Tops 2023

1º Top

Longs-métrages :

1. (Sans ordre de préférence)

Perfect Days de Wim Wenders

Les feuilles mortes d’Aki Kaurismaki

L’enlèvement de Marco Bellocchio

Anatomie d’une chute de Justine Triet

Le règne animal de Thomas Cailley

6. Past Lives de Celine Song
7. About Kim Sohee de July Jung
8. Winter Break d’Alexander Payne
9. Le procès Goldman de Cédric Kahn
10. Le livre des solutions de Michel Gondry
11.
Les colons de Felipe Galvez Haberle
12. Limbo de Soi Cheang
13.
The Fabelmans de Steven Spielberg
14.
Yannick de Quentin Dupieux
15.
Mission Impossible : Dead Reckoning partie 1 de Christopher McQuarrie

Bonus : Ressorties en versions restaurées de Chungking Express (1994), Les Anges déchus (1995), Happy Together (1997) de Wong Kar-waï, et de son court-métrage The Hand (2004) présenté dans sa version longue.

 

Longs-métrages d’animation : 

  1. Mon ami robot de Pablo Berger
  2. Sirocco et le Royaume des courants d’air de Benoît Chieux
  3. Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto
  4. Mars Express de Jérémie Périn
  5. Linda veut du poulet de Chiara Malta et Sébastien Laudenbach
Sisyphe et le mujô

Deux hommes d’une soixantaine d’années se livrent à d’improbables acrobaties sur un quai bordant le fleuve Sumida à Tokyo. Leurs gesticulations enfantines cherchent à répondre à une question cruciale : deux ombres se chevauchant forment-elles une zone plus sombre sur le sol ? Il semblerait que non. « Mais si rien ne changeait, alors ce serait absurde. » lance l’un d’eux à celui qu’il ne connaissait pas quelques instants auparavant et qui lui a confié être atteint d’un cancer. Une déclaration qui éclaire un peu sur l’intériorité du (anti) héros de Perfect Days, Hirayama, jusqu’ici bien peu disert, responsable de l’entretien des toilettes publiques de la capitale nippone. Wim Wenders se glisse discrètement à ses côtés, du lever au coucher, filmant caméra à l’épaule son quotidien routinier, constitué d’une succession de mouvements et de gestes précis, un ballet de la banalité, une chorégraphie de « l’infra-ordinaire »1. Ensemble, ils tracent la route, en camionnette, à vélo ou à pied dans les rues de la mégapole. Le réalisateur poursuit son exploration du temps et des espaces, entamée avec Alice dans les villes en 1974, en interrogeant la place de l’humain au sein du paysage, qu’il soit sauvage (l’ouest américain dans Paris Texas, en 1984) ou urbain, aux États-Unis, en Allemagne, au Japon. Hirayama avance seul et silencieux, mû par une détermination sans faille dont les ressorts resteront mystérieux (sens du devoir, amour du travail bien fait, fuite en avant ?) et porté par le rock des années 70 diffusé par son vieux radiocassette. Il suit, imperturbable, sa trajectoire sur les boulevards encombrés, nettoie les mêmes sanitaires chaque jour avec méthode et méticulosité. Après le travail, il se restaure dans un snack souterrain où il a sa table attitrée et ses habitudes. La nuit venue, allongé sur son tatami, il poursuit à la lueur de sa lampe de chevet la lecture d’un roman acheté d’occasion le dimanche précédent dans une librairie du quartier. Une vie modeste et répétitive, centrée sur le labeur, celle d’un Sisyphe condamné à remonter son lourd rocher en haut de la montagne, avant que celui-ci ne dégringole dans la vallée, l’obligeant à recommencer éternellement.

Le philosophe japonais Kuki Shûzô, invité au colloque de Pontigny en août 1928, donnait en français une interprétation singulière du mythe voyant en Sisyphe : « un homme passionné par le sentiment moral. Il n’est pas dans l’enfer, il est au ciel ». « Sa bonne volonté, la volonté ferme et sûre de se renouveler toujours, de toujours rouler le roc, trouve dans cette répétition même toute la morale, en conséquence tout son bonheur. » En 1942, Albert Camus présente le châtiment de Sisyphe comme une allégorie de l’absurdité de la condition humaine et voit dans la lutte acharnée qu’il livre à chaque instant une conquête de la liberté et du bonheur terrestre. « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. […] Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme.2 » La révolte face à un destin accablant, la quête d’un sens qui n’existe pas ou qui échappe, doit passer par la célébration de la beauté du monde : « Cet enfer du présent, c’est enfin son royaume. […] L’évidence abstraite se retire devant le lyrisme des formes et des couleurs3. »

