Liaisons glissantes

North by Northwest d’Alfred Hitchcock (1959)

Esquisse

Dans les premières minutes de son générique d’ouverture, La Mort aux trousses dessine le schéma qu’il va suivre jusqu’à sa fin. En débutant par l’apparition de lignes droites glissant dans le cadre, formant un quadrillage, qui, par un fondu enchaîné, devient l’immeuble-miroir reflétant les mouvements de la ville à sa surface, le film dévoile ses premiers traits de construction, et se glisse dans sa propre matérialité : depuis les schématisations sur fond vert jusqu’à l’immeuble surplombant la ville dans laquelle on va plonger. Et on y plonge, par un nouveau fondu enchaîné : la foule, qui sature le cadre, imite les traits, glissant depuis et dans toutes les directions ; comme aspirée, ou prise dans un entonnoir, elle ne s’arrête pas. L’accumulation des plans qui s’enchaînent rapidement exacerbe cette glissade effrénée.

Mais un plan évacue un instant la foule, comme un hoquet, que la totalité du film semble avoir : deux femmes se heurtent à la porte d’un taxi et brisent la dynamique, la logique installée jusque-là ; preuve que le mouvement n’est pas immuable, et peut connaître des perturbations. Après un cut, la foule reprend tout de même, plus forte, et s’étale à perte de vue dans un entremêlement de voitures et de directions, faisant comme une ébullition. La masse a grossi, la cadence s’est accélérée, la pente est raide et on y glisse sans accrocs. Et puis finalement, plus qu’un hoquet, un choc : le réalisateur lui-même apparaît, son profil reconnaissable se heurte aux portes d’un bus qui part sans lui. L’arrêt du mouvement est total, et signe la fin de la séquence du générique d’ouverture. Après quoi, cut, le premier plan sur la sortie d’immeuble se répète à l’identique : cette fois, c’est pour nous lancer à la surface du film ; plus de noms glissants progressivement par-dessus la foule, le réalisateur est resté bloqué là, et les lignes de construction sont effacées.

Le schéma est tracé, annoncé : le film va se structurer autour de cette logique glissement-heurt. L’emportement, de plus en plus rapide, entraîne les personnages et les actions ; puis un fracas l’arrête net. Pas de glissements sans chocs : l’un et l’autre ne sont visibles que par contraste. Suivant ce dessin, le film se divise en six parties distinctes, délimitées par ces points de chutes : les portes du bus, le carambolage après la course poursuite alcoolisée, le coup de poignard doublé du flash de l’appareil photo à l’ONU, l’explosion du fameux avion et du camion, le (faux) coup de feu et la (fausse) mort de Roger Thornhill à Rushmore, et logiquement, la fin du film, l’ultime choc. Ces différents passages dessinent aussi une sorte de courbe, un glissement crescendo et decrescendo dont l’apogée se situerait au moment de l’explosion de l’avion. Avant celle-ci, le personnage est entraîné dans une glissade, comme s’il avait été poussé dans la pente. Puis, après l’explosion, Roger semble enfin maîtriser cette dynamique instaurée contre son gré : ce qui aurait dû être son heurt ultime, la mort, est en fait un leurre.

Mise en forme

Une séquence rend précisément explicite ce mouvement qui emporte le film et son personnage principal. Roger Thornhill est enlevé, conduit à la rencontre de Philip Vandamm ; à l’issue de leur entrevue tumultueuse, il est forcé à boire une quantité astronomique de bourbon. Totalement ivre, il est lancé sur une route sinueuse, bordée de falaises surplombant la mer. L’accident semble être inévitable ; mais il évite de justesse la glissade, la chute mortelle : la roue arrière de la Mercedes tourne un instant au-dessus du vide, Roger penche son visage par-dessus la portière, et, à peine inquiété, repart. Il est alors projeté dans une course littéralement enivrée, rendue quasiment burlesque par les expressions exagérées de Cary Grant, combinées à l’effet de vitesse dans lequel il est pris, et auquel il est obligé de se confronter. 

La séquence est construite sur une alternance entre champs et contrechamps, tantôt sur Thorhnill, tantôt sur son point de vue figuré par la silhouette immobile du capot bleuté de la Mercedes visible à l’avant-plan. Depuis la subjectivité du personnage, il est d’autant plus facile d’être embarqué dans la frénésie de la course et de ressentir la sensation de glissement qui imprègne la séquence : la voiture semble flotter, elle tangue à la surface du bitume, glisse miraculeusement entre les obstacles, agitée par les virages rapides qui la poussent comme le feraient des vagues, et font osciller en même temps le personnage. Elle suit un chemin hasardeux, ponctué par le bruit des dérapages et par les nuages de poussières qui flottent derrière elle, brouillant la vision de l’arrière-plan et les repères. La vue de la route est elle aussi altérée : des surimpressions viennent mélanger les images, les faisant glisser les unes à la surface des autres, pour mieux les fusionner. Les paysages s’embrouillent : la route, dont les lignes blanches s’éparpillent et multiplient les points de fuite, se démultiplie. 

