Programmé par l’ACID au festival de Cannes en 2018, Dans la terrible jungle a connu une sortie en salles plutôt confidentielle. Une discrétion regrettable, tant le film porte un regard optimiste sur la question du handicap.
C’est dans le microcosme de l’Institut Médico-Educatif La Pépinière (Bouches du Rhône) que les deux réalisatrices Catherine Capelle et Ombline Ley viennent poser leur caméra, afin d’y tourner un documentaire joyeusement loufoque, Dans la terrible jungle. Sur le papier, rien là-bas ne semble pourtant propice à la joie de vivre : le lieu abrite de jeunes adolescents dont la malvoyance constitue une première singularité commune, à laquelle viennent s’ajouter d’autres pathologies physiques et mentales propres à chacun, et qui rendent difficile l’accomplissement de certaines tâches quotidiennes. Le simple fait de refermer son gilet peut ainsi être une épreuve, comme pour Ophélie qui, faute d’y parvenir, déboule torse nu dans les couloirs de l’IME afin de chercher un éducateur capable de l’aider.
Pour autant, Dans la terrible jungle ne cherche à s’apitoyer sur le sort de ses personnages, ni même à interpeller comme Elle s’appelle Sabine (2007), documentaire avec lequel Sandrine Bonnaire dénonçait l’incapacité dans laquelle avait été plongée sa sœur autiste Asperger, suite à l’isolation et aux traitements médicaux qui lui ont été infligés par les institutions soi-disant compétentes en la matière. Toutes légitimes que soient la révolte et la nostalgie dont Bonnaire fait preuve par ce brûlot cinématographique, l’intérêt de Dans la terrible Jungle est de trouver son militantisme ailleurs, moins enclin à montrer les difficultés quotidiennes des handicapés que leur combat fructueux pour les dépasser. Ainsi, le cours du film verra finalement Ophélie apprendre à refermer son gilet, à force de persévérance. On peut également citer là une séquence stupéfiante lors de laquelle le jeune Gaël – alors qu’il est chargé de passer la tondeuse lors d’un atelier espace vert – est victime d’une impressionnante crise le poussant à propulser son propre corps contre le sol et les arbres qui l’entourent, dans un déploiement d’énergie total et anarchique. Le spectateur neurotypique, rarement confronté à une telle violence, peut craindre un instant une issue dramatique à cet épisode. Pourtant, l’éducateur qui l’accompagne ne s’affole pas face à ce spectacle, et le temps long du plan lui donne raison : le jeune pensionnaire s’apaise de lui-même, n’ayant au bout du compte subi d’autre désagrément que le simple fait d’avoir momentanément égaré ses lunettes. Ces dernières retrouvées, il peut alors poursuivre la tonte de la pelouse, et la crise générée par son handicap n’aura finalement que peu troublé le déroulement de l’après-midi.
Plus encore, les deux réalisatrices relativisent le handicap en donnant une réelle existence à leurs personnages, lesquels n’ont pas besoin d’aide extérieure pour exprimer leur condition. Ni de celle des personnes qui les encadrent, rarement présentes à l’écran, ni même de celle des réalisatrices, qui ont l’élégance de choisir essentiellement le dispositif du plan fixe. Ainsi, là où tout film sur le handicap saisirait l’esthétique de la caméra épaule pour épouser au mieux les mouvements imprévisibles de leurs personnages, Catherine Capelle et Ombline Ley préfèrent poser leurs cadres comme des scènes de théâtre, où chacun est libre d’aller et venir pour s’exprimer. Comme pour tout jeune de leur âge, les personnages évoquent ainsi à leur manière les tracas de l’adolescence. Il est alors question de drague, certains faisant des pompes sur du Jul pour impressionner les filles ; mais aussi d’ambitions, comme Léa qui nourrit le rêve de devenir actrice. Et face au triste sort que voudrait leur réserver la société (le conditionnement de pièces industrielles, évoqué lors d’une séquence à l’usine), on est amené à penser que les projets envisagés par les pensionnaires y seraient en effet préférables, tant ces derniers s’emparent des plans fixes pour y révéler leurs talents. Un talent d’acteur d’abord, car certaines séquences sont en fait plus proches de la fiction que du documentaire, comme le révèle une compilation de ratés dévoilée lors du générique de fin. On réalise ainsi rétrospectivement que ces comédiens montrent une aisance remarquable devant la caméra, laquelle n’envisage pas le documentaire comme une captation pure et dure du réel, mais comme un atelier cinéma partagé avec les pensionnaires de l’IME. Et certains sont tout aussi doués dans d’autres domaines, comme la mélomane Ophélie qui fait musique de tout ce qui l’entoure, interprétant aussi bien la marseillaise à la brosse-à-dent, que La Femme Chocolat d’Olivia Ruiz (2005),qu’elle chante avec justesse et sensibilité tout en s’accompagnant en percutant l’eau de la piscine avec ses jambes.
L’autre force de ces pensionnaires est l’humour, et Dans la terrible jungle se rapproche à ce titre souvent plus de la comédie que du drame. Le comique surgit en effet du burlesque intrinsèque au handicap, comme lorsqu’un pensionnaire arpente les lieux sous différents costumes de super héros. Mais le rire du public se fait toujours complice de celui des pensionnaires, qui n’hésitent pas à ironiser sur leur propre condition. C’est ainsi que Médéric, que le handicap contraint à se déplacer constamment en fauteuil roulant, traite de feignasses ses collègues en les observant de loin, alors que ces derniers triment au jardinage. Redonnant la parole aux handicapés, relativisant leur incapacité par leur détermination ou par la force du rire, Dans La terrible jungle est donc un antidote à la marginalisation que ces derniers subissent, par une société qui voudrait les soigner en sa marge. Le film éclaire une voie de traverse, gageant de la possibilité d’une vie normale avec et non malgré le handicap, qui se mue d’obstacle en simple singularité.