Sans contours, tout est possible

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, Rémi Chayé (2020)

Parfois, pour apprécier un film à sa juste valeur, il faut savoir changer son regard, en adopter un nouveau, ou un que l’on a laissé depuis quelque temps derrière nous. A côté de moi, un petit garçon vient pour la première fois au cinéma. Il observe la salle, les lumières, et quand elles s’éteignent et que l’écran s’éclaire, il se lève, les yeux écarquillés, et passe la totalité de la séance debout. Je l’observe du coin de l’œil ; droit comme un i, ses paupières ne clignent quasiment pas. Je regarde le film mais, en même temps, je me mets à penser à notre première séance de cinéma. Est-ce que nous nous en souvenons ? De cette magie de découvrir quelque chose qui nous passionne encore, des années plus tard ? Au travers des yeux de mon jeune voisin, j’essaye d’imaginer ce qu’il ressent, de m’évader.  

Une certaine magie opère donc dans Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, magie qui réside d’abord et avant tout dans la lumière et les couleurs du film, teintant à la fois les étendues sans fins de l’Ouest américain et le ciel étoilé par de grands aplats sans contours. C’est peut-être cette spécificité graphique, celle de Rémi Chayé, le réalisateur, qui donne son caractère au film : les contrastes sont d’autant plus marquants qu’ils ne sont pas séparés par des lignes, et la chaleur de la lumière se fond sur les visages, par touches, çà et là. Une technique qui se prête parfaitement bien à l’illustration d’une nature encore nue, dont la main de l’homme n’est encore venue modifier aucun contour. 

La magie naît aussi du contexte de cette Amérique des pionniers, à la fin du XIXème siècle, qui est bien loin de l’image que l’on a du pays aujourd’hui. Pas encore de Route 66, de SUV, de Trump : Martha Jane Cannary, son père, son petit frère et sa petite sœur traversent le pays au sein d’un convoi, pour rejoindre l’Ouest du pays. La grande Martha Jane a beaucoup de responsabilités, depuis que leur mère est décédée, et d’autant plus quand leur père se blesse : en plus de s’occuper des repas et des enfants, tâches auxquelles les femmes sont assignées, il faut trouver quelqu’un pour diriger la carriole et s’occuper des chevaux. Mais dans cette communauté, les filles et les femmes n’ont pas ce genre de responsabilités là – il faut dire que près de deux-cents ans plus tard, les choses n’ont, pour beaucoup, pas tellement changé. Quitte à être rejetée par la communauté, Martha Jane va porter un pantalon, pour s’occuper des ces tâches que personne ne peut faire à sa place, et si on lui tire les cheveux, elle les coupe. Nait Calamity Jane, cette femme aussi héroïque que légendaire

L’histoire du film se fonde en fait sur ce que l’on pourrait imaginer de l’enfance de Martha Jane Cannary, aucunement sur ce qui l’a réellement composée. Même ce nom complet est sujet à controverse. Cela en fait une figure malléable, sans contours, quasi fantastique : sa vie inventée par elle-même dans sa propre biographie, qu’elle distribuait pendant les Wild West Show (ces spectacles où elle racontait ses histoires héroïques), était déjà, de son vivant, légendaire. Rien de ce que l’on peut raconter à son propos aujourd’hui n’est véritablement vrai ou faux ; tout participe à la création de sa folle histoire. De là naît le sous-titre du film : « une enfance de Martha Jane Cannary ». Une enfance, parmi beaucoup d’autres, parmi toutes celles qu’on peut lui accorder, lui inventer. Et cela permet aussi de lui attribuer un engagement qui lui est anachronique : le féminisme, qui nous vient forcément en tête quand on voit ce personnage prenant littéralement les rennes qu’on ne veut pas lui donner. Grâce à une identité de genre singulière, brouillée, mais surtout grâce à sa force, son courage et sa détermination caractéristiques, elle gagne le respect de tous. Et pour nous ses revanches sont jubilatoires. 

La magie de l’animation s’inscrit dans cet esprit de liberté : pas de contours aux aplats couleurs, pas de limites aux genres, ni au récit. Tout est possible :  la fille est un garçon, porte un pantalon, et son histoire s’incarne, sans être vérifiable. Je pense à ce petit garçon, pour qui c’était le premier film au cinéma, et qui aura sans doute beaucoup moins de mal que moi à revivre les grandes évadées à cheval dans son imagination. Car pour lui rien de tout ça n’était faux, ni impossible : l’histoire de Calamity, le fait qu’elle puisse porter un pantalon, qu’elle soit une héroïne, c’est vrai – pourquoi ça ne le serait pas ?

À propos
Affiche du film ""

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary

Réalisateur
Rémi Chayé
Durée
1 h 24 min
Date de sortie
14 octobre 2020
Genres
Résumé
1863, dans un convoi qui progresse vers l’Ouest avec l’espoir d’une vie meilleure, le père de Martha Jane se blesse. C’est elle qui doit conduire le chariot familial et soigner les chevaux. L’apprentissage est rude et pourtant Martha Jane ne s’est jamais sentie aussi libre. Et comme c’est plus pratique pour faire du cheval, elle n’hésite pas à passer un pantalon. C’est l’audace de trop pour Abraham, le chef du convoi. Accusée de vol, Martha est obligée de fuir. Habillée en garçon, à la recherche des preuves de son innocence, elle découvre un monde en construction où sa personnalité unique va s’affirmer. Une aventure pleine de dangers et riche en rencontres qui, étape par étape, révélera la mythique Calamity Jane.
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