L’idée peut nous donner une impression de déjà vu, à ceci près que le réalisateur a choisi de se perdre dans la Villeneuve plutôt que dans la Manche. C’est dans ce petit quartier isérois que vous auriez pu assister à la première d’« Africa », projet de spectacle mené par le metteur en scène Henri Desmerges en collaboration avec la jeunesse de banlieue sur le thème de l’Afrique, sujet engagé mais très glissant comme le film le montrera. Sa légitimité à discuter ce sujet est d’emblée remise en question par ses propres acteurs, tous d’origine africaine contrairement à lui. Première embûche face au projet d’Henri. Cependant, ce n’est pas ce petit accroc qui empêche le projet de se mettre en place… Dans ce cas pourquoi diable n’a t-il pas pu aboutir ? « Africa » nous montre qu’il en faut peu pour qu’un projet collectif fasse naufrage, et dénonce la naïveté avec laquelle nous survolons une question essentielle pour les êtres humains que nous sommes : « comment vivre ensemble ? »
Au fur-et-à mesure qu’il avance, le documentaire se met à flirter avec le cinéma de fiction, (certains personnages prennent plus de profondeur, une histoire d’amour vient se dessiner, des champs-contrechamps induisent certains effets dramatiques…) et c’est par ce procédé que Naim Aït-Sidhoum trouve la forme idéale pour mettre en scène le chemin boueux qui sépare un projet imaginé de sa réalisation concrète et définitive. Le documentaire permet le jeu naturel des acteurs, le recul sur une réalité, montrant les choses dans toute leur crudité, tandis que la fiction permet peut-être une émotion et un contact plus intimes. Avec beaucoup d’habileté, le cinéaste s’amuse à rendre floues les limites entre ces deux domaines. La larme qui coule sur la joue de Younès quand on lui demande de jouer la tristesse est un peu comme une goutte de cette mixture dans laquelle se mélangent à plaisir documentaire et fiction : le spectateur est dans l’impossibilité de dire s’il voit un acteur, un personnage, ou encore un personnage faisant l’acteur.
La pensée qui règne au coeur du film pourrait se résumer ainsi : la fiction est ce rêve de pouvoir agir tous ensemble dans la paix et l’harmonie et le documentaire, quant à lui, est ce rabat-joie qu’on appelle le réel, présent sous de multiples formes tout le long du film, source de tous ces imprévus et tensions inexpliquées qui entraineront l’échec du processus de création collectif. On jubile presque de voir se démener ce pauvre metteur scène qui ne sais pas dans quelle jungle il met les pieds. L’ironie lui joue des tours cruellement drôles quand son idéalisme gentillet féconde des préjugés raciaux (amalgame entre les africains et les migrants) qui se ressentent au travers de sa mise en scène, et que le pauvre ne s’en rend même pas compte. Lui qui cite volontier Étienne de la Boétie pour dénoncer la tyrannie et se comporte en despote au même moment où il le cite… L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Son optimisme niais ressemble à celui qu’on trouve au-delà de cette petite scène de la Villeneuve, dans un idéal utopique qui prône le vivre ensemble sans prendre en compte la complexité des rapports humains, cette soupe dans laquelle bouillonne l’égo, les émotions, la pudeur et l’arrogance.
On pourrait reprocher à Naim Ait-Sidhoum d’être pessimiste sinon cynique, mais ce serait nier le plus beau plan du film, celui où Younès (encore lui) a le courage de montrer son amour et par la même occasion d’être le seul à établir un réel contact avec quelqu’un d’autre. Face à la caméra, au premier plan, il a laissé la jungle derrière lui et il a le courage de se montrer. Le sentiment qu’il exprime est bien réel, mais il l’exprime en usant des artifices de l’art (ic du playback sur Lionel Richie). Au moment même où l’amour naît entre ces deux personnages, on assiste aux épousailles de ces deux pôles du cinéma qui s’opposaient jusque là. Ainsi il ne s’agit pas de savoir si nous sommes en face d’un documentaire ou d’une fiction, il s’agit plutôt de faire cohabiter les deux. Et puis, après tout, est-ce si important de savoir si « c’est pour de vrai » ? « Avec l’amorce d’un mensonge, on pêche une carpe de vérité ».
Kévin Horngren