« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage »1
Dans l’immensité d’un paysage désertique, Roger Thornhill (Cary Grant) regarde brûler l’avion qui le pourchassait quelques secondes plus tôt. Il n’est pas le seul : un petit groupe de conducteurs sortis de leur voiture pour admirer le spectacle, observe avec lui l’incendie, en hors-champ, à gauche. L’attention ne se concentre pas sur ce qui est regardé mais sur ceux qui regardent, captifs d’un événement hors du commun. Dans cette fixité spectatrice, Thornhill amorce un mouvement vers l’arrière pour finir par totalement sortir du cadre, par la droite.
Moment pivot de La Mort aux Trousses, fin d’une course, ce plan constitue un ultime point de chute où se rejoindraient tous les affluents d’un fleuve atypique : la foule. Elle se déverse furieusement de l’amont, dès le générique, vers l’aval du film, l’irrigant jusqu’à ce simple recul. À ce moment précis, Roger parachève sa métamorphose. Désormais a-synchrone, il peut se mouvoir en toute liberté en s’excluant d’une masse — ici, un échantillon de masse — dans laquelle il était englué, comme s’il réalisait l’exploit inespéré de remonter le courant, lui qui le suivait si bien, au début du film…
Sur la surface miroitante d’un building de verre, glisse le tumulte de New York. Mirages troubles, les voitures et les passants inondent le générique alors qu’ils ne sont encore que des hallucinations. Déjà, la lumière reflète le grand bain citadin agité par les remous d’un capitalisme prospère. Apparaissant en surimpression, voici donc celle qui grouille dans les rues, mue par les flux divers de la modernité : la foule. Dans ses trajectoires croisées et rectilignes, elle déborde du cadre, composée des mêmes passants vêtus de gris, à l’exception de quelques figures dont la robe ou le chapeau détonne, rappelant alors la possibilité d’une émergence individuelle. Dans son mouvement uniforme et réglé comme une valse, — en témoigne la musique qui l’accompagne — la masse se fait torrentielle. Ses affluents se déversent dans les bouches de métro, les escaliers d’un hall de gare ou à la sortie d’un ascenseur. Grégaire banc de poissons, éléments moléculaires soudés les uns aux autres, les passants ne peuvent tolérer un seul retard, un seul empêchement qui ferait barrage au déploiement du flux. Déjà pris de court, Hitchcock rate son bus et Roger Thornhill, sorti d’un ascenseur, saisit le bras de sa secrétaire, pour la tirer hors de la circulation et sauter dans le plan suivant à bord d’un taxi. À l’image d’un monde industrialisé et régulé par une logique accumulative, la foule se fait bientôt machine, avalant et dupliquant les humains aspirés dans son cyclone : le même plan, celui de la sortie des bureaux, est réutilisé littéralement au début et en fin de générique. Alors, rythmée par un éternel reflux, la machine-foule tourne à plein régime dans l’implacable circuit urbain et réapparaît inévitablement, comme ressurgissent certains figurants. La boucle est bouclée. Tête hors de l’eau, allant de l’avant – il ne reculera que beaucoup plus tard, en homme de son temps – Roger Thornhill est attrapé en travelling arrière depuis la sortie d’un ascenseur jusqu’au saut dans le taxi. Pourtant, voilà qu’à la suite d’une série de micro- contretemps (un taxi négocié à un autre client, un message non transmis à sa secrétaire, une vague ressemblance parmi les hommes en costume gris…) la mécanique s’enraye : pris pour un autre au milieu des autres, Roger devient Kaplan, un kaplan, extirpé du bain où il barbotait joyeusement. L’eau se trouble, devenant le terrain de jeu où Roger tente de nager : par survie, par plaisir, par art de « jouir de la foule2 » comme un dépassement sublime de sa carrière de publicitaire.
Situées lors de séquences d’accélération de l’action qui propulsent Roger d’un paysage à l’autre, les scènes de foules irriguent le film d’une manière singulière, se répondant parfois les unes aux autres dans un curieux jeu de miroirs et de métamorphoses. Si la foule est d’abord filmée comme une masse d’anonymes aveugles et indifférents, elle mute rapidement en monstre à mille têtes. Son oeil, cyclopéen et multiple, s’excite une fois sorti de sa torpeur et se tourne vers sa proie à l’image de la scène du meurtre de Townsend, à l’ONU. Une série de plans y révèle les regards accusateurs de ceux qui n’occupaient auparavant que le flou d’un arrière-plan. Les visages sont médusés et méduséens, capables de pétrifier le coupable idéal. Il n’est plus question de se mouvoir mais de voir.
