Jane Campion aurait voulu qu’une femme remporte la Palme d’Or du festival de Cannes cette année. Elle aurait voulu que Lynne Ramsay gagne cette palme. Campion, qui est la seule femme à avoir gagné la récompense suprême du plus grand festival de cinéma au monde – c’était pour La Leçon de Piano en 1993 – se plaint de l’hégémonie des hommes dans le milieu controversé du cinéma. À juste titre, non ? Cette année, pourtant, on aurait pu espérer quelque chose avec trois réalisatrices en compétition et Almodovar président du jury. Alors, que s’est-il passé ?
Dans A Beautiful Day, et contrairement à ce que fait généralement Campion, Ramsay porte son regard sur un homme. Un homme blessé, Joe, traumatisé, suicidaire, violent, rongé par la violence qui l’entoure. Enfant battu, soldat au Moyen-Orient, ex-agent du FBI, à présent tueur à gages, spécialisé pour porter secours aux jeunes adolescentes victimes d’abus sexuels. Le tableau est noir. Il doit retrouver la fille d’un politicien et va se retrouver coincé dans une véritable toile d’araignée, chacun de ses gestes entraînant une suite de désastres personnels. C’est le combat pour une dernière raison d’être : sauver une jeune fille du piège pédophile. Laver son âme. Faire une dernière bonne action avant de se tirer une balle dans la tête, s’étouffer la tête dans un sac plastique, se laisser aspirer par le fond d’une rivière les poches lestés de pierres. Toutes les raisons seraient bonnes pour en finir au plus tôt, et pourtant Joe survit jour après jour. Il s’occupe de sa mère, fait ses courses, choisit soigneusement les marteaux avec lesquels il pourra éclater rageusement la tête des agents de sécurité chargés de la surveillance de ces politiciens véreux et amateurs de sexe interdit.
Joe est un justicier. On ne peut avoir que de l’empathie pour lui : il est gros, son corps est couvert de cicatrices, il fait tout le temps des cauchemars, il est suicidaire, il trimballe, on se sait trop comment, sa dégaine dans les rues de New York, il travaille pour la bonne cause. Il fait tellement de peine à voir qu’on aimerait lui offrir une nouvelle vie. Et pourtant cet homme se révèle être un héros, un Travis Bickle version 2017, comme les critiques se sont plu à le dire.
Face à lui dans le duel cannois de 2017 se trouvait Christian, le personnage principal du film victorieux, le gagnant de la Palme : The Square du suédois Ruben Östlund. Christian est commissaire d’exposition dans un grand musée d’art contemporain de Stockholm. Sûr de lui (trop ?), il dirige une équipe, traite avec artistes et riches mécènes, parle du readymade de Duchamp quand il ne sait pas quoi répondre à une journaliste venue l’interroger sur la prochaine exposition qu’il prépare. Divorcé, père de deux enfants, Christian est un homme moderne. Séducteur, riche, il maîtrise les us et coutumes de petit monde de l’art contemporain dans lequel il baigne comme un poisson dans l’eau. Mais il suffit qu’il soit victime d’une escroquerie en pleine rue et qu’on lui vole portable et portefeuille pour que son esprit revanchard prenne le dessus sur l’homme civilisé. Christian manigance avec son employé un plan immature boosté par l’adrénaline que lui procure cette nouvelle situation où il peut enfin laisser libre cours à quelques pulsions bien enfouies jusqu’alors sous les couches de vernis dont il s’est, au fil des années, enduit la peau, les cheveux, le sourire, le regard de chien battu, le costume trois pièces, les chaussures italiennes, la voiture électrique haute gamme. Un mauvais choix, une décision hâtive et le vernis se fissure. Le personnage qu’il s’est construit se révèle impuissant face à la colère d’un jeune garçon qui habite la barre d’immeuble où Christian est allé poster des menaces dans chaque boîte aux lettres par jeu, par excès de confiance, par sentiment, sans doute, de légère supériorité.
Il a voulu se faire justice lui-même et son acte a des conséquences dont il n’aurait jamais pu deviner la portée. Le garçon, accusé à tort de vol, réclame des excuses pour retrouver sa dignité et la confiance de ses parents. Christian, pris sur le fait, ne sait pas comment réagir. S’excuser ? Il ne sait pas (plus) comment faire, il va réapprendre. Il y dans la satire un plaisir évident du réalisateur à fustiger le milieu bien-pensant de l’art et ceux que cet art fait vivre.
