- Miséricorde de Alain Guiraudie
- May December de Todd Haynes
- Furiosa : une saga Mad Max de Georges Miller
- Juré n°2 de Clint Eastwood
- Megalopolis de Francis Ford Coppola
- In Water de Hong Sang-Soo
- À son image de Thierry de Peretti
- Le roman de Jim de Arnaud et Jean-Marie Larrieu
- Good One de India Donaldson
- Septembre sans attendre de Jonás Trueba
Bonus : From (MGM+, depuis 2022) saison 3.
Rabalaïre est un mot occitan qui signifie « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens ». C’est aussi et surtout le titre du roman de Alain Guiraudie paru en 2021, et dont Miséricorde reprend de larges segments à la manière de Viens je t’emmène (2022) avant lui. Pour les siècles des siècles est une formule très présente dans la Bible. C’est aussi et surtout le titre du dernier roman du cinéaste paru en 2024, suite directe de Rabalaïre et donc, sur certains points, de Miséricorde.
Rabalaïre, extrait :
« – Vous êtes bien gentil de lester avec moi. Les galçons n’ont pas voulu que j’aille avec eux. Même une nuit comme celle-ci, vous vous lendez compte ?
– Vous leur avez demandé ?
– Ils aulaient bien pu faile ça poul moi. Je l’ai aimé, l’Enlic. Les jeunes, ils cloient que les vieux, c’est nolmal qu’ils meulent. Ils cloient que les autles vieux on a pas de chaglin. »
Il est souvent question d’utopie pour parler du cinéma d’ Alain Guiraudie. La sensibilité toute guiraudienne permet d’aimer chaque personnage et plus encore chaque corps dans un souci d’égalité. Chacun semble trouver sa place dans le cadre.
Interrogé sur Mediapart à l’occasion de la sortie de Miséricorde, Guiraudie est interrogé sur son cinéma qui serait un cinéma du consentement puisque lorsqu’un personnage désire l’autre il le dit explicitement, quitte à se prendre une porte ou se faire exclure du salon en sous-vêtements. Dans l’interview, on sent le cinéaste non pas gêné mais peu intéressé tant il ne se pose pas la question dudit consentement dans ses dialogues ou ses situations, justement parce que le désir circule naturellement. C’est un désir qui va de soi et se promène partout à la manière de notre regard lors la première séquence de Miséricorde et sa caméra embarquée dans la voiture de Jérémie qui arrive au village. Les routes sont sinueuses et donnent le tournis – autre définition possible du désir.
Si ce dernier est exprimé sans cesse, il cache aussi une violence.
Armand seul au bord d’une route, à côté d’un lieu de drague pour hommes solitaires dans Le Roi de l’évasion rappelle que les relations, ici sexuelles, ne sont qu’un pas dans la quête de la tendresse. D’où la grande sympathie que nous inspire son cinéma. Alain Guiraudie n’est pas un naïf rigolard construisant un monde délirant invitant au rire cynique. Miséricorde est pourtant drôle ; les apparitions aléatoires de l’abbé dans la forêt, ensuite des gendarmes, l’apparente passivité de Jérémie face à des situations incongrues ou les séquences dans la chambre de Vincent, occupée par la figure centrale, qui se répètent et ne cessent de répéter les mêmes éléments. Mais l’humour guiraudien ne va pas sans son versant ancré dans le réel. Ce monde qui revêt les habits du délire possède bien sa part de réalité (moins drôle, donc). Il y a des moments de solitude, peut-être même n’y a-t-il que ça, des verres de Casanis remplis à ras bord, des gens qui n’arrivent pas ou sont déjà ailleurs, dans un autre lieu de rencontre par exemple mais qui est trop loin pour être rejoint car il est déjà tard et qu’il faut rentrer chez soi (Le Roi de l’évasion).
Jérémie ne rentrera jamais chez lui. Il ne cesse de se déplacer, à droite, à gauche, il aime bien aller chez les gens et s’habiller avec leurs affaires, il aime aussi les toucher. Il essuie un refus de Walter qui le vire de chez lui après une vague caresse et il se retrouve seul et reprend sa marche. Comme si une autre rencontre était possible dans la forêt au-dessus du village. Tout ne peut pas fonctionner, il reste des désirs inassouvis.
Là se joue la violence assumée de Guiraudie. Le désir circule, il est inconstant, et dans ce mouvement murmure la souffrance. C’est particulièrement vrai pour Jacques, le personnage de Rabalaïre / Pour les siècles des siècles et dont Jérémie est une incarnation. Il aime untel et puis un autre sans jamais être sûr, mais quand même il aimerait bien ou alors il se demande s’il aimerait réellement etc. Dans le flux de paroles des romans – aucun chapitre ni même de paragraphe – nous voyons Jacques exprimer tout et son contraire, perpétuellement indécis quant à la vie qu’il devrait mener, d’où son déplacement géographique incessant, d’une ville l’autre, du village à la forêt, en marchant ou à vélo. Ce qui peut faire office de coupure pour le lecteur repose sur ces envolées désespérées de Jacques qui d’un coup pose un regard honnête sur sa situation en posant des mots sur sa solitude. Le désir est un rabalaïre :
« Je pense à la solitude de Robert et puis je pense à la solitude qui me guette, au jour où, à force d’avoir multiplié les rencontres (amoureuses, amicales, professionnelles) sans entretenir de relation durable avec personne, je me retrouverai seul. »
Jérémie allongé dans le lit de Martine, veuve depuis le début du film, et qui lui prend la main à la fin de Miséricorde participe de la même émotion guiraudienne.
« La main je veux bien » dit-elle.
Situation incongrue mais situation quand même et qui se donne pour ce qu’elle est – deux solitudes qui vont fonctionner côte à côte parce qu’elles ont aimé le même homme et que pour cela elles se comprennent. Il faut toucher l’autre, se laisser toucher et ce dans tous les sens du terme. L’abbé l’a bien compris, lui qui couvre le meurtre de Jérémie parce qu’il l’aime mais qui ne veut rien d’autre que marcher un petit bout de chemin avec lui, en forêt et dans son quotidien, solitaire à première vue mais comblé par les autres qui l’aident à vivre et à aimer. Dans Rabalaïre et Pour les siècles des siècles, l’abbé dort avec ses paroissiens mais ne couche pas avec eux. Quand il prend son pied, c’est lors d’une messe pendant l’eucharistie ou dans des moments de masturbation en forêt. Miséricorde, et on l’a beaucoup souligné, est un des rares Guiraudie sans sexe. Personne ne couche avec personne mais tout le monde a envie de coucher avec tout le monde. C’est délirant le désir qui déborde de ces échanges entre les personnages mais en même temps tout ce qu’il y a de plus réaliste cette attente de l’autre ou d’autre chose.
« Les draps sont froids. Je reste immobile. J’attends la chaleur. » (Rabalaïre)