Saisi par l’œil du flash, Roger s’éjecte aussitôt hors du champ, comme pour dire le début d’une fuite qui est aussi un écoulement, ruisselant le long du film.
Arrivé à la gare de Grand Central, il faut encore duper le monstre matérialisé par l’œil rond de l’horloge qui domine le flot des voyageurs en partance. Roger se comporte alors comme dans une forêt où se cacher, tout en déjouant des pièges : individus suspects, police, innocent lecteur d’un journal ou encore guichetier délateur… Dorénavant, tout lui rappelle que la masse est aussi dotée d’yeux qui savent regarder. Traqueuse, la caméra retrouve Roger parmi les autres, confiné dans la cabine-aquarium d’où il téléphone. Mouvante, elle joue au jeu de la foule et se fond dans son mouvement pour mieux discerner celui, bien visible, de notre faux Kaplan, décidément de plus en plus à contre-courant.
Comme un miroir, la scène de la gare — plus petite cette fois — de Chicago répond à celle de New York : travesti en contrôleur, Thornhill perfectionne le masque en dupant la police qui, à la faveur d’une série de plans de plus en plus rapprochés, agrippe et retourne les employés de gare pour y trouver un visage ennemi. D’abord vues depuis un plan zénithal, les casquettes qui parsèment la foule de tâches rouges se rapprochent pour devenir une galerie de non-Thornhill. L’accumulation et le caractère répétitif de ces plans provoquent un curieux ballet où tout individu est susceptible, l’espace d’un instant, d’être tiré d’un anonymat où il retombe aussitôt. Chacun est alors réversible en un kaplan, ersatz après lequel tout le monde court, y compris Roger. Le voici désormais capable de manier la foule, matière malléable à souhait, comme lors de la scène des enchères où il retrouve Eve sous l’influence de Vandamm. Assis au milieu des acheteurs, il utilise leur regard pour les transformer en un public qui lui permettra d’être repéré et donc sorti d’affaire. Le paradoxe est alors total : pour être caché, il faut être vu.
Cette nouvelle ruse préfigure le faux meurtre au Mont Rushmore (littéralement en anglais, « presse-toi davantage ») où le rôle finit de se parfaire. Metteur en scène, acteur — et cascadeur — de sa propre mort avec la complicité de la CIA, Roger dirige le regard de la foule pour disparaître définitivement. Et pour cause : quoi de plus ductile qu’une masse de touristes vouée à se comporter en spectatrice devant des monuments ? Dans un plan d’attente avant le rôle de sa vie, Roger apparaît debout et de dos aux côtés du professeur Caroll qui lit un journal. Derrière eux, les visages figés des ex-présidents américains. Roger les regarde à travers des jumelles vissées au sol, comme pour signifier l’importance scopique de la scène à venir. Au-dessus du site touristique, dominent les colosses minéraux du pouvoir, virtuoses du maniement des foules. Ceux-là même qui serviront de décor, de terrain de chasse et de résolution finale. C’est aussi parce que la foule aime à voir le spectacle qu’elle a un rôle testimonial à jouer dans cette fausse mort : sans elle, pas de coup de théâtre, pas de jeu et pas de jouissance non plus.
En réalité, Roger Thornhill se révèle comme le seul qui « peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage3 » (Baudelaire). C’est bien l’éthos d’un espion — et donc d’un acteur — qui se construit par sa progression dans la foule, à travers « le goût du travestissement et du masque ». Comme un début prometteur, Roger agit en autodidacte en s’exerçant sur un échantillon de foule dans l’ascenseur de l’hôtel où il cherche Kaplan. Alors qu’il s’y trouve piégé entre les hommes de mains de Vandamm et les autres clients de l’hôtel, il provoque l’hilarité générale à cause d’une question posée par sa mère qui l’accompagne : « C’est vous qui voulez tuer mon fils ? ». Si, dans un premier temps, la scène prend des allures de shortcom américaine et vexe Roger, il la tourne tout de suite à son avantage, feignant une galanterie qui lui permet de fuir en faisant passer les dames d’abord.
Comme un don annoncé par la profession de Roger, comme un aperçu des possibilités de mise en scène qu’offre la masse, Hitchcock prépare le terrain de jeu qui lui permettra de jouir de « cet incomparable privilège, qu’il peut être à sa guise lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Vêtu du costume, trop petit, d’un kaplan fantôme, Roger est bien celui qui « cherche un corps », à travers la foule.