Le jeu naît de l’écriture

Entretien avec Guillaume Laurant

Le jeudi 24 février 2022 à 14h11, en face du marché de la Butte de Paris, une femme assise sur un banc ne soupçonne pas la promotion sur les bananes d’origine islandaise en avant de l’étal, tant elle est absorbée dans sa lecture du livre Happy Hand (2006). À la même seconde, un homme est soudain pris de remord après avoir jeté une canette dans le canal Saint Martin, inquiet de commettre le crime du cachalot, le poisson rouge d’Amélie dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001). Au même instant, au Vrai Paris de Montmartre, Guillaume Laurant, scénariste des deux œuvres citées ci-dessus, est assis dans le coin le plus isolé du café. Il est vite rejoint par Joachim Laurent, qui s’entretiendra avec lui pendant plus d’une heure et demie sur le cinéma et son écriture. Cinq mois plus tard, est publié cet article sur Seul Le Cinéma.

Joachim Laurent : Généralement, dans ce que vous écrivez, il y a quelque chose de léger, décalé, qui va vers l’incongru, et même peut-être vers le rêve. Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, c’est un peu cela : un ailleurs un peu rêveur. Est-ce que vous avez le sentiment d’écrire du rêve ? Est-ce que c’est cela écrire : rêver des choses impossibles sinon ?

Guillaume Laurant : Je ne vais pas faire de généralités. Dans ma petite lorgnette, je parle de ce que je connais bien, et je commence à me connaître un petit peu, à mon âge. Je dirais qu’au départ, les histoires me sont venues parce que j’étais inadapté dès l’école maternelle au système scolaire : c’était un calvaire. Je m’évadais énormément, et je prenais avec un impact émotionnel anormal tous les contes de fée. Je m’identifiais à tout. J’étais une espèce d’éponge de fiction.

Je souffrais d’un certain déni de la réalité. Pour moi la vraie vie allait commencer quand je pourrais vivre affranchi de l’école, la famille, etc. C’était une prison dont il fallait s’évader. La vraie vie était pour moi dans les romans.

Puis ce qui me déphasait des autres et du système est devenu mon métier : ce qui est une ironie du sort. C’est comme si, d’un déni de la réalité, j’étais devenu un fabricant de réalités parallèles. Résister à la pesanteur de la réalité me paraît vital. 

 

Vous voyez dans l’art un moyen de s’échapper ? De ne pas rester les pieds sur Terre ?

Oui, un peu. Il ne s’agit pas d’être dans un délire onirique, mais de remettre du mystère, de l’irrationnel, du non-dit… J’ai l’impression qu’on vit dans un monde beaucoup trop réduit à son apparence, extrêmement conforme à une vision standard. Évidemment, j’en profite dès que je peux rendre les choses bizarres. Même dans ma façon de travailler c’est comme ça. J’adorerais avoir des trucs très bien rangés, mais j’en suis incapable. Mon ordinateur c’est un bordel effarant. J’écris beaucoup dans des carnets. À un moment je me dis que je vais mettre des trombones de couleur, pour séparer ce qui concerne les scènes d’action, etc. Au bout d’un moment c’est n’importe quoi : je ne mets jamais la bonne couleur, je ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça. Parfois, je commence un cahier, puis je ne sais pas pourquoi j’en entame un autre pour la même histoire. Je suis complètement bordélique dans ma manière de m’organiser, et je pense aussi dans ma manière de voir les choses. J’aime bien chiffonner la réalité d’une manière ou d’une autre. 

Quand tout est prévisible, que l’on sait à l’avance ce qu’il va se passer et ce que les gens vont dire, pour moi c’est le comble de l’ennui. Et comme je n’aime pas m’ennuyer… Peut-être même que je crée quelque chose qui manque, à mes yeux, dans la réalité quotidienne — et encore, la mienne n’est pas affreuse. Mais il y a quand-même une routine, une monotonie, à laquelle on n’échappe jamais. C’est une façon de dire : « Attendez ! On peut inventer, on peut jouer avec la réalité, on peut se moquer des gens ! »

 

« Jouer avec la réalité. » Je trouve ça assez saisissant que vous disiez cela. Dans Amélie Poulain, Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) ou Raoul Taburin (Pierre Godeau, 2019), par exemple, je dirais qu’on s’amuse à suivre le film. Il y a quelque chose de très ludique. Comme on créerait un jeu, on crée un film ?

