Top 2024 – Etienne

Top 2024

1. Les Graines du figuier sauvage (Daneh Anjeer Moghadas) de Mohammad Rasoulof

2. Anora de Sean Baker 

3. May December de Todd Haynes

4. Samuel d’Emilie Tronche (série Arte)

5. Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux

6. D’argent et de sang de Xavier Giannoli (série Canal+)

7. Pleure pas Gabriel de Mathilde Chavanne (court-métrage)

Mention honorable

8. Challengers de Luca Guadagnino

9. Le Procès du chien de Laetitia Dosch

10. L’Homme aux mille visages de Sonia Kronlund

11. They Shot the Piano Player de Fernando Trueba et Javier Mariscal

12. Vingt Dieux de Louise Courvoisier

Anora de Sean Baker (2024)

Anamours

“Pleasure’s real or is it fantasy?/ 

Reel to reel is living rarity/

People stop and stare at me”

“Dreaming”, dans l’album Eat to the Beat, Blondie (1979)¹

Cette année, plusieurs films et séries ont abordé la question du mensonge, de la duplicité, des faux-semblants. Bien sûr, les faussaires et les Pinocchios sont légion dans l’histoire du cinéma. Un mensonge est un outil scénaristique très utile, permettant à lui seul la mise en place, a minima, d’un déroulement en trois temps : l’invention du mensonge en tant que tel, sa découverte par les personnes bernées et la confrontation entre celles-ci et la ou les personnes responsable(s) dudit mensonge.

La particularité de nombreuses productions de 2024 est d’avoir montré l’instrumentalisation du sentiment amoureux par le mensonge, à un degré tel que le second fait basculer le premier dans une zone moralement grise, dont les spectateurs ont bien du mal à se dépêtrer. Ainsi, citons les deux fausses jumelles manipulatrices, reflets et adversaires l’une de l’autre, de May December (Todd Haynes), le jeune trader flambeur de la série D’Argent et de sang (Xavier Giannoli),  “l’homme aux mille visages” du documentaire éponyme de Sonia Kronlund,  la cadette faussement candide de la famille qui se déchire dans le thriller politique iranien Les Graines du figuier sauvage (Mohammad Rasoulof) et enfin Ivan Zakharov, fils d’un oligarque russe dans Anora, de Sean Baker. Nombre de ces personnages malhonnêtes se servent de l’amour comme d’un outil de manipulation, s’inventant une vie fictive idéale. Ils cherchent ainsi à atteindre une image de respectabilité qu’ils espèrent pérenne.

D’un point de vue esthétique, on constate une même volonté chez ces cinéastes de travailler autour du plan rapproché ou gros plan visage, filmé de face. Un tel choix de cadrage fait partie des marques de ponctuation les plus courantes. Simplement, chacune des œuvres citées explore la mise en place d’une relation pseudo-romantique dans laquelle au moins un des personnages privilégie le paraître au moyen d’un masque qu’il a savamment et patiemment construit. Dans ces moments-là, le gros plan signale la présence du masque, engendrant la création d’une mise en abîme : un interprète joue un personnage qui lui-même compose un rôle. Cette mise en abîme articulée autour du mensonge aboutit à la dramaturgie tripartite déjà exposée, laquelle se conclut soit par le craquèlement, soit par la destruction complète du masque. 

Anora, stripteaseuse épanouie à Brooklyn, semble très à l’aise avec son corps et son image plongés dans l’univers de la prostitution que Sean Baker expose sans détour, par un montage au rythme effréné au gré duquel se succèdent les clients. Paradoxalement, Anora se montre toujours discrète et fermée. Lorsque le jeune, riche et exubérant Ivan débarque au club, le récit bascule alors dans une comédie romantique : les personnages centraux sont jeunes, amoureux, mènent une vie pleine de fêtes joyeusement décadentes. Le mariage d’Ivan, qui veut rester aux Etats-Unis, et Anora, qui veut quitter le monde de la prostitution, pourrait conclure ce récit. La soudaine visite d’hommes de main, commandités par les parents d’Ivan qui veulent faire annuler le mariage, met brutalement fin à ce conte de fée naïf qui se transforme en comédie burlesque, violente et grinçante. Ivan s’enfuit et Anora ne réalise que bien tard qu’elle n’était qu’un objet, l’énième caprice d’un héritier irresponsable. 

Si c’est la découverte et la tombée du masque séduisant d’Ivan qui guide l’intrigue, il n’en constitue pas le cœur réflexif. La symbolique première du gros plan se déplace en effet progressivement. Les différents gros plans sur le visage d’Anora cessent rapidement de relever de la question de la distance entre un masque professionnel de stripteaseuse et la personne qu’elle est en dehors de son métier.  Supplantant la simple représentation de sa posture professionnelle, le gros plan  va,  à partir du mariage, constituer un outil pour permettre au public de suivre l’évolution de son état émotionnel. 

