L’envol des poissons

Rumble Fish de Françis Ford Coppola

De cages en aquariums, ainsi évoluent les personnages de Rumble Fish de Francis Ford Coppola. Tels des animaux mi-sauvages, mi-domestiques, ils circulent dans l’aquarium géant de la ville américaine de Tulsa. L’espace du film s’apparente à une animalerie dans laquelle nous observons des animaux de façon presque anthropologique. Cette analogie est visible dès les premières minutes quand Rusty James marche avec ses amis dans la rue : filmés en plongée, ils passent en-dessous de l’enseigne verticale d’une animalerie. Par ailleurs, la sœur de Patty, petite amie du personnage principal, les observe en disant qu’elle devrait faire un exposé sur ces bêtes curieuses. Ce point de vue documentaire appréhende les personnages comme des animaux et articule le film autour de l’animalerie où deux séquences majeures se déroulent.

La première analogie assimilant les personnages aux animaux est visible lorsque la bande passe pour la première fois devant l’animalerie ; elle est filmée depuis la vitrine, au travers d’un aquarium dont les bords délimitent le cadre cinématographique. Lorsque les personnages traversent le champ, ils semblent se fondre dans l’aquarium parmi les poissons combattants. Un effet de miroir se crée par leurs regards dirigés vers les poissons. Plus tard, ce même procédé est utilisé lorsque Rusty James rejoint son frère dans l’animalerie. Le cadre de l’aquarium borde entièrement le cadre cinématographique, les protagonistes sont filmés au travers de l’aquarium, donnant l’impression qu’ils s’y trouvent. Le Motorcycle Boy explique à son frère que les poissons sont séparés par des parois pour éviter qu’ils ne se battent entre eux, en somme comme les bandes qui s’affrontent dans la ville. Il ajoute que les poissons ont tendance à se battre contre leur propre reflet, c’est le cas de Rusty James qui casse la vitre d’une voiture de police en voyant son reflet apparaître en couleur, à l’instar des poissons combattants.

Les personnages parcourent la ville à travers différents lieux qui participent à définir leur identité comme le café de Benny, où ils ont pour habitude de se retrouver. Cet endroit est présenté pour la première fois par un plan en contre-plongée de la vitrine sur laquelle se reflètent le ciel nuageux et l’enseigne blanche. Puis, nous passons de l’autre côté de la vitrine observant, au travers de la fenêtre, l’arrivée d’un personnage. Le même procédé est utilisé pour présenter l’animalerie ; cependant, dans le plan suivant nous n’entrons pas à l’intérieur du lieu mais nous retrouvons Rusty James et ses amis marcher dans la rue comme si l’espace de l’animalerie s’étendait à l’ensemble de l’espace du film. Ainsi, les différentes analogies créées présentent la bande d’amis comme les animaux de l’animalerie, évoluant dans un aquarium, la ville.

La première fois que Rusty James entre dans l’animalerie pour rejoindre son frère, il se trouve face à une panthère et un loup empaillés aux airs menaçants. Le contrechamp crée une analogie assimilant le premier frère au félin, et le second au chien.

La première apparition du Motorcycle Boy est annoncée par le miaulement soudain d’un chat dont l’ombre apparaît furtivement sur un mur lors de l’entrée de Rusty James et sa bande dans la gare désaffectée. Tel un félin, il se faufile discrètement dans les lieux pour apparaître à un moment clé. Après avoir mis fin au duel, il marche le long d’un mur à côté de son ombre. Il apparaîtra une nouvelle fois de cette façon lors de l’agression de son frère dans une ruelle. A l’image du chat, il apparaît comme un personnage libre et indépendant.