La répétition des mêmes mouvements, des mêmes gestes aide à saisir les variations, même infimes, du monde. Dès qu’il le peut, Hirayama regarde le ciel : par la fenêtre de la chambre, sur le pas de la porte, à travers le pare-brise de la camionnette, sur ses divers lieux de travail quand des clients pressés l’obligent à patienter et qu’il peut élever le regard. Le jeu subtil et nuancé de Koji Yakusho (récompensé par le prix d’interprétation au dernier festival de Cannes) dont Wenders cadre le visage en gros plan communique dans ces moments-là une intense émotion sans que le cinéaste n’ait besoin de filmer le contre champ. Lors de sa pause-déjeuner, il s’installe toujours sur le même banc dans un jardin public face à un majestueux arbre qu’il contemple – et qu’il présentera quelques jours plus tard à sa nièce comme son « ami ». Le philosophe Baptiste Morizot voit dans ce face à face une réminiscence de la forêt primaire :

Croiser un arbre dans la rue d’une ville, c’est comme se réveiller un matin avec une image en tête […] le souvenir concret, dur, dense et agissant de la forêt primaire, celle que nous avons habitée pendant des milliers d’années comme le foyer le plus maternel et intime. Il la rappelle, mais le souvenir reste obscur : rien ne revient, ni le drame ni le monde. Chaque arbre autochtone de square forme une image tenace, mais amnésique d’un rêve oublié, et ce rêve dans lequel nous vivions, c’est la forêt primordiale, la forêt des origines4.

Il arrive à Hirayama de prélever une jeune pousse au pied de l’arbre qui rejoindra la forêt de plants miniatures qu’il entretient matin et soir dans son appartement. Son regard remonte le long du tronc jusqu’aux frondaisons, il tient à bout de bras un vieil appareil argentique, objectif tourné vers le ciel, et quand tout lui semble parfait, appuie sur le déclencheur. Au Japon, l’attention portée aux variations de la lumière filtrant à travers les feuillages est le komorebi (木漏れ日). Elle renvoie à un élément central de la philosophie bouddhiste, le mujô (無常), la conscience de l’impermanence des choses qui amène à se délester de tout ce qui encombre pour se tourner vers le fragile et l’éphémère ; une sensibilité au passage du temps, une présence au monde dans l’instant. 

La nuit, Hirayama rêve en noir et blanc, et les feuilles bruissant dans le vent apparaissent en filigrane sur les images de la journée que le cerveau a enregistrées. Un trousseau de clés, un jeu de morpion sur un morceau de papier glissé dans un interstice, une vieille cassette vendue à prix d’or, des dizaines de livres bien rangés, des boîtes empilées remplies d’étranges photos en couleur, des plantes, un vaporisateur. Le spectacle du monde se réorganise, le ciel, le végétal, les objets mais aussi les êtres humains croisés en chemin. Un petit garçon affolé, un collègue fantasque et volubile, une drôle de jeune femme aux cheveux blonds, une nièce joyeuse, une sœur perdue de vue, une patronne de restaurant chanteuse et son ex-mari qui à l’approche de la mort s’interroge sur les ombres…

Au petit matin, à nouveau les lueurs de l’aurore, la valse du lever, les yeux tournés vers le ciel, la musique qui remplit l’espace de l’habitacle et la caméra qui s’arrête longuement sur son visage souriant. Il faut imaginer Hirayama heureux.                                     

  1. Défini par Georges Perec en opposition à l’extraordinaire dans L’Infra-ordinaire, un recueil posthume de textes publié en 1989.
  2. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Folio essais, 1942, p. 167-168.
  3.  Ibid., p. 76-77.
  4. Extrait d’un entretien accordé à Philosophie Magazine à propos de son dernier ouvrage S’enforester réalisé avec la photographe Andrea Olga Mantovani et paru en 2022 aux Éditions D’une rive à l’autre <Baptiste Morizot : premier contact avec la forêt primaire | Philosophie magazine (philomag.com)>
À propos

Perfect Days, Wim Wenders, 2023.