Les ânes de Cannes

EO de Jerzy Skolimowski

En compétition
Prix du Jury

Rouge. Noir. Rouge. Noir. Sabot sur le sable. Ralentis. Flashs de lumière. Œil noir. Regard rouge. Oreille dressée. Roulade. Poussière. Rouge. Noir. Hi-Han. Dans le O du cirque, un « E » apparaît périodiquement : « EO » — « Hi-Han » en français. 

La virtuosité de l’ouverture du film de Skolimowski est perturbée par des revendications tout à fait louables : les animaux de cirque doivent être libérés. Eo est séparé de sa maîtresse. Il est privé de cet équilibre affectif, et jeté sur la route. Où celle-ci le mènera-t-elle ?

L’aventure d’Eo : pas celle de sa maîtresse (Sandra Drzymalska). Eo n’est pas un prétexte pour raconter l’histoire des humains qui le croisent, comme l’était Balthazar dans Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966). Ici, l’ânimal n’est pas secondaire, comme il l’est pourtant dans le reste de la sélection cannoise. La mule dans Le Otto Montagne (Felix Van Groeningen, 2022) est un outil de fret vers la haute montagne. L’âne qui apparaît brièvement dans War Pony (Riley Keough & Gina Gammell, 2022) n’a d’intérêt que par rapport à son maître, surnommé « the donkey man ». EO va bien au-delà : c’est le donkey movie.

Puisqu’il ne s’agit ni de Sandra Drzymalska, ni d’Anne Wiazemsky, ni d’Isabelle Huppert… comment raconter l’histoire d’Eo sans pour autant tomber dans l’anthropocentrisme ? On ne sait pas ce que voit un âne, ni ce qu’il imagine. Et heureusement, il ne s’agit pas de l’humaniser. On peut plutôt essayer de se projeter dans son imagination, en proposant des regards nouveaux, portés ailleurs, sur d’autres choses — et délirer. Eo est un maître poète chimérique. Son appréciation du monde est tout à fait différente de la nôtre. La forêt devient un repère hospitalier pour toutes sortes d’animaux — grenouille, renard, lapin —, mais aussi un périlleux terrain de chasse, où les lasers des fusils se croisent, comme sur une piste de danse. Le coucher de soleil, que l’âne regarde au loin, devient un endroit explorable de la terre, où toute la nature est baignée de lumière rouge, alors qu’un drône poursuit un torrent vermeil. Et pour tout retourner, pour pousser le délire, le référentiel de mouvement traditionnellement géocentrique devient passagèrement éo-centrique, alors que la caméra tournoie en suivant la rotation des pales d’une éolienne. Tout bascule. Tout change, au travers d’effets visuels impressionnants, étonnants et incongrus. Loin des représentations humaines, Skolimowki délire les visions d’un âne emporté d’une péripétie à l’autre, d’un pays à l’autre, affranchi, mais toujours soumis aux volontés des hommes sur sa route.

Après son premier transfert, Eo semble admirer la musculature des chevaux, comme s’il s’agissait d’êtres supérieurs. Les muscles se tendent et se détendent avec grâce. Les corps semblent planer sur la prairie alors qu’ils galopent. Ce regard, ici porté sur l’animal, est celui des cinéastes de Visions of 8 (1973), film officiel des Jeux Olympiques de Munich de 1972, séparé en huit sections thématiques, chacune réalisée par un cinéaste différent. Plusieurs d’entre eux s’intéressent à la musculature remarquable des athlètes et sportifs : celle révélée par les mouvements d’épaule des haltérophiles, ou celle permettant aux sauteurs à la perche de se détacher momentanément de la gravité, avec grâce et volupté. Ce regard passionné des huit artistes, Skolimowski le magnifie dans sa représentation chevaline, où l’âne, admiratif, semble soumis à une discrimination de classes. Les chevaux ne sont-ils pas considérés supérieurs aux ânes ?

