Après avoir visité l’Inde dans A bord du Darjeeling Limited (2007), et l’Europe de l’Est dans The Grand Budapest Hotel (2014), Wes Anderson vient au Japon avec L’Île aux Chiens, nouveau film d’animation en volumes presque dix ans après Fantastic Mr. Fox (2009). Si, à l’époque, il adaptait une nouvelle de Roald Dahl avec l’aide du réalisateur Noah Baumbach (Frances Ha, Les Berkman se séparent) au scénario, Anderson fait aujourd’hui cavalier seul à la tête de L’Île aux Chiens.
Fantastic Mr. Fox adaptait un conte de Roald Dahl, et un plan montrait l’ouvrage au début du film. The Grand Budapest Hotel commençait avec l’ouverture d’un livre et se terminait avec sa fermeture, lui consacrant des plans plus conséquents. Inscrivant une nouvelle fois au cours de son oeuvre un récit dans le récit, toujours divisé en chapitres et en parties, L’Ile aux Chiens invente son propre livre, sa propre mythologie. Bien que l’inspiration qu’a pu apporter le Japon à Wes Anderson n’est pas invisible, l’histoire de son film est en effet fondée sur une légende qu’il a créée de toute pièce.
Le film se déroule dans un Japon futuriste et dystopique, secoué par une grippe canine qui pousse les autorités à exiler les chiens de l’archipel sur une île «poubelle». L’univers de Wes Anderson rencontre donc la culture japonaise dans tout ce qu’elle a de plus divers et varié, de sa gastronomie à sa poésie, mais toujours teintée de noirceur. Et si Wes Anderson a choisi de faire se dérouler son histoire dans un pays bien connu pour ses animations, il n’en perd toutefois pas sa signature esthétique: c’est son univers que l’on retrouve avec joie.
Ce qu’on peut dire de L’Ile aux Chiens, si on le confronte aux autres films d’Anderson, c’est que celui-ci s’inspire d’une réalité beaucoup plus concrète que les autres. Si c’est un Japon futuriste et dystopique qu’il nous dépeint, et au moyen de l’animation, le réalisateur n’en est pas moins conscient des réalités qui ont agité et agitent toujours ce pays modèle des sociétés capitalistes : la ville de Megasaki est dirigée par un maire corrompu, membre de la mafia japonaise, qui est encore à ce jour la plus grande organisation criminelle mondiale. Si cette dernière s’oppose dans le film aux chiens, c’est parce qu’elle vénère les chats, qui comme elle, représentent les exclus de la société. On découvre aussi petit à petit que la ville est aux mains d’une population vieillissante, comme l’est la population japonaise, et ne laisse pas la place à la jeunesse, à leurs droits ou revendications. Dans la même logique, on remarque que les citoyens adultes suivent les actualités à la télévision, sans se rebeller pour récupérer leurs fidèles animaux. Ce sont Atari et des lycéens menés par une jeune américaine, Tracy, qui vont mener les oppositions face au nouveau «régime», en agissant très concrètement pour renverser l’autorité du maire. Là encore, la critique est réelle : si le pays est tel qu’il est, c’est à cause du manque de volonté, et peut être d’un respect trop irréfléchi envers les autorités.
Mais la critique porte aussi dans le sens contraire, accusant le regard étranger posé sur le Japon. Tracy ne comprend pas les coutumes du pays dans lequel elle vit et étudie, et veut imposer ses propres méthodes sans réfléchir aux conséquences ; elle énonce ses idées révolutionnaires avec colère en s’opposant à sa classe avant que celle-ci ne la suive. On la voit également ne pas chercher à comprendre ce que lui dit sa famille d’accueil en japonais. Ces deux aspects sont appuyés par le fait que la traduction des paroles japonaises est partielle : une partie des propos nous sont incompréhensibles, cachés, comme des secrets que pourraient créer la corruption. Le manque de compréhension des paroles induit également le manque de compréhension de la culture, manque que Tracy incarne. Si la critique d’un américain envers le Japon peut paraître mal venue, elle est ainsi contrebalancée.
La critique est aussi amenée très judicieusement par Wes Anderson dans un contexte éloigné du réel. Le réalisateur montre notamment les chiens pratiquant la démocratie sur leur île, contrairement aux humains, puisque ceux-ci vont procéder à plusieurs votes à «patte» levée, alors que la seule élection humaine est corrompue : les membres du parti adverses sont morts, tués par le celui du maire.
Ce contexte irréel n’empêche cependant pas le cinéaste de rendre hommage à de véritables éléments de la culture japonaise, de son Histoire tout autant que de son quotidien. On peut voir, par exemple, des détournements d’un grand nombre d’estampes japonaises, dont la très célèbre Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai, dont les bateaux sont ici remplis de chiens ! Le film est aussi rythmé par le sons des taikos, les tambours japonais traditionnels, sans oublier les nombreux haïkus prononcés par les personnages. L’Ile aux Chiens n’est également pas sans rappeler l’histoire de Hachiko, le chien qui, pendant près de dix ans après la mort de son maître, l’a attendu à la sortie de la gare chaque soir à l’heure où il rentrait du travail. Et le Japon connaît aussi de nombreuses îles envahies par des animaux dans la réalité, comme Okunoshima et ses lapins, ou encore Tashirojima et ses chats…
A travers L’Île aux Chiens, Wes Anderson réussit à rendre un hommage singulier au Japon en même temps qu’il interroge son regard, depuis la culture américaine qui est la sienne.
Morgane Pozo Olivera