En outre, la mise en scène de Sean Baker orchestre les apparitions furtives des œuvres d’art contemporain dans la villa d’Ivan. Elles servent de commentaire tragique  sur  la situation et les émotions  de la protagoniste.

Ainsi, quand Anora se rend chez Ivan pour la première fois, qu’elle monte l’escalier, à la suite du jeune homme, pour se rendre dans une chambre, le plan de demi- ensemble qui encadre la montée comporte en son centre un tableau représentant une jeune fille en manteau noir vue de ¾ dos, longeant de gauche à droite une sorte de pont flottant, alors que le soleil se couche sur une étendue d’eau. Bien qu’il y ait entre ce tableau et Le cri de Munch de très nombreuses différences dans le traitement et dans le style, il nous semble que les deux peintures cultivent des idées similaires en lien avec la détresse intérieure. L’impression qui se dégage du tableau du film est presque inverse à celle produite par Le Cri.  Certes, l’être informe qui crie reste silencieux, mais ce silence est uniquement lié à sa condition de personnage pictural. Au moment où l’on rencontre le tableau du film, nous manquons d’éléments pour caractériser l’état émotionnel de la figure féminine sur le ponton. La vision fugace de cette peinture prépare le spectateur à une scène ultérieure dans laquelle Anora, après beaucoup de résistance, finit par accompagner les trois hommes de main à la solde du père d’Ivan. Alors que le soir tombe et que le groupe traverse un ponton pour la deuxième fois afin de rejoindre sa voiture, un plan taille montre Anora en manteau noir, une écharpe rouge autour du cou, longeant la barrière, avec l’océan en arrière-plan. Le rappel de cette image dans cette scène nous permet dès lors d’affirmer que la jeune fille du tableau ravale un cri. Anora retient en elle un cri étouffé, voire qui lui est dénié. Le tableau est donc vecteur d’un avertissement fatal quant à la suite du film. 

Nous vous invitons, chères lectrices et chers lecteurs, à débusquer les autres œuvres d’art qui jouent la même fonction de commentaires dramatiques des scènes dans lesquelles elles apparaissent.

Une fois qu’Anora est sortie du club et de son métier de danseuse érotique, son visage devient vecteur de vérité. Il en va de même pour tous les autres personnages à partir de la fuite d’Ivan. Commence dès lors une longue et passionnante série d’affrontements des personnages par le visage : on se toise, on se jauge, on se défie. Le but de la confrontation est d’imposer aux autres son rapport à l’affection, quelle  que soit la forme qu’elle prend. Les affrontements face à face ou dos à dos viennent renforcer la violence physique ou morale en soulignant les disparités de valeurs entre les personnages. Certains gros plans visage d’Anora sont presque des regards caméra qui nous mettent à la place Ivan ou Igor (un des hommes de main). Sean Baker nous pousse dans ces moments à nous interroger, à nous demander ce que nous projetons sur le personnage d’Anora. Ne sommes-nous pas nous aussi, en face d’elle, en train d’essayer de l’affubler d’un autre masque, sans lui laisser la liberté de choisir qui elle est ? Si la question se pose, c’est précisément parce que c’est ce que tentent de faire les hommes qui la désirent. On le constate en particulier au travers des comportements d’Ivan, puis d’Igor qui tentent tous deux de réduire Anora à leur propre vision idéalisée de la jeune femme russe. Ivan la pousse à parler le russe, langue de sa grand-mère. Elle dit avoir honte de sa prononciation mais on peut supposer que ce qui la gêne, c’est que ce soudain mélange entre son histoire familiale et son travail tend à briser les limites qu’elle s’était fixées. Dans le même ordre d’idée, Igor insiste pour l’appeler en usant de son prénom entier, “Anora”, alors qu’elle rappelle constamment qu’elle préfère le diminutif “Ani”, qui l’éloigne ainsi de ses origines russes. 

Nous ne révélerons pas la scène finale mais dirons simplement qu’elle porte la confusion des sentiments des personnages à son paroxysme. Anora est un film qui montre des gens qui ne cessent de se regarder et qui ne parviennent jamais à savoir comment exprimer l’affection, le désir ou l’amour simplement et sincèrement, enfermés derrière des masques emprunts de brutalité, fruits du déterminisme social. 

Etienne de Rivaz

¹ Morceau inclus dans les musiques additionnelles du film.