Ça me parle. Dès qu’on joue, qu’on est joueur, on n’est pas dupe de soi-même. On est à une distance où on peut être spectateur de soi-même, et s’amuser de ce qu’on fait. Si j’enquille des lieux communs dix minutes d’affilées — ça m’arrive —, il y a toujours une petite part de moi qui me regarde faire et qui se marre : « Tu entends ce que tu dis ? »

J’ai une petite voix, comme ça, qui ricane. J’ai l’impression d’être toujours observateur des petits détails qui brusquement pourraient permettre d’éclairer le tableau différemment.

 

Vous dites que la vraie vie était pour vous dans les romans. Si vous aviez dû être dans un roman, lequel, ou lesquels ? Quelles sont les œuvres majeures qui vous ont inspirées ? 

Ça dépend des âges. Très jeune, c’est Le Petit Prince, Le capitaine Fracasse, Les Trois Mousquetaires, etc. J’ai lu beaucoup de choses très variées. C’est même la comtesse de Ségur. Puis si je remonte — évidemment je ne fais pas les choses dans la logique chronologique — il y a tous les contes de fée : qu’est-ce que j’ai vécu là-dedans ! Andersen, Perrot,… Puis les romans d’adolescence, plus initiatiques, comme Narcisse et Goldmund (Hermann Hesse). Quand je suis parti du lycée, j’avais envie de devenir Martin Eden. J’avais pas du tout envie d’essayer d’être Jack London : c’est très très différent.

Le cinéma, je l’ai découvert plus tard. Là où on était il n’y avait pas de cinéma ; ma famille n’allait pas au cinéma. J’ai vu Le Livre de la Jungle avec toute l’école, et j’avais adoré. Quand je suis arrivé à Paris, vers 19 ans, j’allais au cinéma tous les jours. J’avais un vélo déglingué, et il m’arrivait d’y aller trois fois dans la même journée. Les premiers films qui m’ont intéressé ce sont les films américains. Ils repassaient les grands classiques. Et puis de fil en aiguille, j’ai découvert le cinéma italien, et des films d’époques différentes. Le cinéma des années 70 américain, les premiers Scorsese… Le premier Coppola m’a totalement scotché.

Je trouvais ça formidable qu’on puisse voir un film de Sam Peckinpah et de Murnau, et de ressentir dans les deux cas quelque chose d’aussi fort, malgré le temps et le style qui les différencient. Quand le cinéma m’est tombé dessus, j’ai vraiment adoré. Et je n’analysais pas du tout. Je n’avais pas d’idée de cinéma. Je ne savais pas comment on écrivait un film derrière. Ça m’est venu beaucoup plus tard.

 

Puis on vous a offert un livre avec un catalogue de règles d’écriture de scénario.

Ne serait-ce que de savoir qu’on découpe en scènes, qu’une scène c’est l’endroit où on va mettre la caméra et que si on change de lieu, c’est une autre scène… C’était un bouquin de Michel Chion qui s’appelait Écrire un scénario. Je faisais du théâtre amateur et ce sont les gens de cette troupe qui m’ont offert le bouquin. J’avais écris des petites pièces dans lesquelles ils jouaient — moi aussi d’ailleurs —, et ils trouvaient les dialogues très drôles. Ils m’ont dit :

— Plutôt que de faire des petits boulots à mi-temps, tu devrais essayer d’écrire des sketchs, ou des trucs pour la télé…

J’ai décidé d’écrire un scénario de film.

Quand j’ai fini, je ne savais pas à qui l’envoyer, et j’ai vu Delicatessen (Marc Caro & J.-P. Jeunet, 1991). Il y avait quelque chose d’un peu satirique et de décalé en commun avec ce que j’avais écrit. J’ai regardé dans l’annuaire : il y avait deux Marc Caro et un seul Jean-Pierre Jeunet à Paris, alors c’est à lui que je l’ai envoyé.