La nouvelle exposition sur laquelle Christian planche s’appelle The Square. Le principe : un carré. « Si l’on se trouve à l’emplacement du Carré, il est de son devoir d’agir – et de réagir – si quiconque a besoin d’aide ». Un art solidaire en quelque sorte, un art social ouvert et populaire, accessible, dans l’idée, à tous. Naïveté ? Imaginons un peu ce que Joe, joué par notre copain Joachim Phoenix penserait de cette drôle d’idée artistique ? « Bullshit » pourrait-on imaginer. Lui qui tous les jours doit surmonter son état suicidaire, prendre soin de sa mère grabataire, sauver des petits chaperons rouges de grands méchants loups. À quoi bon ce Carré ? Ce n’est qu’une fausse bonne idée. D’ailleurs, le climax de The Square n’est pas en soi l’inauguration de l’œuvre d’art mais la manière dont on va communiquer dessus. Christian, pris dans cette affaire de portefeuille qu’il ne maîtrise plus du tout, laisse les pleins pouvoirs à de jeunes « communicants » qui inventent un stratagème belliqueux sous forme d’une vidéo nihiliste pour créer un maximum de buzz sur les réseaux sociaux. Choquer, faire réagir, pour faire parler de cette exposition en bien ou en mal, peu importe. Là encore, l’entreprise s’avère être une catastrophe. Plus dure en sera la chute pour Christian.
Joe et Christian malgré les kilomètres qui les séparent, le métier, le statut social, la santé mentale, ont tout de même un point commun : tous deux sont pris dans un engrenage. Ils se débattent pour faire face aux évènements qu’ils ont eux-mêmes déclenchés. Les répercussions sont familiales, professionnelles. Ce sont leurs mondes qui vacillent. Ils en ressortent transformés. Ils perdent de leur hauteur d’hommes pour revenir à hauteur d’enfants. C’est auprès de ces êtres naissants, affectivement dépendants, qui ne les jugent pas, qui les aiment pour ce qu’ils sont, auprès de qui ils n’ont nul rôle à jouer, qu’ils vont trouver une forme de salut comme Raskolnikov chez Dostoïevski trouvait une forme de rédemption dans sa rencontre avec Sonia et son séjour au bagne.
Christian perd son emploi. La mère de Joe est assassinée, son patron également. Il doit quitter sa maison, sa ville, refaire sa vie. Tous deux doivent prendre soin d’enfants, des êtres encore plus vulnérables qu’ils ne le sont eux-mêmes. Ils se découvrent de nouvelles responsabilités, ils sortent la tête de l’eau. Christian a enlevé sa couche de vernis. Finalement cette histoire de portefeuille et toutes les catastrophes qui en ont découlé, n’est-ce pas la meilleure chose qui ait pu lui arriver ? Adieu les blablas mondains, les galas, les langues de bois, le lèche-botte, l’art conceptuel. Retour au réel. Le Carré aura agi sur Christian d’une manière inattendue, le vrai bénéficiaire de cette installation, c’est lui. Quant à Joe, il est prêt à profiter de ce « beautiful day », ce jour naissant, après la longue nuit d’agonie et de violence.
D’un côté donc, une satire de l’art, de la société occidentale bien-pensante, de relations sclérosées par le pouvoir, le manque de confiance en l’autre. De l’autre, un film où l’on tue, où l’on prend sa revanche, survit plutôt que vit, encaisse les coups et frappe fort à coups de marteaux. Mise à mal du mâle occidental versus esthétique d’une ultra-violence.
Finalement, lequel des deux films est le plus féministe ? Sans doute le premier dans son entreprise d’ôter à Christian tout attribut trop souvent réservé aux hommes : parole, écoute, pouvoir. Durant la conférence de presse où il explique aux journalistes sa décision de démissionner, il est d’abord, encore, le sujet principal d’attention, puis disparait, condamné au silence, jeté aux oubliettes. Carrière avortée. Christian n’a pas de bébé à porter mais un fardeau duquel se délester : le poids de la masculinité. Pour cette raison, The Square mérite sa palme.