Never cast your eyes toward the artist

Annette, Léos Carax, (2021)

So may we start ?

Adam Driver, pour un Henry McHenry aussi imposant qu’un bloc de granite. Marion Cotillard, pour une Ann Desfranoux aussi virtuose que fragile. Henry est humoriste. Ann soprano à l’opéra. Leur couple s’annonce, s’aime à la folie, voué dès leur ébauche à s’entre-déchirer en musique. Ils mettent au monde Annette, bébé poupée, jetée dès ses premières minutes dans un tourbillon d’erreurs et de médiocrité. Essayant précisément de donner chair à l’innocence d’une enfant, ces parents calcinés par l’inconsistance de leurs passions tristes ne font que de piètres Geppetto. S’en suit un cauchemardesque tourbillon vers deux meurtres en série, baignés dans des odeurs de whisky on the rock. Le tout submergé d’artifices de mise en scène empruntant tantôt au théâtre et tantôt aux arts picturaux. Chaque scène est un tableau, une œuvre méticuleusement composée dans laquelle Henry et Ann se figent, comme paralysés par la caméra. Chaque acte est nettement défini par une coupure abrupte. Rideau.

Ann est l’archétype du petit oiseau prêt à se casser. Sur la scène de l’opéra, dans son couple avec Henry et même lorsqu’elle donne naissance à Annette, elle reste la fragile demoiselle que le cinéma chérit tant. En véritable Blanche Neige « Caraxienne », elle dessine de magnifiques compositions picturales, mélangeant la récurrence du rouge vermillon de sa pomme et la pâleur blafarde de son teint. Comme un motif inébranlable, notre Pomone ne se sépare jamais de son fruit. Elle se dévoile à nous en figure figée derrière sa voix éclatante, trop occupée à ses vocalises pour faire apparaître la moindre vague à la surface de son jeu lisse.

Henry est l’artiste torturé par excellence. Hautain et méprisant. S’amusant des innombrables contre-plongées dont il triomphe. Son regard ne s’arrête jamais sur personne : ni sur son public, ni sur Ann, ni sur Annette. Ses yeux en permanente recherche de ce fameux abysse dont il parle tant. The Ape of God. À traduire comme le grand singe, la grosse brute, le gorille de Dieu. Il est sur scène ce qu’il est dans sa vie. Il entortille, tire, s’enroule, tend, fait tournoyer, emmêle, entoure et tresse le câble de son micro. Métaphore forcée des lignes de vie avec lesquelles il joue. Lors de la scène du second stand-up, le micro lui-même matérialise Ann. L’objet  gît au bout d’un câble de vie maltraité tout au long du spectacle, finissant décoché dans un public trahi. 

Deux caractères minés par leurs conceptions viciées de l’art et de l’amour, qui nous prémâchent le film. Entre l’introduction, le stand-up d’Henry et les scènes à l’opéra avec Ann, toute l’intrigue nous est exposée. 

Le contexte : « The exit are clearly marked, thought you should know. ». Le public ne sera pas ménagé, nous sommes prévenus.

L’enjeu : « I know. Marrying a girl when you’re as young and green as me, it’s like swimming the Atlantic with a concrete block tied to your left testicule. ». Le lieu du crime est dévoilé.

La peur de la proie : « I don’t know him. He is a stranger tonight. Something about the look in your eyes. ». Ann est déjà pétrifiée.

Les intentions : « If you want us to kill too, we may agree. ». Ils sont prêts à tuer pour le spectacle.

L’aveu : « Well, you die so magnificently. Honey, you’re always dying. ». Confession terrifiante d’un assassin prêt à passer à l’acte pour la beauté du geste.

Carax ne ménage aucun suspense. Comme Henry, il méprise le public qui vient écouter une histoire. Une belle histoire de comédie musicale. Il ne réalise que pour ceux qui s’intéressent aux individus du film, aux aspérités de ses personnages pétris de doute qui plongent dans les abysses. Henry et Ann connaissent eux-mêmes l’issue de cette fable. Mais ils ne s’essoufflent pas, par orgueil, acte attendu après acte attendu. Ils préfèrent écrire leur propre drame d’opéra. Celui qui leur offrira une mort dans la fleur de l’âge, noyés avec leur talent. 

How may we rise ?

Une mise en scène et des personnages monolithiques. Un décor grandiosement austère et construit. Une ligne narrative sans la moindre surprise. Le travail d’orfèvre peut ainsi débuter. Sur cette base d’une aridité certaine, Leos Carax injecte de petites doses de vie méticuleusement choisies. Au-delà de son désintérêt certain pour le bien-être du public, il décide de donner un nouveau souffle à son film à travers des personnages et des procédés d’une grande sensibilité. Comme de véritables bouffées d’air frais, ces sursauts d’humanité s’immiscent dans le bloc granitique. Nous sommes face à un film d’individus, responsables à la fois de la suffocation et des respirations.

