Surdité Partagée

Analyse de la thématique de la surdité dans Rumble Fish de Coppola

« ARE YOU LISTENING TO ME? » (« TU M’ÉCOUTES? »)

Dès le début du film, Rusty James est dans une quête d’attention. Avec cette réplique à l’un de ses amis, il introduit dans les premières minutes la notion d’écoute, et plus particulièrement le choix ou non d’écouter.

En rendant Motorcycle Boy sourd, Francis Ford Coppola introduit explicitement la question de l’entendre. Le terme sourd est utilisé dans le film pour décrire le handicap du personnage, mais ce dernier est plutôt malentendant, et même « entendant différemment ». À cette thématique de la surdité est lié le refus d’écouter, une sorte de surdité volontaire, qui se manifeste notamment au travers de Rusty James tout au long du film.

La surdité souligne l’isolement de Motorcycle Boy. En effet l’ancien chef de gang de retour dans sa ville natale semble en permanence en décalage avec son environnement. Cette exclusion est illustrée à l’image à de nombreuses reprises : Motorcycle Boy est présenté bord-cadre, ou à une autre échelle de plan que celle des protagonistes. Par sa surdité, Motorcycle Boy se retrouve également isolé au niveau sonore.

Le terme deaf (sourd) est utilisé à seulement deux reprises dans le film dans des séquences qui isolent auditivement le personnage, comme s’il apparaissait uniquement quand ce handicap était explicité. La première fois lorsque Motorcycle Boy, de retour chez lui, est observé de loin par Rusty James et son meilleur ami qui s’interrogent à son propos. La seconde lorsque, plus loin dans le film, Rusty James et son ami suivent au travers de la foule agitée Motorcycle Boy, en l’interrogeant cette fois directement sur son handicap. Deux scènes similaires à l’image comme au son. Un effet d’écho les relie, comme si le son était à la fois proche et lointain. Les sons ambiants sont assourdis et laissent la place aux dialogues qui sont alors accentués. Alors que dans la première occurrence des tic-tac d’horloge rythment l’intégralité de la scène, ce même son régulier se retrouve dans la seconde, par la musique environnante assourdie et par des coups sourds, comme des battements de cœurs

renvoyant encore au temps qui passe. À l’image, les situations se ressemblent, présentant dans les deux cas Motorcycle Boy à l’avant du cadre, et Rusty James et Steve en arrière. Dans les deux scènes les amis s’interrogent sur la surdité et le daltonisme de Motorcycle Boy, une première fois entre eux et dans la seconde scène en lui posant des questions. Ainsi, il ne s’agit pas tant d’une perte d’audition mais d’un éloignement du son, d’une distorsion des distances. Finalement, sa surdité est une autre façon d’entendre.

Motorcycle Boy vit dans un monde à part. La mise en scène prend soin de l’éloigner des autres et lui offre un monde sonore unique, une sorte de bulle. Cet effet qui montre la solitude se rapproche du rêve. L’onirisme qui parcourt tout le film dote certains personnages de « pouvoirs » surnaturels. Alors que Rusty James peut sortir de son corps suite à un évanouissement, Motorcycle Boy lui, parviens à s’isoler dans un monde sonore qui lui est propre.

L’unique fois où l’on peut questionner sa surdité est située à la fin du film, lorsqu’il rentre à nouveau dans le pet store et qu’il ignore à plusieurs reprises les questions et demandes de son frère. À cet instant, Motorcycle Boy est déterminé à libérer les poissons-combattants de la boutique, et ce malgré les recommandations de son frère. Refusant de répondre, il se rend volontairement sourd. Ce refus d’écouter était jusqu’alors uniquement associé à son frère, Rusty James.

