À l’instar de Faute d’amour d’Andreï Zvyagintsev, Leto, le dernier film de Kirill Serebrennikov, n’a été distribué en France qu’en raison de sa nomination à Cannes et du succès qu’il a eu au festival. On se pose encore la question de savoir pourquoi les films russes n’arrivent jusqu’à nous qu’exceptionnellement. Quand on sait l’essor qu’a connu le cinéma asiatique et plus particulièrement le cinéma sud-coréen ces dernières années, plus aucun argument ne tient, ni la différence de culture, ni l’éloignement des langues, ni les thèmes abordés : la Russie peut aisément se faire une place dans notre paysage cinématographique international.
Leto raconte la rencontre entre deux figures importantes du rock russes des années 80 : Mike Naumenko, leader du groupe Zoopark, et Victor TsoÏ, leader du groupe Kino. En leur compagnie on retrouve toujours Natacha, la petite amie de Mike. À cette époque, les concerts ont l’air tristes. Vissés à leur chaise dans une salle polyvalente, les spectateurs ont à peine le droit de bouger leur jambe au rythme des chansons : toute folie comme se mettre debout ou lever une pancarte pour déclarer son amour à l’artiste est sévèrement réprimé par les autorités en présence. C’est ainsi que débute et se termine le film. En effet, tout cela se déroule avant la Perestroïka, qui viendra donner un peu plus de liberté aux russes, notamment sur le plan culturel. Néanmoins, le rock n’est pas qu’une performance scénique, et les personnages vivent autant qu’ils peuvent dans la liberté et la jouissance qui est l’emblème de l’esprit rock. En témoigne cette longue scène sur la plage juste après le concert d’introduction, lieu de rencontre des deux artistes, ou encore ce passage, dans le dernier tiers du film, où ce personnage, un ami de Mike Naoumenko dont on ignore le nom mais qui arbore un style punk, court dans l’eau, venant adresser un hommage à L’enfance d’Ivan et aux Quatre cents coups. Deux films et deux personnages pour lesquels la liberté est moteur de vie.
Cette liberté transpire de la mise en scène et de la photographie. Le noir et blanc lumineux reflète cet état d’esprit voulant dépasser les restrictions du régime politique en place, et cherchant l’élévation par la musique. Le rock et son rythme accompagnent le montage et surtout ces moments suspendus où justement les plans se rallongent et la caméra se balade, plane. Il y a cette scène, ce concert privé dans un appartement, dans lequel Victor prend le micro et entame une chanson alors que la caméra se déplace avec grâce au milieu des spectateurs, qui rend bien compte de ce moment précieux pour ceux qui y participent mais aussi pour la libération du rock. Cette musique vient titiller le pouvoir russe comme souvent la lumière vient percer l’objectif de la caméra, et développer son faisceau sur l’écran. À l’image de ce qui s’est déroulé dans les années 60 en Amérique, le rock est salvateur et transporte. La musique développe l’imaginaire et la puissance créatrice avec des scènes de comédie musicale suspendu au-dessus de la réalité et au-dessus du film. C’est alors que ce même personnage punk (décidément très libérateur) lance une chorégraphie pour fuir les autorités lors d’un contrôle dans le train chantant “Psycho Killer” de Talking Heads. Il y a d’autres moments de cette verve comme lorsque Natalia et Victor tentent d’extirper les passagers d’un bus de leur morosité quotidienne, en chanson là aussi, ou encore cette tentative rêvée d’engager un mouvement de révolte lors d’un concert. Toujours dans des séquences cartoonesques, malheureusement seulement imaginaires. Parfois un peu de couleur vient émerger, comme des réminiscences de la réalité historique de ces rockeurs et de leur liberté qui ne fut pas qu’une fiction.
Malgré tout, il a fallu attendre la Perestroïka pour voir l’art russe et la culture russe s’ouvrir au monde. On se rend encore compte qu’on en connaît peu la musique et le cinéma russe qui a pu se développer durant toutes ces années que montre le film. La frustration est grande car, on le voit dans Leto, les propositions artistiques étaient nombreuses, et nous avons pu profiter de si peu d’entre elles. Durant les années de dictature, le contrôle du pouvoir restreignait la création et la circulation de la culture, mais aujourd’hui, même si le régime de Poutine est bien loin d’être un exemple de libéralisme, on peut avoir accès à leur musique et à leurs films. Alors saisissons l’occasion, même si tout cela est encore quelque peu problématique : au moment de la projection du film au festival de Cannes, Kirill Serebrennikov était assigné à résidence pour une prétendue affaire de détournement de fonds publics, soupçonné d’avoir demandé plus de financement qu’il n’en fallait pour la création d’une pièce de théâtre, et d’avoir récupéré ces fonds, alors même que cette pièce est à l’affiche d’un théâtre national en Russie… En toute connaissance du contexte dans lequel le film a été créé et diffusé, difficile de ne pas lui prêter plus d’intentions politiques que que celles qui motivèrent initialement le réalisateur mais, après tout, crier sa liberté et crier son envie de créer voilà quelque chose d’on ne peut plus politique.