The Sopranos

Entretien avec Frédéric Foubert et Florent Loulendo

Les Soprano de David Chase est sans conteste un évènement majeur dans l’histoire de la série télévisée. A travers son personnage principal, Tony Soprano, la série nous montre un curieux mélange entre les activités criminelles d’un chef mafieux du New-Jersey, et la vie domestique d’un époux et père de famille. Deux existences qu’il essaye de démêler lors de ses séances de psychanalyse, dans l’espoir peut-être, de trouver la source de ses crises de panique et du vague à l’âme qu’il ressent constamment. C’est aussi le récit de tous les autres personnages dont les multiples histoires personnelles fourmillent au sein des Etats-Unis du début du 21ème siècle.

Si la série est le sujet de nombreux écrits américains, il existe peu d’ouvrages français qui s’y intéresse. Cet entretien se base sur une de ces études menées par Frédéric Foubert et Florent Loulendo dans leur livre Les Soprano, Une Amérique désenchantée. Il y est notamment question de ce qu’est aussi l’œuvre de David Chase quand on la considère dans son ensemble : une fresque monumentale de l’Amérique à l’entrée du millénaire, abordant à la fois les questions sociales, culturelles et esthétiques.

 

J’aurais tout d’abord une question par rapport au livre. Il n’est pas toujours facile de co-écrire un livre, or la collaboration a été très fructueuse. Comment avez-vous procédé pour écrire un seul livre à deux ? J’ai cru comprendre que certains chapitres étaient de vous Frédéric, et d’autres de vous Florent ?

Frédéric Foubert : Oui oui, nous n’avons pas mélangé nos voix en permanence, les chapitres n’ont qu’un seul auteur.

Florent Loulendo : Pour expliquer la création du livre, Frédéric faisait partie de la rédaction d’un magazine spécialisé dans les séries qui s’appelait Génériques qui a existé de 2007 à 2010. Moi j’y suis passé de façon très rapide, je n’ai écrit qu’un seul article sur la série française Mafiosa, il y avait déjà un lien avec Les Soprano. Ce sont les rédacteurs en chef du magazine qui nous ont proposé à tous les deux d’écrire ce livre sur Les Soprano, qui était sensé, au départ, être le premier d’une collection. L’idée nous a plu à tous les deux et puis on s’est mis d’accord sur les chapitres. On les écrivait, on se relisait mutuellement. On a parfois essayé de lisser le style même si je trouve qu’on retrouve bien ton style Frédéric, que j’apprécie toujours beaucoup, dans tes chapitres.

Frédéric Foubert : Et ce livre, qui devait être le premier d’une collection, est sorti à peu près au moment où les Editions Cathodiques ont mis la clé sous la porte, il n’a pas eu une grande diffusion, c’est pour ça qu’il s’arrache à prix d’or maintenant. On a pu ensuite, en partie grâce à Florent, le rééditer, en proposer une version un petit peu améliorée, condensée, qui est parue aux éditions PUF en 2017, dans une collection sur les séries dirigées par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Tristan Garcia.

Votre livre porte sur la série Les Soprano qui débute en 1999 pour finir en 2007. Plusieurs séries également produites par HBO ont eu pour ambition de porter un regard objectif et analytique sur les Etats-Unis. Je pense notamment au travail de David Simon avec ses séries The Wire, Treme, Generation Kill… Des séries où le travail journalistique a tellement d’importance que l’œuvre tire sur le documentaire. Comparée à ces séries, Les Soprano semble plus proche de l’œuvre de fiction. Pourtant, à la lecture de votre livre on sent que vous l’approchez comme un véritable document, tant l’accent est mis sur le point de vue culturel et social proposé par la série. Pensez-vous qu’à sa manière, Les Soprano flirte, aussi, avec une dimension documentaire ?

