Le soleil se lève progressivement sur une petite ferme nichée au coeur d’un désert. Il fait fourmiller le sable mordoré et fait rosir les nuages de sa douce lumière aurorale. De délicates notes de piano se mêlent aux chants des oiseaux et aux bêlements des chèvres. Les deux petites baraques qui composent l’endroit sont couvertes d’une modeste toiture aux couleurs primaires resplendissantes. Dans l’une d’elles dort Talma, une vieille femme ayant fait le choix de rester dans la ferme alors que le reste de sa famille est parti depuis bien longtemps mener une vie citadine. Une pression sur un bouton – n’importe lequel – la tire de son sommeil. Elle sort de la maison, habillée d’une veste au rouge profond, prête pour un labeur qui promet d’être si peu pénible en ce cadre édénique et chamarré – le jeu rappelle d’ailleurs rapidement que seules deux touches sont nécessaires pour interagir avec le décor. Et pourtant, The Stillness of the Wind va nous en faire voir de toutes les couleurs.
À LA SUEUR DE SON FRONT
Non pas que le jeu soit difficile : de l’aveu même de son unique créateur, Coyan Cardenas, le jeu a été conçu en réaction aux jeux populaires faisant du défi leurs maigres horizons ludique et narratif. Ici, l’essentiel du travail de Talma consiste à traire ses chèvres, faire du fromage avec le lait fraîchement récolté, ramasser les oeufs, jardiner, et, si le coeur lui en dit, partir cueillir les herbes locales dans le désert ; le tout grâce à une simple action contextuelle. Mais paradoxalement, cette épure des mécaniques de jeu ne participe pas de l’efficience des actions menées – d’autant plus qu’une fois les touches révélées au joueur, le programme du jeu ne se manifeste plus pour lui expliquer ce qu’il doit ou ce qu’il lui est permis de faire. À ce dernier donc d’expérimenter lui-même la manière dont fonctionne le jeu. Au risque peut-être de laisser s’échapper une chèvre ou deux s’il n’avait pas compris que la barrière de l’enclos ne se referme pas automatiquement comme dans n’importe quel autre jeu, ou encore de fatiguer Talma, ne sachant pas dans quelle mesure les différents aliments en sa possession peuvent la rasséréner.
On ne saurait toutefois tenir rigueur au jeu de sa sécheresse et sa nature taiseuse. Car c’est bien par la mise en place de contraintes, liées à la pénibilité du travail de Talma et à son grand âge, que se construit le discours de The Stillness of the Wind, centré sur la solitude et la fin de vie. Ainsi, le choix de guider Talma à la manière d’un point ’n click (on pointe un élément du décor pour que s’y rende notre personnage) témoigne d’une certaine rigidité dans sa façon de se mouvoir. Sa vitesse de déplacement est en outre fortement réduite : errer dans le désert pour une récolte prendra probablement une journée entière, ne laissant pas le temps de s’occuper des plants de légumes ou des chèvres. La mamie est animée de telle sorte que chacun de ses gestes, engourdi et mesuré, s’étale dans le temps. La journée est une course, car dans le désert où habite la petite mamie, la nuit d’encre entrave la visibilité et n’autorise pas d’heures supplémentaires.
Il est alors tentant pour le joueur de planifier ses activités, pour accumuler le plus possible de provisions et espérer tenir jusqu’au lendemain. Mais cette logique industrielle, héritée des jeux de gestion dont s’inspire TSOTW, ne fait pas long feu dans le jeu. L’une des idées majeures qui sous-tendent son game design est de faire des ressources une monnaie d’échange contre d’autres ressources que seul un marchand ambulant venant chaque jour à la ferme peut fournir. Ainsi, une botte de foin, indispensable à la santé des chèvres pour qu’elles continuent à produire du lait (et donc du fromage) coûte… plusieurs fromages. Et les fabriquer prend un temps considérable, la faute à la multiplication d’étapes nécessaires à leur conception : il faut traire, puis remuer le lait, le faire chauffer, et enfin malaxer la pâte constituée. Quelques jours suffisent au joueur pour qu’il comprenne que ce rythme est intenable, et que l’entretien de la ferme décroît sans qu’il ne soit possible d’y remédier. Voilà la beauté de TSOTW : il contient en germe des mécaniques qui, par une boucle de gameplay vicieuse, provoquent leur propre annihilation. Dès que le jeu commence, le joueur participe bien malgré lui au lent et inéluctable déclin de Talma. En réinterprétant les codes du jeu de gestion, le jeu éteint l’espoir de jours meilleurs. À raison : la vie de Talma est de toute façon derrière elle.