Le rapport entre les deux frères est très important dans Rumble Fish, et la surdité les lie. Rusty James est sans arrêt en train d’affirmer vouloir ressembler à son frère. À plusieurs reprises il explique à Steve ou à son père qu’il ressemblera à son frère en vieillissant. « Dis moi en quoi nous sommes différents » demande-il à Steve à propos de son frère. Malgré tout ses efforts, Rusty James ne pourra jamais partager son handicap. La surdité de Motorcycle Boy ne peut pas lui être donnée, c’est pourquoi il se crée son propre handicap auditif en refusant d’entendre tout ce qui lui déplait. Ce choix de non-écoute le protège et le place, tout comme son frère, dans un monde à part qui filtre seulement ce qu’il a envie d’entendre. Dès la première séquence du film il fait répéter à Steve une phrase concernant le retour de Motorcycle Boy. Steve parle, Rusty James dit « What? » (Quoi?) et Steve répète. Rusty James refuse d’admettre un certain nombre de choses et il faut les lui répéter plusieurs fois avant qu’il ne les accepte. À plusieurs reprises, il affirme ne jamais avoir entendu de telles choses, quand des personnages lui annoncent des faits. Quand il la croise, sa petite amie Patty lui rappelle qu’elle ne peut inviter personne chez elle en l’absence de sa mère. Rusty James lui dit alors « C’est la première fois que j’entends ça ! », comme si, parce qu’il n’avait pas voulu l’entendre, il agissait comme si cela n’avait jamais été dit. Rusty James n’entendant encore une fois pas l’avertissement va chez Patty le soir même. Peu après, Rusty James demande à son ami d’enfance Steve une cigarette, oubliant que celui-ci ne fume pas. « Tu sais que je ne fume pas ! ». Là encore, Rusty James refuse d’assimiler l’information car elle ne lui convient pas.

Un effet sonore montre cette volonté de Rusty James de ne pas entendre ce qu’on lui dit. Il est en classe en train de divaguer. Alors que dans le plan précédent le son semble en écho, les voix paraissent proches et lointaines à la fois mais prennent tout l’espace sonore ; dans le plan suivant Rusty James est en cours et les paroles du professeur sont très lointaines, inaudibles, illustrant la rêverie du garçon qui n’a aucune conscience de ce qui est en train de lui être énoncé. Ces deux plans l’un à côté de l’autre semblent mettre en lien les deux frères qui, chacun leur tour, vivent une surdité complètement différente mais pourtant liée.

La surdité, tout en les différenciant, finit par les réunir dans la seconde partie du film. En effet, à la fête foraine, Motorcycle Boy, adossé à un mur du quartier discute avec son frère de leur enfance et notamment de l’abandon de leur mère. Le son ambiant diminue petit à petit jusqu’à disparaître totalement pour laisser les deux frères dans une sorte de bulle. Une bulle physique mais aussi temporelle : on entend au loin, remplaçant les bruits de la fête, les rires d’enfants, une porte qui se claque, illustrant en même temps qu’ils en parlent le départ de la mère du foyer. C’est la première fois que le son les unit de la sorte dans le film.

Une autre séquence rapproche les deux garçons, vers la fin du film. Motorcycle Boy vole une moto. En montant dessus il chuchote à son frère: « On va aller faire un tour, toi et moi ». Pourtant, l’acteur n’ouvre pas la bouche, donnant un aspect iréel à cette réplique, comme si elle n’était audible que dans la pensée d’un des deux, ou des deux personnages, mais invisible à l’image. Ils montent tous les deux sur la moto et une musique démarre, couvrant leurs possibles dialogues. La musique et les quelques bruits de circulation couvrent tout l’espace sonore et, quand Rusty James ouvre la bouche pour crier et parler à son frère, on ne l’entend pas. Dans cette séquence unissant les deux frères, le spectateur devient sourd face à deux personnages déjà ailleurs, dans une autre réalité dont il ne fait plus partie.

Adria Desaleux

À propos
Affiche du film ""

Rumble Fish

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
20 octobre 1983
Genres
Action, Crime, Drame
Résumé
Tulsa, Oklahoma. Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. En son absence, pour être à la hauteur de sa réputation et se tailler la part du lion, Rusty se frotte aux gangs rivaux… Un soir, une rixe tourne mal. Le voyou est gravement blessé et ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné. Mystérieux et charismatique, le Motorcycle Boy est de retour chez lui…
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