Florent Loulendo : Effectivement je pense que si on compare avec les séries de David Simon, la série de Chase est quand même très différente. Simon vient du journalisme et ça se ressent dans toutes ses créations. Il y a un vraiment un souci sociologique voire… historique peut-être. Que ce soit dans The Wire ou dans ses autres séries…. Je dirais que, dans Les Soprano, ce souci-là existe mais il représente peut-être la moitié de l’œuvre dans le sens où Chase n’a pas du tout le même parcours que Simon : c’est vraiment un scénariste, il a travaillé longtemps dans le milieu de la télévision et il appartient clairement à l’industrie hollywoodienne si l’on peut dire. Ses influences à lui sont plutôt à chercher dans le cinéma des années 70 qu’on appelle le nouvel Hollywood ou vers le cinéma européen des années 60. La plupart du temps il semble que l’analyse psychologique du ou des personnages est ce qui compte le plus dans les films qui l’ont influencé. Tout ça pour dire qu’il hérite de ce cinéma une tendance à se centrer sur les affects d’un personnage fictif et puis d’un autre côté – et effectivement dans le livre on l’a développé – il y a quand même un aspect documentaire dans le sens où il y un souci du détail sur ce qu’est la vie d’une banlieue américaine blanche à la fin du 20ème siècle, début 21ème. Dans notre livre – certains chapitres de Frédéric, d’autres les miens – on s’est attaché à analyser cet aspect-là, c’est à dire que les personnages vivent dans un monde qui est très proche de la réalité de la vie dans cette banlieue américaine, qui est présentée d’une façon précise, sur sa géographie, sur le fait que plusieurs communautés cohabitent au sein de cette ville, sur les goûts des personnages, leur culture personnelle… Chase et son équipe de scénaristes ont fait un travail énorme pour que chaque personnage soit à la fois défini par sa psychologie et aussi par sa sociologie. C’est là que les deux aspects se rejoignent dans l’œuvre de Chase.

Frédéric Foubert : Oui effectivement, il y a d’un côté David Simon qui utilise la télévision pour poursuivre son travail de journaliste et de l’autre Chase qui vient de la télévision, du story-telling, de l’amour du cinéma et du fait de raconter des histoires… Par contre, quand Chase arrive -un peu avant Simon d’ailleurs – il provoque un effet de stupeur qui est dû au fait d’infuser de la vérité, ce qui était traditionnellement réservé au cinéma et qui tout d’un coup se voit dans une série télé. D’autres séries l’avaient fait avant, comme Urgences ou Hill Street Blues par exemple, mais là il y a vraiment l’expression d’une vision personnelle du monde dans lequel Chase a grandi,qui a frappé à l’époque par sa nouveauté.

Florent Loulendo : Il y a un mot que j’utiliserais presque à propos des Soprano, qui vient plutôt de l’art contemporain, c’est le mot hyperréalisme. J’ai l’impression qu’on nous montre, dans Les Soprano, la vie quotidienne, la vie normale, la vie banale.

Frédéric Foubert : Et je crois que Chase, face au succès de sa série, a décidé d’en profiter pour faire un témoignage en temps réel sur l’Amérique. La série décide clairement de s’ancrer dans l’Histoire par l’usage de nombreuses références culturelles et donc d’une certaine manière de se dater en permanence en parlant des évènements politiques de l’Amérique pour devenir un document en temps réel sur l’époque de sa création.

Vous dîtes que la série fait l’effort d’épouser l’actualité pour être « en temps réel », pourtant elle est assez nostalgique en même temps. Les personnages sont tous possédés par un passé qui souvent est partiellement fantasmé. La série elle-même fait constamment appel à des films du passé, vous parlez même de « nausée référentielle » dans votre livre. Ce ressassement pourrait-il faire écho à une nostalgie proprement américaine ?

Frédéric Foubert : Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction entre le fait de vouloir faire un document en temps réel et le fait d’être une série mettant en scène des personnages nostalgiques. Ils voient l’époque défiler et essayent d’arrêter le temps. Il y a bien les deux mouvements mais ils ne sont pas contradictoires.

Florent Loulendo : Effectivement Tony passe beaucoup de temps à fantasmer cette époque – les années 50 – qu’il a finalement plutôt mal connu. Il y a aussi cet idéal masculin au travers de Gary Cooper et d’autres homme de cette époque qui lui restent en tête et dont il a du mal à se débarrasser. Mais il y a quand même, vers la fin de la série, ce moment où Tony commence un peu à en avoir marre de ce ressassement. Il va même reprocher à ses collègues d’avoir les yeux rivés sur le passé, c’est quelque chose d’intéressant dans la série de Chase. On imagine Chase lui-même être très nostalgique de cette époque, quitte à vouloir dépasser ça en se critiquant et en s’empêchant de donner une image idéalisée des années 50. Il va d’ailleurs bientôt sortir un préquel des Soprano. Je trouve ça intéressant que son film sorti il y a quelques années, Not fade away, se passe dans les années 60 et que sa seconde production après Les Soprano se passe aussi dans le passé. On voit que, pour Chase en tant qu’artiste, il y a cette préoccupation de dire quelque chose sur cette époque, celle de son enfance.

