Perle noire

The Lighthouse, de Robert Eggers

Sirène à l’approche, un son grave bourdonne et nous retient, seul repère dans cette brume épaisse qui apparaît comme un mirage. Claquement brutal et fracas des vagues contre la coque : notre regard quitte l’horizon et se porte sur la proue d’un navire à bord duquel Ephraim Winslow (Robert Pattinson) et Thomas Wake (Willem Dafoe) viennent prendre la relève de la garde d’un phare, sur la côte de la Nouvelle Angleterre. Sans un mot, ils s’engouffrent, s’isolent sur ce rocher, comme dans le début d’un cauchemar. Après The Witch (2015), Robert Eggers quitte les forêts maléfiques et envoûtantes pour narrer la fable de ces deux inconnus, perdus dans leur folie au bord du monde. The Lighthouse se déploie lentement comme un film mental ; la forme du film nous perd comme l’histoire perd ses personnages. En format carré, 35mm et noir et blanc, avec une texture proche de celle d’un charbon granuleux et des plans composés comme des peintures, le clair-obscur dessine étroitement l’espace du phare perdu dans les ténèbres, où la seule échappée se fait par la folie.

Énigme infinie

On ne saura jamais ce qu’il se passe vraiment sur ce phare, si tous ces contes et ces fables horrifiques que répète le vieux supérieur ne sont que des dires, ou s’il s’agit dès le début d’une descente aux abysses. C’est à se demander à partir de quand les deux hommes se sont condamnés. Dès leur arrivée sur l’îlot, dès leurs premiers repas, où lorsqu’ils tuent une mouette ? Eggers prend le temps de construire un labyrinthe mental pour nous plonger dans la folie. Les hallucinations sont d’abord des rêves, ou ces images écoeurantes qui animent les journées de travail. Il faudra attendre le dernier soir avant le départ – et la première demi-heure du film – pour que tout se transforme, que les rêves et la réalité ne deviennent plus qu’un. Idée que soutient la stylisation forte du film : c’est en naviguant entre expressionnisme pictural et cinématographique qu’Eggers déploie son énigme mentale et plonge personnages et spectateurs dans un océan d’hallucinations.

The Lighthouse est un récit apocalyptique. Après de longues nuits où la boisson devient l’unique remède face à la solitude, les grands mythes et prophéties sont convoqués face à la tension qui monte entre les personnages. Les visions d’horreur se multiplient, le temps se perd et l’identité de nos deux hommes s’évade. Dans cette atmosphère de fin du monde, le film nous renvoie à différentes histoires ou imaginaires surnaturels. La sorcière de The Witch laisse place à la sirène du mythe d’Homère et la perte des marins qu’elle entraîne. Mais cet îlot crépusculaire s’apparente également à un iceberg de la démence, dont la part cyclopéenne s’ouvre à ceux qui s’y livrent. Et le film renvoie aussi vers les récits d’ H.P Lovecraft, qu’évoquent certaines hallucinations, certaines histoires, et même plus simplement le but final de Winslow : obtenir un savoir absolu en accédant finalement au sommet du phare, savoir qui lui vaudra sa perte.

Désir et Destruction

The Lighthouse se distingue par son rythme singulier, une espèce de flottement entre deux temps, entre la nuit chaotique, dévastatrice, et la journée de plus en plus angoissante. Un métronome continu qui finira dans les dernières minutes par se distordre, pour ne nous laisser aucun repère temporel. La fin devient le commencement. En réutilisant dans les derniers moments de folie le son du navire entendu pendant les premières images, Eggers affirme l’idée suivante : c’est un renouveau qui s’annonce, une sorte de cycle que les marins effectuent avec les relèves. Le son est la clé d’un film dont les images sombres nous submergent. Eggers filme la mer déchaînée qui s’élève, mais c’est par un travail sonore que se fait sentir le poids qui écrase mentalement les personnages. Les dernières images tiennent toute leur puissance de ce son qui se détruit, se déconstruit et s’évade pour ne nous laisser que le cri des mouettes. La frontière qui se dessine à l’horizon du film, sépare rêve et réalité, pulsion de mort et de désir, finit par s’écrouler sous les vagues. Lors des moments qui suivent les visions d’horreur, pendant les repas ou lorsque les deux hommes chantent et parlent, nous pouvons prendre une bouffée d’air, bouffées qui se font de plus en plus rare, jusqu’à la noyade dans les bras de la folie.

Winslow et Tom sont animés par les mêmes pulsions, tous deux envahis par un désir qui les mènent jusqu’à la démence. Tom se livre à la lumière du phare, son véritable amour, qu’il compare aux femmes, tandis que Winslow se laisse emporter par l’image de la sirène qui deviendra de plus en plus attirante. Tous deux sont aussi pris du désir de se masturber pour s’échapper de ce phare qui évoque un phallus se dressant vers les cieux. Les deux hommes finiront d’ailleurs par le détruire à coups de hache dans un mélange de violence et de dépit, par s’en prendre à la domination qu’il ressentent. Eggers situe le phare en Nouvelle-Angleterre, mais rien ne nous rappelle le continent : nous sommes au bout du monde, là où l’horizon n’est que ténèbres, et cette tour est un symbole. Symbole d’un désir fou de deux hommes qui voudraient devenir des dieux, être capables de création. Thomas nous est même montré pendant une séquence comme un être supérieur, dont la lumière jaillit des yeux, dont le savoir et la clairvoyance vont au-delà des mirages du phare, et c’est avec la mort de ce dernier que Winslow s’élève jusqu’à cette source de lumière, devenue sacrée.

 

Dans ce film énigme, l’esprit se crée un double, un autre dont il va falloir se débarrasser pour s’émanciper. Eggers raconte l’histoire de deux hommes qui se perdent et embrassent la folie, se confondent avec leurs reflets, et devront vaincre leur démence devenue leur seule vérité. Un combat pour qu’émerge une lumière au milieu d’un univers construit sur le sel, l’eau, la boue, le sperme et les excréments. The Lighthouse raconte une rédemption violente, la fin d’un monde et la volonté d’en créer un autre – celui de Tom et celui de Winslow –, allégorie de l’Amérique qui a ouvert les portes de Salem, que Tom cite dans le film, portes d’un nouveau monde qui accueille la démence et la folie destructrice.

À propos
Affiche du film ""

The Lighthouse

Réalisateur
Robert Eggers
Durée
1 h 49 min
Date de sortie
18 octobre 2019
Genres
Horreur, Drame, Fantastique, Mystère
Résumé
Le film se passe dans une ile lointaine et mystérieuse de Nouvelle Angleterre à la fin du XIXe siècle, et met en scène une "histoire hypnotique et hallucinatoire" de deux gardiens de phare.
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