PARADIS PERDU
Après sa dure journée de labeur, Talma rentre se réchauffer le corps et l’esprit près de son poêle, mais aussi prendre un peu de temps pour lire le courrier que lui a laissé le marchand ambulant. Ces lettres sont à chaque fois écrites par les membres de sa famille qui ont fui la ferme familiale, gorgés de l’ambition d’une vie meilleure. Garza, son frère, est le rédacteur en chef d’un éminent journal et nouvellement grand-père. De ses propres mots, il a réussi sa vie. Sa soeur, elle, vit dans un hédonisme ostentatoire, fait d’habits luxueux, de repas raffinés et de promenades exotiques. À les en croire, la ville est le lieu où les choses se passent. Talma ne peut qu’être témoin d’une vie qui se déroule sans elle, et c’est à ce hors-champ épistolaire que se mesure son extrême solitude : ses tâches monotones ne rivalisent pas avec l’effervescence urbaine qui anime ses frères et soeurs.
Mais le frère et la soeur ne sont pas heureux pour autant. Au crépuscule de leur vie, leurs nuits sont faites de cauchemars à répétition et ils cherchent la journée des réminiscences de leur enfance perdue. Talma aussi se fait rattraper par sa jeunesse dorée. En partant à la cueillette dans la lande désertique, il se peut qu’elle entende des rires d’enfants, portés par le vent chaud du désert. À mesure qu’elle se rapproche de la source, les rires se font plus insistants. Elle découvre alors qu’une statuette en bois est à l’origine de cet écho du passé, petite oasis mémorielle perdue dans le désert. D’autres statuettes peuvent être découvertes, si le joueur décide d’y consacrer du temps.
Mais si les écrits de la famille sont mélancoliques, ils fonctionnent essentiellement en rapport à l’activité fermière qui, elle, est centrée sur le temps présent. Puisque pérenniser la vie de Talma est peine perdue, le joueur, plutôt qu’abandonner le jeu, doit justement s’y abandonner. Au joueur de jouer au présent. L’extrême lenteur du jeu, et en particulier des tâches que mène Talma, réactualise sans cesse son corps affairé. C’est en ce sens que se perçoit la routine installée par le jeu, où chaque soir, Talma revient dans sa maison. C’est à cette occasion qu’elle peut manger pour récupérer des forces ; moment frustrant et reposant tout à la fois : même si elle sait que le lendemain ne remplira peut-être pas autant son assiette, Talma jouit, quoi qu’il arrive et quelque soit sa ration, du fruit de son labeur hebdomadaire en poussant un petit cri de contentement une fois son plat terminé.
Quand une tempête de sable – précédemment annoncée par le marchand itinérant – balaie ses dernières réserves, Talma se retrouve totalement démunie, sans plus aucune activité à faire ; sinon errer hors de la maison, petite silhouette tranquille dans le désert furieux. La tempête finit par passer, remplacée par un tapis neigeux. Talma s’effondre, mettant ainsi fin à la partie. Ultime beauté de ce petit jeu : alors que la mort dans les jeux plus traditionnels représente une sanction, l’échec de ne pas avoir été en mesure de surmonter un obstacle, la mort dans TSOTW est l’accomplissement d’une vie menée et vécue du mieux que Talma – et le joueur – a pu.