Ça ne tourne pas rond

Maniac, Patrick Somerville (2018)

Au commencement, un big bang fait d’images de synthèse disperse au quatre coins de l’écran mille petites particules qui, au gré des collisions et des plans, esquissent une histoire originelle et matricielle. Dans un fatras d’images alternant synthèse et prises de vue réelles, échelles microscopique et macroscopique, organique et minérale, cette première scène retrace brièvement l’histoire de la vie cyclique. Cette histoire, on la connaît déjà, le Roi Lion s’étant chargé de la chanter aux plus jeunes avec son hypnotisant « cycle éternel » de la vie, quand une dizaine d’années plus tard, la  séquence de la création de l’univers dans The Tree of Life de Malick endormait les plus vieux dans les salles obscures. Alors, que peut bien raconter Maniac, sinon ce qui a déjà été vu ou lu ici et ailleurs ? La série entend déconstruire le régime sériel classique en travaillant le motif de la boucle: dangereuse aporie, et rien d’original à l’horizon – Twin Peaks en faisait son leitmotiv des années auparavant. Mais ne dit-on pas que la nouveauté se niche dans la manière de raconter une histoire qui tourne en rond ?

Thérapie de couple

Ce graal de l’originalité, on ne croit pas le trouver dans la longue introduction de la série, fonctionnant en miroir : le premier épisode est alloué à Owen, le second à Annie. Owen, joué par un Jonah Hill amaigri, doit témoigner de la prétendue innocence de son frère, forcément plus apprécié que lui. On comprend qu’Owen est le vilain petit canard de sa riche et étouffante famille à cause de sa schizophrénie, qui l’assaille d’hallucinations à répétition jalonnant son quotidien. Chaque soir, il regagne son appartement, et se plie de mauvaise grâce à la litanie thérapeutique que lui prêche en boucle un médecin sur son poste de télévision vintage. Annie, jeune femme au tempérament imprévisible incarnée par Emma Stone, cherche à revivre inlassablement le tragique accident qui a conduit à la mort de sa soeur, en prenant à cet effet régulièrement une drogue. Les deux personnages trimballent leurs traumatismes jusqu’aux portes d’un laboratoire de test pharmaceutique, qui ne propose rien de moins qu’enrayer leurs traumas. Le principe est simple : un ordinateur nommé GRETA (rappelant facilement HAL dans 2001) est capable de matérialiser la psyché des patients et de les y plonger, pour qu’ils affrontent leurs peurs en vue de les vaincre. Un certain académisme charpente cette structure, puisque binaire, lente et répétitive. On perçoit pourtant dans ces deux premiers épisodes quelques bizarreries SF intrigantes, fissurant l’édifice classique : un animatronique jouant aux échecs, un « sarcophage » électronique qu’Annie appelle « Papa », le traitement thérapeutique quotidien d’Owen rappelant une oppression orwellienne, un petit Wall-e arpentant les trottoirs de la ville… Rien de ce que l’univers distille par son décor n’est expliqué, voilant l’intrigue d’une atmosphère rétro-futuriste étrange et fascinante. Ces indices installent une crise dans la gestion du récit, que le troisième épisode va faire disjoncter pour de bon, en réunissant les deux protagonistes.

Court-circuit

La première fulgurance de Maniac ne viendra donc pas du récit, comme il est habituellement de coutume dans les séries, mais plutôt d’une superbe image poétique évoquant les métaphores visuelles de Michel Gondry dans L’écume des jours : endeuillée par la perte d’un de ses créateurs, GRETA lâche une larme d’étain qui court-circuite le réseau électrique des appareils de test, déréglant au passage le déroulement classique de la série. Car ce n’est pas tant le récit qui est mis en branle que l’esthétique de la série éclatant en morceaux : à partir de ce moment, les escapades oniriques d’Owen et Annie tourbillonnent dans un maëlstrom de genres cinématographiques et littéraires très codifiés, comme le film de gangster, le film noir ou encore la fantasy. Empruntant avec malice à l’absurde des frères Coen, aux casse-têtes mentaux de Nolan et aux plans d’ensemble épiques de Peter Jackson, Maniac prouve qu’elle est davantage le travail de l’image plutôt que du récit. Le réalisateur se sert du support sériel comme d’une effusion baroque de styles et de tonalités qui se heurtent d’un épisode à l’autre. La série fascine par l’obligation qu’elle impose au spectateur à ne pas se conforter à un seul régime d’image et de ton, bien qu’il finisse par comprendre le nouveau rituel qui s’installe paradoxalement : un épisode pour un genre précis, presque comme un compartimentage. Qu’importe, car c’est de ce genre de paradoxes sériels dont Maniac fait son terreau pour que germe sa complexité thématique et esthétique ; la série est destinée à être une unique saison fragmentée en dix épisodes, allant d’une durée de 25 à 45 minutes. Ce format protéiforme a de quoi dérouter jusque dans la manière de visionner la série : de manière fragmentaire comme une série classique ou en intégralité comme un film (auquel cas l’expérience, à la limite de l’indigeste, rappelle Cloud Atlas des Wachowski) ?

GRETA, c’est plus fort que toi

Cette question, pas si anodine, rappelle une problématique vidéoludique : le jeu vidéo est en général un long plan-séquence, uniquement interrompu par les pauses faites entre chaque session de jeu. Le rapport de l’utilisateur au jeu est analogue à celui du spectateur face à un récit épisodique, puisque l’expérience est fragmentée, par la mort de son personnage pour le jeu amenant à réitérer le franchissement de l’obstacle, par le générique de fin pour la série amenant à l’épisode suivant. En somme, ils partagent tout deux une consommation routinière. En quelque sorte, le joueur se bat contre la machine, qui le plonge dans un monde virtuel, pour prolonger et fluidifier au mieux son expérience de jeu. Et c’est ce que font Owen et Annie, lorsqu’ils doivent défaire GRETA pour que la simulation ne soit pas leur tombe. L’esthétique utilisée pour dépeindre leur réalité convoque une iconographie très stéréotypée du jeu : les écrans pixélisés, le jeu pornographique en réalité virtuelle, les références japonaises en matière d’électronique, la plasticité de la matière des consoles de jeu… On pourrait s’énerver d’un tel déferlement de clichés passéistes, jusqu’à ce qu’on comprenne que cette réalité-là est factice, puisqu’elle entrave Annie et Owen dans leurs habitudes artificiellement entretenues. Maniac a compris mieux que n’importe quelle autre production audiovisuelle grand public que le jeu vidéo, grâce à un espace simulé par interaction, permet aussi au joueur de devenir acteur. Les deux protagonistes de Maniac plongent dans des univers programmés par l’ordinateur précisément pour se défaire de leur peurs, sortir du cercle vicieux des histoires dans lesquelles ils se trouvent engoncés, et en devenir les auteurs. Cette interactivité, dans Maniac, c’est le gros plan d’une main qui tourne la manivelle enclenchant le test, c’est Owen qui doit résoudre un rubik’s cube en le faisant pivoter en cercle, et c’est surtout Owen qui, à l’entrée de la salle de test, touche l’épaule d’Annie pour faire naitre une rencontre, et provoquer un big bang d’histoires qui ricocheront entre elles, sans fin.

Maniac

Réalisateur
Cary Joji Fukunaga
Durée
0 h 40 min
Date de sortie
21 septembre 2018
Genres
Drame, Comédie, Science Fiction
Résumé
Deux inconnus en difficulté se rencontrent pendant un essai clinique hallucinant mené par un médecin qui a des problèmes avec sa mère et un ordinateur émotif.
Aucune note