Ce court instant rend autant le regard alcoolisé de Roger, qui pourrait être à l’origine d’une glissade accidentelle, que la sensation de glissement qui s’opère : les contours s’entrecroisent, l’image elle-même est instable. Et les mouvements de caméra, en plus de ceux créés par la conduite elle-même, amplifient encore cette sensation : un rapide travelling nous projette en avant, droit sur une voiture, forçant encore l’impression de vitesse et d’emportement de la séquence. On évite de justesse, et à nouveau, le carambolage ; mais ce n’est que partie remise. La voiture parcourt encore quelques virages, slalome encore quelques obstacles, et passe à une vitesse folle, visiblement accélérée au montage, devant un véhicule de police. La cadence s’accélère et trois voitures sont maintenant lancées dans la course-poursuite. 

Jusqu’au moment où la Mercedes se fige devant un cycliste, et la poursuivante s’encastre à sa suite, avant qu’une autre ne vienne s’ajouter. Arrêt littéral, brutal ; carambolage.

Perspectives

Le thème musical principal, que l’on entend dans la séquence du générique et celle de la voiture, accentue aussi, à sa manière, la logique glissement-heurt qui traverse le film ; au-delà de sa surface visuelle, la glissade s’envisage en quatre dimensions. Ce morceau, composé par Bernard Herrmann, suit un rythme ternaire rapide, qui est battu « à la noire pointée », soit comme une valse. Ce rythme en trois temps suppose un glissé — que l’on retrouve d’ailleurs dans les pas de danse —, et induit une boucle, une circularité qui présume une sorte de mouvement perpétuel, sans chocs, sans pauses. Plusieurs techniques musicales appuient cette sensation : les glissandi ascendants et descendants, soit les glissements d’une note vers une autre, laissant audibles toutes les variations qui se situent entre elles ; ici, entre autres jouées par une harpe. On entend également des glissés crescendo puis decrescendo, soit des relais entre plusieurs notes, qui ne laissent jamais de silence entre elles, suivant toute leur gamme. Les mêmes relais s’appliquent aux instruments entre eux : tous ne jouent pas en même temps, mais aucun ne finit sa partie seul. L’instrument suivant vient toujours s’y ajouter, comme par surimpression, avant que le précédent ne s’arrête ; et cela permet une sorte de glissade continuelle des uns vers les autres. Mais les heurts sont également audibles : les percussions frappent les temps, tout au long du morceau, et à sa fin, accompagnées par tous les autres instruments, l’arrêtent par quelques à-coups grandiloquents, clairs, précis, concis.

Déformation

Si la glissade dans le vide est la principale menace de la séquence d’ivresse en voiture, c’est elle qui revient encore peser sur le final du film. Roger et Eve échappent à Philip Vandamm, et  prennent la fuite en direction du Mont Rushmore. Traqués et bloqués par le précipice, ils entament une descente à flanc de roche, taillée en biseaux. Les pieds et les mains tiennent à peine, sur leurs pointes, agrippés, jusqu’à céder : un talon cassé, une glissade, le choc ne sera que partiel quelques mètres plus bas. Mais le suspense s’accentue : Eve se retrouve suspendue à la falaise, retenue seulement par ses mains gantées, l’une agrippée à la pierre, l’autre, à celle de Roger. Lui-même se retient d’une main, dont un gros plan vient montrer le manque de prise, moite, glissante. Elle ne cède pas sous le poids du corps de Leonard, qui l’écrase avant de tomber dans le vide. 

Les visages des deux personnages alternent en champs-contrechamps, et le cadre se resserre de plus en plus, quasiment jusqu’à éliminer l’arrière-plan. « Come along, Mrs. Thornhill » ; ces quelques mots prononcés par Roger marquent la bascule, et accompagnent un raccord mouvement : le geste de l’homme, qui délivre Eve du vide, l’attire en même temps à lui dans la couchette du train, que l’on découvre alors à la mesure d’un travelling arrière. Ellipse imperceptible : ils sont devenus mari et femme en un instant, et la musique, qui appuyait le suspense, s’est transformée en violons lyriques. Pas de heurt, ici, mais une déformation ; la glissade, qui aurait pu être mortelle depuis les rochers, devient romantique, voire grivoise : le film est clôturé par l’image d’un train qui glisse dans un tunnel, métaphore fameuse et évocatrice. La fin du film elle-même marque son dernier choc, et à la fois, tord définitivement son propre schéma.

À propos
Affiche du film "La Mort aux trousses"

La mort aux trousses

Réalisateur
Alfred Hitchcock
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
8 juillet 1959
Genres
Mystère, Thriller
Résumé
Le publiciste Roger Tornhill se retrouve par erreur dans la peau d'un espion. Pris entre une mystérieuse organisation qui cherche à le supprimer et la police qui le poursuit, Tornhill est dans une situation bien inconfortable. Il fuit à travers les Etats-Unis et part à la recherche d'une vérité qui se révèlera très surprenante...
Aucune note