Nul n’est prophète en son pays

Les frères Sisters, Jacques Audiard

Parmi les genres cinématographiques, le western est un vétéran. Tout au long de la conquête de l’Ouest, des populations venues du monde entier se sont organisées en sociétés pour faire naître les Etats-Unis tels qu’on les connaît aujourd’hui. C’est aussi à cette époque que le cinématographe fait son apparition, alors que la mémoire et l’imaginaire américain commence à peine la digestion de cette tranche d’Histoire bien fraîche qui ne demande qu’à être racontée. Plus d’un siècle plus tard, le western existe encore, mais il semble avoir perdu contact avec ses racines. Pour exemple, Hostile de Scott Cooper en 2017, qui s’engouffre dans le naturalisme, la brutalité crue et sans fond, ne faisant que suivre la recette avec ses fusillades convenues et son pathos attendus.

Ainsi Les Frères Sisters s’annonçait-il comme un projet perdu d’avance, et l’on se pouvait se demander pourquoi Jacques Audiard, comme beaucoup d’autres réalisateurs français avant lui, avait voulu pousser le chant du coq là où vole la pygargue à tête blanche. L’affiche à elle seule ne présageait rien de bon : deux silhouettes de cavalier laissant derrière eux une déflagration gigantesque, une affiche très aguicheuse, un blockbuster de « Jack Audiard »… Mais peut-être était-ce un pied de nez de la part du réalisateur français, car le film ne tient aucune des promesses que suggère son affiche. Jacques Audiard s’empare du western avec une idée bien précise derrière la tête : d’un côté il lui rend la force épique qui lui est propre, de l’autre il montre la faiblesse humaine chantée au cour des tragédies. Le résultat donne une fable touchante et simple dont la morale invite à rester humble.

En 1850, Eli et Charlie Sisters sont deux frères porteurs d’une « tare familiale », véritable descendants de la race de Caïn, et chasseurs de primes au service du commodore. John Morris, un homme cultivé et sans travers, sert d’enquêteur et d’informateur aux frères Sisters : c’est lui qui leur dit où se trouve leur nouvelle cible, Herman Kermitt Warm, savant utopiste ayant trouvé une formule merveilleuse convoitée par le commodore. La dimension fabuleuse du film doit beaucoup aux caractères très marqués de ses personnages. Jacques Audiard en a fait des types qui sont comme les représentants de différentes mutations du western. John Morris est le cowboy trop bon pour être un tueur, qui met son courage au service de sa vertu, quitte à pratiquer cette désobéissance civile conceptualisée par Thoreau dont il est le lecteur. Charlie Sisters est clairement cynique, alcoolique, sale et gouverné par son propre intérêt. Et Eli, de loin le personnage le plus touchant,’est un tueur qui couve des sentiments humains dans le secret de son frère. Quelque soit le type auquel ils appartiennent, ces trois personnages gravitent tous autour de Herman Kermitt Warm, symbole de cet idéal qui a amorcé la conquête de l’Ouest elle-même, fantasme d’une vie nouvelle sur un continent nouveau, espoir de vivre ce qu’on appelle encore aujourd’hui le rêve américain. En faisant d’Herman Kermitt Warm le moteur de l’intrigue, Jacques Audiard entend rendre au western son essence, qu’elle doit puiser dans l’Histoire des Etats-unis : avant d’être une conquête, cette ruée vers l’or était la quête d’une utopie. Comme le dit Warm, l’or n’est pas une finalité, c’est un moyen.