 

Dans ce contexte, projeté grâce à Jeunet dans le métier, comment vous vous êtes fait l’idée de ce que c’était qu’être scénariste ?

Jeunet m’a présenté une réalisatrice qui s’appelle Diane Bertrand, avec qui j’ai écrit le scénario de son premier long-métrage : Un Samedi Sur La Terre (1996). Là je me suis mis à lire des scénarios, à essayer de me procurer les scénarios des films que je voyais… Dont un, je me souviens, juste après ma rencontre avec Jeunet : j’ai vu au cinéma un film d’Altman qui s’appelait Short Cuts. Je me suis rendu compte que les éditions Olivier avaient édité le scénario. Donc je l’ai lu, puis j’ai revu le film. Et j’ai appris ainsi que le scénario était adapté de nouvelles de Raymond Carver et que le scénariste avait pris les personnages des différentes nouvelles pour les relier entre eux. Tel personnage était le frère d’un autre dans une autre nouvelle… Il avait tricoté les nouvelles entre elles. Donc j’ai acheté les nouvelles de Raymond Carver, et j’ai repris depuis le début, pour voir ce qui avait été fait. Et je me suis fait l’équivalent d’un an d’étude de scénario à moi tout seul, sans rien demander à personne. Je pense que j’ai beaucoup appris. C’était très intéressant de voir comment il avait procédé. 

Puis j’ai lu par curiosité deux trois trucs. J’ai lu un bouquin de Carrière qui n’était pas mal. J’ai jeté un œil sur le travail de Truby, qui à une époque était très à la mode — une espèce de gourou de l’écriture américaine du scénario. Là, je me suis dit que c’était exactement ce qu’il ne fallait pas faire. (Rires.)

 

Le scénario que vous aviez envoyé représentait l’équivalent d’un moyen-métrage. Qu’est-ce que ce manuscrit est devenu ?

J’en ai repris des idées. Quand les choses ne se font pas, soit ça reste dans un tiroir et ça ne sert à rien, soit on s’aperçoit avec le temps qu’une idée nous plaît — « Merde, ça c’était quand-même bien ! » — et on réussit à la refourguer dans un autre scénario. Un peu comme une bagnole qu’on a démontée : « Je vais mettre les jantes là ; le volant il est bien, il va aller sur ma nouvelle voiture… » Puis il reste une espèce de ruine toute rouillée qui ne ressemble à rien dans le jardin. 

 

Il est possible de lire certains de vos scénarios : ceux d’Un long dimanche de fiançailles et de Je m’appelle Elisabeth (Jean-Pierre Améris, 2006) sont disponibles sur le site de votre agent, et celui du Fabuleux destin d’Amélie Poulain (J.-P. Jeunet, 2001) a été publié aux éditions LettMotif. On peut y lire des choses qui vont à l’encontre de ce qu’on « impose » dans l’écriture d’un scénario, comme lorsque vous écrivez dans Un long dimanche de fiançailles qu’il est pris d’un « affreux pressentiment » : ce qui, en image, reste à interpréter.

Effectivement, normalement, il faut dire « il serre les poings », ou décrire. J’ai écrit « un affreux pressentiment ». J’aime bien faire ça parce que je trouve que c’est faire confiance au réalisateur. Ça laisse une liberté. Plutôt que d’écrire

Il donne un coup de pied dans un caillou. Une colère irrépressible.

L’intention est là. Il le fera comme il le sent. C’est vrai que dans les écoles, on apprend davantage une écriture télévisuelle. On écrit toujours comme ça se voit. On fait cette gymnastique de tout traduire par un acte. Alors qu’on peut être dans le subjectif. D’ailleurs, cette phrase a complètement inspiré Jean-Pierre Jeunet puisqu’il a profité d’avoir un hélicoptère pour créer un effet. C’est un détail incroyable : tout le champ se couche, le chargement de la carriole se délite ; une espèce de souffle qui présage les horreurs de la guerre.