Frédéric Foubert : D’ailleurs Chase avait fait une interview dans laquelle il disait que la nostalgie était comme un très bon vin, c’est agréable d’en boire un peu mais si on boit toute la bouteille on aura mal au crâne. Ce n’est pas une image géniale mais ça montre bien qu’il a ce rapport compliqué à la nostalgie. La série commence effectivement sur cette idée que l’âge d’or est fini. Que ces gens sont accrocs au passé et ça va être l’histoire d’un affranchissement de la nostalgie par le biais du personnage principal qui va apprendre justement à se débarraser de ce ressassement, de cette idéalisation mortifère. Et effectivement, Les Soprano, n’est pas vraiment fini vu que Chase va bientôt sortir un film sur la jeunesse de Tony Soprano, retourner dans les années 60… C’est assez fascinant de se dire que Chase, qui a ce rapport très compliqué avec la nostalgie d’un âge d’or américain, continue, en vieillissant, d’y retourner. Je suis très curieux de voir ce que ça va donner.

Vous avez parlé d’un idéal masculin que Tony assimilerait à l’acteur américain Gary Cooper, qu’il désigne comme le « strong silent type ». Dans la série on a beaucoup d’autres personnages qui, à leur insu, sont tellement passionnés par certains films qu’ils vont eux-mêmes interpréter des personnages. Pour donner un exemple, je pense à Ralph Cifaretto qui rejoue des scènes de Gladiator – qui va même jusqu’à crever l’œil de quelqu’un tellement il est dans son rôle – ou encore le fils de Ralph qui se blesse gravement en se prenant pour Frodon dans Le Seigneur des anneaux. Que dire de cette tendance des personnages à vouloir incarner des personnages ?

Florent Loulendo : Je dirais que l’histoire des Etats-Unis ne peut pas être séparée de l’histoire du cinéma américain. J’ai l’impression que, tout au long du 20ème siècle, l’Amérique a créé sa propre mythologie à travers le cinéma. La littérature serait un art plutôt européen tandis que l’Amérique s’est pleinement approprié le cinéma. Très vite, les Etats-Unis ont créé leur propre mythologie avec les westerns et a inventé différents genres au fur et à mesure, jusqu’à ce que le cinéma devienne comme le miroir des Etats-Unis sur le plan culturel, politique, sur le plan des mœurs… Et… je ne sais pas exactement comment l’exprimer mais… Il n’est pas étonnant en tout cas que, dans le cadre d’une série américaine, beaucoup de personnages se définissent en passant par des films. Parce que, d’une certaine façon, c’est un peu comme si le cinéma avait colonisé l’esprit des américains.

Frédéric Foubert : Je crois qu’il y a aussi un commentaire sur l’histoire de la mafia américaine qui vient se mêler à tout ça. Le Parrain, on le sait, avait revitalisé l’image de la mafia et l’idée que les mafieux américains se faisaient d’eux-même. Ils se sont tous mis à se comporter comme dans Le Parrain alors que ce n’était pas les usages qui avaient véritablement court dans la mafia américaine avant le film de Coppola. Le film offrait une représentation tellement idéale et romantique que les mafieux se sont mis à se comporter comme ça. Donc l’histoire des Soprano c’est aussi l’histoire d’une bande de mafieux qui pense qu’il faut se comporter comme au cinéma. Il y a un commentaire ironique, bien sûr, de Chase sur la manière dont le cinéma a complètement transformé l’imaginaire de ces gens-là.

Florent Loulendo : Jusqu’à l’épisode où A.J., le fils de Tony, va vouloir tuer Corrado en voulant rejouer la scène du Parrain. Tony va lui dire « on n’est pas dans un film ». C’est une belle idée quand même, d’arriver jusque-là dans une série. Cette espèce de mise en abîme entre la série télé et le cinéma. C’est une belle idée d’arriver à un personnage fictif, mais qui est devenu tellement réel qu’il peut dire à son fils « on n’est pas dans un film ». Et finalement nous, en tant que spectateur, on adhère à cette idée, car on a l’impression que la série montre la réalité.

Les personnages peuvent aussi jouer un rôle pour des raisons plus intéressées : on ne parle pas de telle magouille qui est faite dans le dos de Tony. La série nous met en face de personnages qui se mentent constamment. Dans l’épisode 5 de la première saison, College, Tony fait face à une citation d’Hawthorne disant qu’à force de porter un masque il peut devenir notre vrai visage. Peut-on voir la série comme une mise en garde contre le mensonge ?

Florent Loulendo : Sur le fait que tout le monde mente, il me semble avoir lu quelque part qu’une des idées de Chase était de faire une série dans laquelle personne ne dit la vérité, tout le monde est tout le temps en train de mentir. Pour prendre à revers le blabla des séries américaines classiques de divertissement. Toujours aussi dans le but de se rapprocher de la réalité, car on sait bien que les gens ne disent pas la vérité à longueur de journée. Ce qui m’avait beaucoup intéressé quand j’ai commencé à regarder la série en 99 c’est qu’il fallait tout le temps lire entre les lignes, à l’intérieur du dialogue. C’était assez passionnant du point de vue du spectateur.