Les pied-de-nez faits au spectateurs ne se trouvent pas seulement dans l’affiche du film, mais aussi dans les moments que le réalisateur a décidé de ne pas montrer. Jacques Audiard élague son film de toutes ces scènes attendues quand on va voir un western, notamment les fusillades. Elles impliquent toujours les deux frères Sisters mais aucune n’est montrée à l’écran. Elles ne sont que des éclats de sons et de lumières qui surgissent de l’obscurité. On ne verra pas non plus les clichés venus du western italien tels que les longs gros plans sur les yeux tendus et sur les mains approchant le colt accroché à la ceinture. Il ne s’agit pas seulement d’envoyer valser les convenances : c’est aussi un dispositif ingénieux que le réalisateur utilise tout au long du film pour donner à son récit le souffle de l’épopée, car peu importe le danger qu’on perçoit, que ce soit par des intonations ou des brûlures de poudres, les frères Sisters font toujours hors caméra des prouesses qui leur permettent de s’en sortir indemnes. La scène a priori la plus épique, celle où Charlie Sisters tue un ours pendant une nuit en forêt, ne nous est pas montrée. Ici on adopte le point de vue de celui que ne participe pas à l’action. Jacques Audiard sait ce qui fait tout le charme du mythe : il garde toute sa force tant qu’il conserve sa part de mystère. En n’ayant pas accès au déroulement de ces actions héroïques – qui ne seraient qu’un banal montage de tireurs tirant sur d’autres tireurs, ou une lutte grotesque avec l’ours – les frères Sisters acquièrent la grandeur des héros de l’épopée. Le western retrouve enfin sa filiation avec l’épopée, cette littérature qui donne aux civilisations leurs fondations mythiques : les Etats-Unis ont le western comme la Grèce antique a L’Iliade et L’Odyssée, et l’empire romain L’Énéide.    Car c’est une civilisation naissante qui nous est montrée. La traque dans laquelle se lancent les frères Sisters les fait aller bien plus loin qu’ils ne sont jamais allés, et tout au long du film ils vont voir les grandes villes prospérer, et croiser de curieux objets comme la brosse à dents, qui seront les accessoires de l’homme moderne.

Les deux frères Sisters renvoient aussi à des thèmes éminemment tragiques. Ce sont des parricides, et ils semblent avoir hérité de la déviance de leur père, au point de croire que la carrière de tueur à gage était un décret du destin face auquel ils ne pouvaient rien. Tandis que l’épopée fait du grabuge hors caméra, ce sont la faiblesse de l’homme et son destin tragique qui font face à l’objectif. Quand Charlie Sisters tue un ours, on a accès aux angoisses nocturnes qui tourmentent le sommeil d’Élie; quand Élie Sisters affronte seul toute une bande de mercenaires, on assiste à la peur de Charlie, impuissant et amputé. Ce ne sont pas les grands exploits qui rythment le film mais la nature humaine. C’est la bonté d’âme qui anime John Morris qui perturbe la suite logique des évènements. C’est la chaleur d’un Prométhée amoureux des Hommes qui brillent dans les yeux d’Herman Kermitt Warm lors du plus beau plan du film. Et bien sûr c’est l’éternelle démesure de l’Homme qui se dresse contre ses propres rêves. En voulant faire une vraie tragédie, Jacques Audiard sème des mauvais présages tout au long du film qui flottent dans l’air comme des poissons morts à la surface de l’eau. Car Les Frères Sisters est aussi la course enflammée d’un cheval fou qui se rue d’est en ouest, aiguillé par la cupidité qui le consume… Tout le tragique du film est là pour faire contrepoint avec l’épopée qu’on a toujours associée au western.

En procédant ainsi, Jacques Audiard dénature le western et le retourne contre lui-même. Ce genre qui a montré les Etats-Unis dans toute leur splendeur est passé par plusieurs mutations qui l’ont fait redescendre progressivement de son piédestal. D’abord le western spaghetti et Sergio Leone ont rendu le cowboy plus crasseux et lui ont attribué une morale douteuse. Puis les westerns crépusculaires de Sam Peckinpah ont fait du cowboy un anti héros. Dans Pat Garett et Billy the Kid, Peckinpah montait les deux cowboys légendaires l’un contre l’autre, et pour comble, Pat Garett y était devenu shérif… Avec Jacques Audiard, le genre subit une autre mutation : celle par laquelle le western épique cède la place au western tragique, en mettant ici en scène une nation en proie à l’hybris car elle a cru que l’or était une finalité, et non un moyen.

Kévin Horngren

À propos
Affiche du film "Les Frères Sisters"

Les Frères Sisters

Réalisateur
Jacques Audiard
Durée
1 h 57 min
Date de sortie
19 septembre 2018
Genres
Comédie, Drame, Western
Résumé
Charlie et Elie Sisters évoluent dans un monde sauvage et hostile, ils ont du sang sur les mains : celui de criminels, celui d'innocents... Ils n'éprouvent aucun état d'âme à tuer. C'est leur métier. Charlie, le cadet, est né pour ça. Elie, lui, ne rêve que d'une vie normale. Ils sont engagés par le Commodore pour rechercher et tuer un homme. De l'Oregon à la Californie, une traque implacable commence, un parcours initiatique qui va éprouver ce lien fou qui les unit. Un chemin vers leur humanité ?
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