 

Est-ce que vous prenez ces libertés avec tous les réalisateurs avec lesquels vous travaillez ?

Evidemment, je m’adapte. Mais globalement, je fais ça souvent, et j’aime bien le faire : je trouve ça important de laisser du non-dit. Ça apporte un peu de mystère. Comment le réalisateur va l’entendre ? Qu’est-ce qu’il va faire ? Parfois il y a des surprises. Dans Amélie, il y en a une : j’avais écrit 

Elle fond en larmes. 

N’importe qui, dans un film, aurait filmé la personne qui sanglote, la tête dans les mains. Jeunet s’est dit

— Si elle fond en larme, et bien on va la faire fondre : très vite, comme un glaçon qui se transforme en flaque.

(Amusement.) Oui, c’est drôle. 

 

Des idées farfelues, vous aussi vous en avez un certain nombre… J’imagine que ce n’est pas au moment où vous écrivez qu’elles viennent. Comment vous faites ? Vous les notez dans des carnets ?

J’en ai des cartons pleins : sur des carnets ou des papiers volants. Mais je ne me suis jamais retrouvé à ouvrir ces cartons ou carnets. Si ça se trouve, il y en a énormément que j’ai oubliées. Je pars du principe qu’à partir du moment où je l’ai noté, c’est bon. C’est un truc un peu magique et irrationnel — même si le papier s’envole, tombe, que je ne le revois et relis jamais… Peut-être que je mourrai sans jamais ouvrir tous ces cartons. C’est comme un poisson qu’on pêche, et qui est trop petit, alors on le relâche. Il repart dans l’étang et va bouffer d’autres trucs, grossit, et peut-être qu’on le retrouvera plus tard dans l’épuisette. Plutôt que de le stocker, le faire sécher, l’avoir dans son frigo, autant le laisser en liberté. 

 

L’écriture est ensuite magique ? Ce sont des poissons qui se jettent sur le papier ?

Oui, brusquement, paf, y a un truc qui vient : l’idée a sauté là.

 

Et ensuite ? Est-ce que vous êtes là tout au long de la création du film ?

Certains, oui. D’autres moins. Tout dépend. Sur Raoul Taburin (Pierre Godeau, 2019), ça a été très particulier. Le film est dans un flashback, raconté par la voix off de Raoul Taburin. Au tournage, le réalisateur a suivi les acteurs dans des improvisations (Benoît Poelvoorde, Edouard Baer, Suzanne Clément). Des scènes qui étaient dans le scénario nécessaires à la compréhension de l’histoire n’ont pas été tournées du tout ; pour d’autres, il a tourné un peu autre chose que ce qui était écrit. Du coup, c’était très compliqué de s’y retrouver. J’ai dû réécrire la voix off et modifier légèrement le récit pour m’adapter aux images, et non pas le contraire. C’était un autre travail. J’étais très présent dans la salle de montage : à réécrire des trucs, voir comment je pouvais raconter les choses pour que ça n’ait pas l’air décousu ou hors de propos. Il y avait une grande liberté puisque la voix pouvait être enregistrée quand on voulait, nettement après le montage, et il pouvait raconter l’histoire d’une manière où brusquement, tout ce qui avait été filmé illustrait parfaitement sa narration. Ça supposait de remanier le propos. 

 

Dans votre livre Happy Hand, renommé ensuite J’ai perdu mon corps à l’occasion de la sortie du film, vous avez placé de très nombreux jeux de mots.

(Riant.) Je m’étais fait plaisir, oui.

 

Quelle différence vous faites avec l’écriture d’un scénario ? Est-ce que vous vous sentiez plus libre en écrivant un roman ?

