractériser ça comme du cinéma car on n’a pas un générique toute les heures dans un film. La forme qui nous est donnée n’est pas celle d’un film. Si c’était un film de dix-huit heures, on ôterait tout et on aurait un continuum. Tu peux faire ça avec Out One de Rivette.

Est-ce que la présence des génériques n’était pas une prérogative de Showtime (diffuseur aux USA de la série, ndlr.) issue de son mode de diffusion ?

S’ils avaient voulu jouer la prérogative Showtime, il n’y aurait pas eu ce qu’on appelle « l’épisode 8 ». Si on le considère comme un film de dix-huit heures, on ne parle pas de « l’épisode 8 ». C’est quoi un film avec des épisodes ? Une série (rires). Même les mecs qui pensent que c’est un film de dix-huit heures parlent de « l’épisode 8 ». C’est de la folie pure. Je m’en fous de ce qui me dit qu’un film c’est bien. Et c’est vrai que Twin Peaks saison 3 c’est bien (rires). Mais s’ils parlent de la forme dans laquelle on nous la donne, on l’a tous reçue comme une série. Et évidemment que pour moi c’est une série. Mais en même ça veut rien dire puisque les intrigues sont toutes mis en danger. S’il y a une logique sérielle, elle est problématique et en mise en danger permanente.

Vous êtes donc plus dans l’idée, à l’instar des Cahiers, que Twin Peaks est série et cinéma ?

Sage homme Stéphane Delorme ! Mais… Je ne sais pas ce que c’est, Twin Peaks – The Return. Ce qui fait sa bizarrerie, c’est que les deux premières saisons de Twin Peaks ressemblent vraiment à une série. On arrive à la saison 3, il n’y a qu’un seul réalisateur, c’est d’une intensité très inégale. Ce qui se passe dans l’épisode 8 ne se passe dans aucun autre épisode. L’ouverture de l’épisode 3 est extrêmement curieuse et très longue, presque décontenancé. C’est à partir de l’épisode 3 que je me suis dit qu’on ne reviendra jamais en fait. Parce que les deux premiers épisodes, et surtout à la fin de l’épisode 2, qui est magnifique, on voit James et Shelly, et ça donne cette impression de retour et nostalgique.

Le pacte dont vous parlez entre le spectateur et Lynch, ce serait accepté de ne pas savoir ?

En tout cas sur la forme que l’on reçoit, ou même lui donner à un autre nom, à cette forme. Twin Peaks est une forme en soi. Il y a les films. Il y a les séries. Et il y a Twin Peaks. C’est un état d’esprit, une manière d’être, de percevoir la vie. On pourrait très bien imaginer Twin Peaks ne se passant absolument pas à Twin Peaks. Et c’est le cas dans le dernier épisode, on a perdu cet état d’esprit de la ville.

Lynch est plus préoccupé à donner une fin à son univers et à sa fiction qu’à son scénario et ses personnages ?

Et à l’idée qu’on ne peut pas aller plus loin. Pousser la chose de telle sorte que tu ne peux pas aller plus loin. L’épisode 18 à ce niveau-là est magistral parce qu’il est très lent, déplaisant. Il y a une lente régression, et progressive, notamment quand on compare la scène de Cooper avec Diane dans la voiture et celle avec Cooper et Laura dans l’autre voiture. Les gens n’attendaient plus de ce moment-là que le pacte avec la fiction puisse encore s’élaborer. Seulement, il ne pouvait pas finir comme ça.

Il fallait être violent.

Il voulait que le spectateur renonce à Twin Peaks avant même que Twin Peaks ne renonce à elle-même. Lui faire ressentir ce qu’il va bientôt vivre. Ce qui était déjà le cas à la fin de la saison 2, parce qu’elle est longue cette scène dans la Black Lodge. Avant même que Cooper soit possédé par Bob, on a déjà renoncé à notre illusion du happy-end. Ça va de plus en plus mal.

C’est le premier indice de la dépréciation de la fiction, avec le film ?

Avec le film, quelque chose d’autre se joue. Le film a une forme d’apothéose dont on ne sait plus quoi faire maintenant. D’autant plus qu’il ne passe pas qu’à Twin Peaks, et que la séquence avec Bowie explose les codes de la fiction. L’univers organisé du panthéon twinpeaksien fonctionnait avec la Black Lodge, jusqu’au tout dernier épisode. Mais on étend, on étend… Jusqu’à l’infini.

Entretien réalisé le 21 octobre 2018.