Rusty James est, quant à lui, assimilé à un chien. Premièrement, il se comporte comme un chef de meute avec ses amis qui le suivent dans tous ses déplacements. Son objectif étant de prendre la tête d’une bande et d’imposer son autorité sur les autres clans de la ville comme le fit jadis son frère. Il incarne également la figure du chien d’attaque : celui-ci, présent dans la gare désaffectée, aboie tout au long de la bagarre, son agressivité étant à l’image des deux bandes qui s’affrontent. En outre, le personnage est comparé à un chien errant, comme en témoignent les nombreux trajets qu’il effectue à travers la ville. Il est également comparé explicitement à un chien par son frère dans la deuxième séquence dans l’animalerie : celui-ci lui dit, « What are you doing following me around like a little lost puppy ?» (« Qu’est-ce que tu fais à me suivre partout comme un petit chiot perdu ? »)

Lors de sa première apparition, le père des deux frères est d’abord présent par son ombre puis, il entre dans le champ marchant dans un couloir. Dans le plan suivant, c’est l’ombre d’un chien qui apparaît sur le mur, rejointe par celle du personnage. Le père n’est plus que l’ombre de lui-même flottant dans l’espace tel un chien errant.

Les personnages agissent comme des animaux apprivoisés, ayant gardé l’instinct primitif du loup et de la panthère. Ils circulent d’espaces clos en lieux fermés, symbolisés par les vitrines, tout comme les animaux domestiques auxquels ils sont assimilés à l’exception des félins (un chaton et l’ombre d’un chat). Ainsi prisonniers de cette arène d’animaux sauvages, ils s’affrontent jusqu’à s’entre-tuer dans le but de dominer et de défendre leur territoire, à l’image des poissons combattants.

La seule issue possible pour Rusty James serait de s’échapper de l’aquarium que représente la ville. Cette nécessité est d’autant plus exacerbée par les cris des oiseaux audibles quasi systématiquement en hors-champ. C’est le cas lorsque les deux frères se retrouvent dans l’animalerie, bien que les oiseaux ne soient pas visibles à l’image, ils occupent l’ensemble de l’espace sonore. Le gros plan sur les protagonistes filmés au travers de l’aquarium crée une analogie avec les oiseaux enfermés. Leurs piaillements semblent provenir du for intérieur des personnages, comme une conscience intérieure qui se débat pour exister.

En libérant les animaux de l’animalerie, le Motorcycle Boy cherche en premier lieu à libérer son frère en lui rendant son espace vital. Pour ce faire, il le pousse à prendre sa moto, et suivre le fleuve jusqu’à l’océan, empruntant le même itinéraire que les poissons. S’étant libéré ainsi, il est revenu dans sa ville pour libérer son frère. Plus tard, au moment de remettre les poissons à l’eau, le Motorcycle Boy se fait tuer, Rusty James récupère les poissons tombés et les remet à l’eau, il continue ce que son frère avait commencé à entreprendre. Ainsi s’effectue un passage de flambeau qui n’est pas celui de lui succéder à la tête d’un gang mais de se libérer. Ce passage de relais est illustré à l’image par l’ombre d’un motard passant devant le mur où est écrit “the Motorcycle boy reigns” alors qu’il vient juste d’être tué. Cela sous-entend que Rusty James a finalement pris la moto de son frère et, par son départ, devient le nouveau Motorcycle Boy.

Le plan suivant est introduit par un fondu sur Rusty James, s’approchant de l’océan à moto. Il est parvenu à se libérer en rejoignant les grands espaces par excellence, où ciel et mer se confondent. Le film se termine par l’envolée des oiseaux autour de lui : relâché dans son environnement naturel, Rusty James peut désormais voler de ses propres ailes.

Pauline Damboradjian

À propos
Affiche du film ""

Rumble Fish

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
20 octobre 1983
Genres
Action, Crime, Drame
Résumé
Tulsa, Oklahoma. Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. En son absence, pour être à la hauteur de sa réputation et se tailler la part du lion, Rusty se frotte aux gangs rivaux… Un soir, une rixe tourne mal. Le voyou est gravement blessé et ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné. Mystérieux et charismatique, le Motorcycle Boy est de retour chez lui…
Aucune note