Le roman que j’avais écrit avant, Les années porte-fenêtre, était beaucoup plus personnel. Je racontais mon parcours de jeunesse, d’adolescence, initiatique, si on veut : beaucoup de premiers romans sont dans cette veine-là, comme Narcisse et Goldmund ou Martin Eden (Jack London). Je ne me compare pas du tout au niveau du talent. (Rire.) En tout cas ce qui m’inspire, c’est le besoin de revenir en arrière, et d’expliquer ce qui nous a fait être là où on en est aujourd’hui. C’était plus intime et psychologique. Le roman suivant, j’ai voulu partir dans une fantaisie totale, et j’ai aussi voulu mettre cette fantaisie dans des jeux avec la langue et dans les idées. Même si ça part d’un souvenir d’enfance, j’en fais une vraie fantaisie. J’avais envie de m’amuser. Je suis un peu abonné aux choses atypiques et compliquées, parce que ce film a été très difficile à monter financièrement. Personne n’en voulait, parce que le personnage principal est une main coupée qui s’échappe avec pour objectif de retrouver son corps : tout le monde était unanime — les guichets de financement, les chaînes de télé, même le CNC :

— Personne ne va s’identifier à une main coupée. Narrativement, ça ne marche pas. On n’a pas d’empathie pour une main.

Tous ces standards de lecture de scénario qu’on subit et qui viennent en grande partie des Etats-Unis. On s’est fait bananer plusieurs fois sur l’avance sur recette du CNC, puis ils ont donné une autre aide rétroactive, parce qu’ils n’avaient pas envie qu’on dise qu’ils ne nous avaient pas aidés : avec autant de prix internationaux, ça la fout mal pour eux. Donc ils ont essayé de rattraper le coup.

Comment vous expliquez que malgré les réticences, le film marche ?

Je pense que ça a marché avant tout, et au-delà de l’histoire, parce que c’est un film d’animation assez magnifique, très inspiré, visuellement et à pleins de niveaux — le doublage des acteurs. C’est un film assez parfait et très abouti. Pour un premier film ! Ce qu’il a fait est très réussi, très original, très poétique, très moderne. J’ai entendu des gens, à des projections, me dire : 

— En fait, cette main coupée, qu’est-ce que c’est ? C’est l’enfance, bien-sûr ; chacun doit se couper de son enfance, et en même temps on continue à ressentir son enfance en soi, comme on ressent les doigts d’une main amputée.

Peut-être qu’inconsciemment ça parle du deuil de l’enfance, mais je n’y ai pas pensé une seconde. 

Certains y voient cette métaphore. Très bien. Chacun s’approprie l’histoire ! Parce que finalement, le but de ce qu’on écrit, ce n’est pas juste pour se faire plaisir, être connu ou gagner de l’argent : c’est plutôt de l’ordre d’émotions qu’on a envie d’exprimer. Parfois, évidemment, il y a des petits miracles : comme Amélie. J’ai entendu des témoignages extraordinaires. Je pense que l’air de rien, derrière cette histoire un peu en conte de fée, Amélie touche — et je ne sais pas pourquoi, c’est très compliqué à définir — quelque chose d’universel, mais que chacun ressent intimement. J’ai entendu des gens me dire des choses incroyables !

À la Fnac de Tours où je signais Happy Hand, une dame avait lu que j’étais le scénariste d’Amélie Poulain et me dit 

— Quand ce film est sorti — je me souviens très bien — je venais d’avoir un rendez-vous avec mon médecin, qui m’a annoncé, sans aucun ménagement, que j’avais un cancer à un stade avancé. Je suis partie complètement sonnée. Je devais rentrer chez moi, annoncer ça à mon mari et à mes enfants, et je ne savais pas comment faire. Pour gagner du temps, j’ai tourné un peu au hasard dans la ville, et je suis passé devant un cinéma où les gens entraient : c’était Amélie Poulain. J’ai pris un ticket en me disant « je vais gagner deux heures, je ne vais même pas suivre » — non seulement j’ai suivi, mais quand je suis sortie, je savais que j’allais guérir et ce n’était plus un problème de parler à mon mari et à mes enfants. Et regardez, je suis là, sept ans après.

Je me suis dit : « Putain, j’ai touché un truc. »

 

En exergue d’Happy Hand, vous citez une phrase d’Oscar Wilde.

J’adore ça. Ça pourrait être une devise.

« On devrait toujours être légèrement improbable. »

C’est très anglais, j’aime beaucoup ça.

 

C’est un principe quand vous écrivez ?