Pour ce qui est d’une éventuelle mise en garde contre le mensonge, je ne sais pas à quel point… C’est une question vraiment ouverte que je vous pose à tous les deux : je ne sais pas à quel point Chase se pose en tant que moraliste. Est-il là pour faire la leçon aux gens ? Ou alors non peut-être vraiment un moraliste au sens littéral du mot, un artiste qui met les individus face à leurs propres contradictions. Qui n’est pas là pour faire la morale aux gens mais plutôt pour dénoncer l’hypocrisie d’une société. On pourrait peut-être dire que Chase se situe dans la lignée des moralistes ? Je ne sais pas ce que vous en pensez.

Frédéric Foubert : On a l’impression que Chase s’adresse tout le temps à lui-même aussi. Finalement, ça le sauve du côté donneur de leçon parce que « Tony c’est lui » et c’est d’abord de Tony dont il parle. Tous ces mensonges, ces contradictions, cette nostalgie faisandée, c’est d’abord à Chase que tout cela appartient. Il nous invite à nous reconnaître, nous aussi, dans son personnage. Mais comme il s’agit d’abord de lui on ne peut pas vraiment l’accuser d’être un donneur de leçon.

Pour marquer la fin de cet entretien j’aimerais vous poser une question sur la fin de la série. Ce serait idiot, tant la fin est ouverte, de vous demander « qu’est-ce qu’il se passe à la fin ? ». Non, c’est une fin qui a permis à chaque spectateur de faire sa propre interprétation. Vous, en tant que spectateurs, qu’avez-vous ressenti lors du visionnage de cette fin de série, pouvez-vous partager votre expérience de spectateur ?

Frédéric Foubert : Je trouve que c’est une fin extraordinaire. C’était il y a treize ans maintenant et je crois que les gens sont encore en train d’en parler. Le temps a prouvé que c’était une des grandes fins de l’histoire de la télévision. La question de « comment finir une série » est passionnante et peu d’auteurs ont trouvé des manières satisfaisantes d’y répondre. Je trouve que c’est un des gestes les plus marquants de l’histoire de la télévision.

Florent Loulendo : Oui je suis d’accord avec Frédéric, j’ai l’impression que toutes les séries qui sont venues après Les Soprano ont dû se poser ce challenge d’une façon plus ardue. Maintenant, avec le recul, j’analyserais la série comme un tournant dans l’histoire de la culture populaire américaine. Les Soprano, avec cette fin si particulière et aussi ses 86 épisodes, a fait basculer la télévision américaine dans un autre monde. Chase, qui est un grand nostalgique du cinéma classique européen et américain, a réinjecté tout ça dans sa série… Et finalement j’ai l’impression qu’il a un peu tué le cinéma américain pour les vingt années qui ont suivi. Aujourd’hui, on a que des blockbusters américains pour adolescents. Il me semble qu’il n’y a pas de très grands auteurs qui soient sortis du cinéma américain ces vingt dernières années. Globalement on a vu des choses plus intéressantes à la télévision qu’au cinéma, pour ce qui est des États-Unis.

Frédéric Foubert : Quand il était venu à Paris, au Forum des images, pour donner une masterclass, Chase avait évoqué 2001, L’odyssée de l’espace pour la mise en scène de la scène finale des Soprano. En effet, Tony arrive dans le diner, il fait un regard circulaire, il y a une coupe et on le voit assis juste après, en train de regarder le menu. Comme si Tony était en train de se regarder. À la fin de 2001, L’odyssée de l’espace il y a un plan quasi-similaire et je trouve ça fascinant que Chase se soit inspiré de la mise en scène de 2001 pour finir sa propre création, même si, à priori, les deux n’ont rien à voir. En fait je crois que Chase a fait le 2001, L’odyssée de l’espace de la télévision. C’est une œuvre fracassante, à la fois expérimentale et extrêmement populaire et qui pose un avant et un après. Tout le monde est aujourd’hui obligé de se définir par rapport à ce truc massif qui est arrivé. Même si ce sont, bien sûr, deux œuvres très différentes.

La différence étant d’ailleurs que Kubrick n’a pas fait de préquel à 2001. Je suis très inquiet et à la fois très impatient de voir ce que Chase prépare sur Les Soprano. Ce sera sans doute très intéressant, mais c’est étonnant de le voir revenir à sa création. Il y avait quelque chose d’assez magnifique à l’idée de finir sa création sur un geste aussi radical et de ne plus jamais y revenir. Oui c’est étonnant de vouloir poursuivre l’aventure et c’est très intrigant…

 

Kévin Horngren