Plus tard, Eo se retrouve dans la tribune d’une activité sportive humaine : un match de foot qui semble, dans ce contexte de délire ânesque, ridicule d’entrée de jeu. Associé à la victoire de l’équipe, Eo devient le témoin de la vengeance des skinheads qui ont perdu, et qui passent à tabac tous les supporters. Une violence gratuite et fasciste, semblable à celle cultivée par les habitants racistes d’un village reculé de Roumanie dans R.M.N. (Cristian Mungiu, 2022). La xénophobie dans le film est d’ailleurs corrélée à la viande et à la chasse. Dans la première scène, le personnage principal, aux idées douteuses, découpe des moutons dans un abattoir, et évolue parmi les carcasses pendues. Le pendu qu’il trouve plus tard dans la forêt n’est ainsi que le revers de cette médaille. Parallèlement, les sympathisants du Ku Klux Klan qui vandalisent sauvagement le gîte des migrants arborent des têtes d’ours, comme s’il s’agissait de trophées. Notons que la femme progressiste de ce récit est, quant à elle, végétarienne.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pour EO que d’un détour par l’activité humaine et son absurdité. Particularité supplémentaire : ces récits annexes sont brutalement coupés pour revenir à l’aventure de l’âne. Ainsi, alors qu’Eo broute paisiblement dans le jardin d’une villa, nous jetons un œil à l’intérieur de la demeure où se déroule le plus ridicule des drames bourgeois. Isabelle Huppert — dans un surjeu en l’occurrence très à propos — casse lentement plusieurs assiettes en reprochant à son beau-fils son passé de débauche. Impossible de ne pas ressentir chez le cinéaste le dédain qu’il éprouve pour ces histoires dont le cinéma pourrait se passer, et qu’il coupe alors subitement au milieu de l’action pour revenir à son âne. L’attaque est directe et efficace — quoique involontaire — à l’encontre du film d’Arnaud Desplechin. Frère et sœur (2022) accumule dans le plus horrible et mal joué des premiers degrés tous les clichés dont est capable l’atroce bourgeoisie aristocratique, qui se plaint d’être accablée par la célébrité et par des tourments sans fondement. Les pauvres… Comme Isabelle Huppert, Marion Cotillard surjoue. Sa fragilité virtuose, « féminine », insupportable et sexiste dans l’écriture, rappelle le personnage d’Ann dans Annette (Leos Carax, 2021), en compétition l’année passée. Le film soutenait déjà des idées aux faibles qualités morales et féministes. Ce n’est clairement pas cet·te Ann que nous souhaitons retenir de Cannes : celui de Skolimowski est largement plus drôle, touchant, et hum-âne-iste.

On pourrait alors résumer ces éléments de cette façon : les deux plus grandes sources d’âneries à Cannes sont la bourgeoisie et l’extrême droite, sur lesquelles Ruben Östlund (Triangle of Sadness, 2022) chie — littéralement. Avec moins de finesse et davantage d’animosité que Skolimowki, mais dans un objectif commun : la mise en pièce en bonne et due forme du drame bourgeois à la Desplechin.

Coupons court à ces considérations. Revenons à Eo : la splendide silhouette qu’un feuillage surimprime ; le seul âne de Cannes qui puisse nous séduire. Il erre, Eo. Il rêve. Il s’émancipe : de sa condition d’esclave, mais aussi de son image christique. Plus de Balthazar chrétien : « Hi-Han », c’est tout. Et pourtant, peut-il vraiment esquiver l’abattoir ? Après la mise à mort d’une poule au détour d’un souvenir du personnage principal de Pratidwandi (Satyajit Ray, 1970). Après la décapitation d’une autre poule au milieu de la cuisine d’Itim (Mike de Leon, 1976). Après les abattoirs d’R.M.N. Après le grotesque assassinat d’un âne à la fin de Triangle of Sadness. Et après l’égorgement du routier qui transportait Eo dans son camion… On peut se demander s’il existe vraiment, pour « Hi-Han », une autre issue que la mort promise.

Films du festival de Cannes 2022 mentionnés ci-dessus

Le Otto Montagne de Felix Van Groeningen, 2022
En compétition, prix du Jury

War Pony de Riley Keough & Gina Gammell, 2022
Un certain regard, caméra d’or

Visions of 8 de Michael Pfeghar, Mai Zetterling, Iouri Ozerov, John Schlesinger, Kon Ichikawa, Arthur Penn, Milos Forman, Claude Lelouch, 1973
Cannes Classics

R.M.N. de Cristian Mungiu, 2022
En compétition

Frère et sœur d’Arnaud Desplechin, 2022
En compétition

Triangle of Sadness de Ruben Östlund, 2022
En compétition, palme d’or

Pratidwandi de Satyajit Ray, 1970
Cannes Classics

Itim de Mike De Leon, 1976
Cannes Classics

À propos
Affiche du film "Hi-Han"

Hi-Han

Réalisateur
Jerzy Skolimowski
Durée
1 h 26 min
Date de sortie
26 octobre 2022
Genres
Drame
Résumé
Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d'un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d'autres mauvais, fait l'expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
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