Paradoxalement, la marionnette éponyme du film insuffle de la vie à l’ouvrage. L’humanité par la mort, par le pantin articulé. Mais à l’image du film, artificiel n’est pas à confondre avec lisse. La poupée crève l’écran. Au-delà de son étrangeté indéniable, elle est touchée par un souffle de vie émouvant. Annette bouge très peu, elle a de rares mouvements maladroits, traduisant toujours une intention limpide. Ses yeux sont plus bavards que toutes les chansons du film. Derrière son artificialité évidente, la sincérité de ses gestes est bouleversante. Comme Ann, elle ne se sépare pas de son objet totem : un gros gorille en peluche. Image qui renvoie directement à son père lors de son premier stand-up, précieux instant où il met un pied hors de la coquille rocheuse. Du Ape of God au Ape of Hell, Annette chérit sa poupée comme les bribes de souvenirs d’un père qui n’a jamais vraiment existé. C’est la seule à s’en souvenir. La seule à s’accrocher à cette mémoire oubliée, unique empreinte de l’humanité d’un monstre.

Leos Carax nous propose d’autres bulles de respirations grâce au personnage du  Conductor. On l’aperçoit pendant l’introduction, il nous est sommairement présenté à l’opéra, mais il ne se découvre véritablement qu’après la mort d’Ann. Une scène emplie, derrière une timidité pudique, de l’émotion la plus brute du film. La caméra tourne, doucement puis frénétiquement, et nous met face au vertige de la pureté de cet amour. Les yeux de Simon Helberg s’emplissent de larmes honnêtes, à mesure qu’il se laisse envahir par les notes de son orchestre. L’immense puissance de cette simple scène, comme une entorse délectable à un système invivable. Il ne trahit jamais son humanité, quitte à énerver Henry à en mourir. Il se dresse face au menhir McHenry, son petit corps chargé d’une sincérité transperçante.

Notre dernière injection d’humanité est tout autre puisqu’il s’agit du cinéma lui-même. À la manière d’Annette, Leos Carax cherche l’innocence dans les références qu’il propose dans son film. On est face à un véritable kaléidoscope cinéphile donnant un souffle nouveau à l’ensemble de l’œuvre. De King Vidor, remercié au générique à son personnage « Murnau-esque » et de la picturalité de sa mer à la Cocteau aux cheveux oranges en bataille d’une Leeloo rajeunie, Carax joue avec des références cinéphiles. Il va puiser dans l’enfance du cinéma pour introduire de la candeur chez ses personnages apathiques. Il visite une jeunesse, habitée de cinéma réconfortant et plus humain que le monstre qu’il a créé. La sur-artificialisation de son processus de mille-feuille visuel tend à faire éclore une nouvelle forme d’émotion. Références en pagaille, décors éclectiques, personnages de marbre et musique foisonnante pris dans un désir chevillé à la caméra. Une volonté de transformer cette matière monolithique en pellicule de pure émotion. De transfigurer chaque névrose en couleur. 

Au-delà de nous enfoncer, bouche-bée, dans notre fauteuil, ce sublime cauchemar sert le propos critique du film. Cette longue descente aux enfers nous dépeint une figure statufiée et monstrueuse, pour laquelle il nous est impossible d’avoir de l’empathie. L’artiste torturé est ridicule et incapable de voir les trésors qu’il a sous les yeux. Cette figure tourmentée, c’est Henry, mais c’est aussi Carax. La fable d’Henry est touchée d’humanité grâce à l’enfance d’Annette, celle de Carax grâce à l’enfance du cinéma. Henry s’éloigne d’Annette, se rapprochant des abysses, Carax s’éloigne de son cinéma chéri, se rapprochant d’une méga production américaine. Mettant en scène la déchéance d’une figure qui pourrait être la sienne, peut-être essaie-t-il de congédier le sort. Sort d’un esprit incompris qui ne saurait que se tourner vers les ténèbres. Sort d’un cliché romantique dépassé qui ne fait plus fantasmer personne. Les hics de douceurs du film seraient comme des murmures narcissiques à ses propres oreilles : Never cast your eyes toward the abyss Leos, never.

But may we think ?

Cet ingénieux mélange entre sensibilité et artifice étant savamment dosé, le projet de Carax se présente comme inébranlable. Si ce n’est, peut-être, au regard d’une scène d’une actualité brûlante difficile à oublier. De retour d’une représentation à l’opéra, Ann rêve, dans son taxi, que six femmes accusent Henry de violence envers elles. Alors que l’entièreté du film repose sur une subtile poésie presque hors du temps, cette scène #MeToo remet les 2h20 en question. En quelques minutes superflues, Carax entrave son envolée vers un monde de symboles subtils et cloue son film au sol. Les six filles font chanceler l’entièreté de l’édifice, le ramenant à une réalité brutale. Le lyrisme devient fioriture et la lutte contre l’artiste torturé devient manifeste inverse. Une implication politique mal placée, mal mise en scène ou peut être mal interprétée qui emporte le film vers des intentions dangereuses, loin de la contemplation opératique. Ann rêve ces scènes, comme si elle se devait d’anticiper la suite des évènements. Comme si elle portait une part de la responsabilité dans son propre meurtre. Comme si c’était un peu bien fait pour elle. Comme si l’alcool était une excuse valable. Comme si les abysses pouvaient tout justifier.

 

Alicia Galisson

À propos
Affiche du film "Annette"

Annette

Réalisateur
Leos Carax
Durée
2 h 20 min
Date de sortie
6 juillet 2021
Genres
Drame, Romance, Musique
Résumé
Los Angeles, de nos jours. Henry est un comédien de stand-up à l’humour féroce. Ann, une cantatrice de renommée internationale. Ensemble, sous le feu des projecteurs, ils forment un couple épanoui et glamour. La naissance de leur premier enfant, Annette, une fillette mystérieuse au destin exceptionnel, va bouleverser leur vie.
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