Le premier des trois volets des Six Portraits XL d’Alain Cavalier est celui des artisans: Léon le cordonnier et Guillaume le boulanger.
Après 47 ans dans la même boutique, Léon prépare son départ à la retraite. Il espère conclure la vente de son magasin, après quoi il pourra vraiment partir. En attendant, les clients continuent d’affluer. Certains ne viennent que passer le bonjour, mais peu importe, Léon leur donne le même accueil chaleureux. Car on vient d’abord pour Léon. Les chaussures passent après. Guillaume, lui, est encore jeune. Accompagné de sa famille et de ses fidèles employés, il vient de quitter Paris pour ouvrir une nouvelle boulangerie, plus grande, et avec cette ambition : réussir à nouveau, comme il a réussi à Paris. Pour cela, il faut « faire de la qualité ». Cavalier filme les préparatifs de la nouvelle boutique et l’on sent bien, au vu de son énergie et son ambition, que Guillaume ne saurait rester 47 ans au même endroit.
Les deux hommes sont donc différents. Et parce que le film nous propose ces deux portraits à la suite, jouant de cette symétrie, on serait presque tenté d’énumérer les différences. Grossière erreur, car différents, ces portraits ne le sont (et ne peuvent l’être) qu’en apparence. Dix années se sont écoulées entre les deux tournages (Léon est filmé en 2006, Guillaume en 2016), certes, mais la même main tient toujours la caméra et l’oeil, impassible, scrute toujours ses alentours. Ce que l’on voit, c’est avant tout la manière dont un cinéaste s’empare d’un lieu, à l’intérieur duquel vit quelqu’un, et du temps qui s’y écoule. Il en ressort autant un autoportrait qu’un portrait.
Ce que filme Cavalier, c’est d’abord le temps. Ancré dans l’espace, il est une donnée sensible et plastique. Et chez les deux artisans, le temps presse. Dès le début, un ultimatum : dans 2 mois, Léon met la clé sous la porte. Régulièrement, il reçoit des coups de téléphone pour préparer la vente. À cette échéance s’oppose le caractère immuable de la petite cordonnerie. La poussière est devenue matière et l’on peut, dans chaque recoin où la caméra veut bien se loger, lire les années passées, comme on compte les cernes d’un arbre. Ici, un établi où la colle accumulée depuis des années à formé une montagne. Sous un meuble, une robe à fleurs que sa femme portait il y a 40 ans. À ses pieds, les mêmes chaussures qui, au fil des années, sont devenus des chaussons. Dans un coin, un tas de blouses bleues qui attendent depuis longtemps d’être lavées. Nul besoin, car Léon leur préfère son pantalon. Guillaume, lui, a un délai à tenir. La boulangerie, encore vide, doit ouvrir le jour de la rentrée. Tout est neuf, tout est blanc, et il faut remplir. La propreté clinique des murs a remplacé la poussière de la boutique de Léon, mais le cinéaste y voit autant d’histoires. Sa femme et sa fille l’aide à nettoyer, repeindre et aménager, et c’est surtout la famille qui intéresse Cavalier. Après les travaux vient le moment de pétrir. Sans cesse, le boulanger malaxe la pâte, verse le chocolat et aligne les pains. Tout est affaire de répétition. Mais s‘agit-il de répéter pour vaincre le temps, ou pour l’oublier ?
L’œil dans le viseur depuis qu’il a commencé à filmer seul avec sa caméra DV, Cavalier ne voit rien d’autre que l’intérieur du cadre. Jamais sa vision ne précède celle de la caméra. Il est ainsi d’autant plus sensible au hors-champ, sonore comme visuel. Un hors-champ véritable, car il le partage avec le spectateur. D’un coup, une voix vient perturber la démonstration de Léon. Quelqu’un vient de pousser la porte d’entrée et interpelle le cordonnier. Cette voix appelle le cinéaste qui, bientôt, tournant sa caméra, parle à son tour. Il annonce : « je vais vous filmer », « je vais zoomer », « montrez-moi ça devant l’objectif ». Il commente : « magnifique ». Ce faisant, il quitte le rôle de filmeur silencieux pour se soumettre à la même temporalité que les autres. Avec Léon et les clients, il discute, du passé, de l’avenir, ou simplement de chaussures. Le temps n’est pas un rouleau compresseur qui écraserait tout sur son passage, ou un mur immobile que l’on ne pourrait franchir. À la fixité du cabinet de curiosités de Léon s’oppose le remue-ménage de sa boutique. Le passage des clients, voisins, amis ou simples curieux, sont autant de suspensions, d’accroches et de variations. En début d’après-midi vient l’heure de la sieste ; Léon glisse un carton pour ne pas être vu à travers la vitrine et s’allonge. Le temps est de nouveau bousculé. C’est comme un pied de nez : malgré le tumulte du moment, le cordonnier fait comme il a toujours fait. Dans la boulangerie de Guillaume, là où tout est chronométré, Cavalier a de même plaisir à filmer les instants où le temps ne presse plus. Un appel skype, où l’on voit le visage du boulanger se relâcher, une confidence de sa femme, qui ne parle plus à la caméra mais à un ami, un gâteau que sa fille prépare, non plus pour la boulangerie mais pour la famille… Lui-même participe à ces moments où l’on s’attarde sur le superflu : à lui de trancher si ce pot de fleurs devant la boulangerie va ou non gêner les clients, à lui d’accepter cette boisson que la petite fille lui tend, ou de filmer la fin de la journée, quand enfin tout est fini.
On pourrait se dire que Cavalier ne filme que des instants de répit dans un combat déjà perdu contre l’inévitable cours du temps. Lui-même n’a-t-il pas eu un pincement au cœur, lorsqu’il dut monter côte à côte deux films tournés à dix ans d’écart ? A-t-il pensé à Léon, dix ans après son départ à la retraite ? Ce serait oublier que Cavalier, à travers ces moments de transition, filme aussi de réels changements. Tout a une fin, certes, mais toute fin n’est pas nécessairement tragique. À en juger par son sourire lors de son pot de départ, Léon trouve un plaisir certain à quitter enfin ce magasin. Pour Guillaume et sa femme, c’est un nouveau départ, comme pour sa fille qui commence une nouvelle année scolaire.