Oui, j’essaie. D’ailleurs, en général, quand j’écris un scénario, et que j’arrive à la fin d’une version structurée qui fonctionne dramatiquement, je le reprends et le relis dans l’idée d’insérer à un moment ou à un autre un truc complètement irrationnel, aléatoire et pas logique. J’ai l’impression que c’est important. Ça fait respirer les histoires. 

 

Vous avez d’autres rituels d’écriture comme celui-ci ?

Il y en a un autre. Quelle que soit l’histoire, qu’elle soit compliquée ou non — même un truc pervers ou pour adulte — pour qu’elle marche, il faut que l’intrigue, toute simple, puisse être racontée à un enfant de six ans et qu’il la comprenne. Je le faisais avec ma fille quand elle était beaucoup plus jeune, et je continue à le faire pour moi. Je le note, même, parfois. J’ai l’impression que c’est une bonne règle. C’est simplement pour voir si la courbe dramatique, l’intrigue, fonctionne. Après, les ingrédients, on y met ce qu’on veut.

J’aime bien les intrigues très simples. C’est pour ça que j’aime bien les contes. Qu’on raconte un conte de fée qui se passe dans une forêt, ou un truc qui se passe dans la population des cybercafés à Tokyo, à l’arrivée on s’identifiera aux personnages parce qu’il y a des sentiments. Ce sont toujours les mêmes sentiments qui animent les gens. Les mêmes sentiments qui existent depuis le Moyen-Âge, l’Antiquité, et bien au-delà : sûrement depuis les premiers conteurs préhistoriques… Des hommes des cavernes qui racontaient des histoires effarantes arrivés au camp d’à côté !

 

Je reviens à ce que vous disiez avant : vous ajoutez quelque chose d’irrationnel après coup. Par curiosité, dans Amélie ou d’autres films, qu’est-ce que c’est exactement que vous avez rajouté après ?

Je dirais que le scénario d’Amélie est un peu particulier, parce que c’était presque l’ambition de départ : qu’il y ait dans toutes les scènes quelque chose d’un peu inattendu. C’était la volonté de créer un monde onirique, un peu décalé : comme on dit — c’est à la mode — c’est l’ADN du film. Donc il n’y a pas eu besoin.

En revanche, dans des scénarios beaucoup plus « classiques » comme L’odeur de la mandarine (Gilles Legrand, 2015), là je me suis demandé ce qu’il pouvait se passer. Il y a une scène que j’ai mise dans la V1 en me disant « Allons-y, c’est une V1 ! » Pour faire échapper le cheval aux réquisitions, Angèle (Georgia Scalliet) le rentre dans le salon. Il se cogne au lustre puis il saute à travers la fenêtre. En écrivant, je me suis dit « Jamais il ne le fera. »

Il l’a fait tel quel. Ils ont dressé un cheval pour le faire sauter d’abord au travers d’un cadre, puis un cadre avec un papier, puis avec les croisillons de la fenêtre… N’empêche que le cheval, il saute dans une fenêtre ! 

Bon, tout n’est pas réussi dans le film, mais ça c’est un autre sujet. Il y a des choses très bien, comme cette scène, et d’autres assez bluffantes. Et il y a des choses d’ordre psychologique que je ne voyais pas tout à fait comme ça. 

 

Ce n’était pas le registre que vous attendiez ?

Non, j’attendais plus d’humour. C’est un film qui m’a agacé longtemps parce que je me disais que ça aurait pu être vraiment mieux. Mais c’est un film qui a quand même des qualités. Comme Effroyables Jardins (Jean Becker, 2003) : au début j’avais un peu de mal, puis finalement avec le temps, j’ai aimé ce film. 

 

Vous avez souvent besoin que les œuvres soient traversées d’humour ?

L’humour ce n’est pas forcément que des vannes. Aujourd’hui on voit énormément ça au cinéma. L’esprit Canal, c’est de la vanne. L’humour c’est autre chose. C’est un léger recul des personnages sur eux-mêmes. Ce sont des personnages qui ne sont pas dupes d’eux-mêmes. Dans l’humour, il y a quelque chose qui s’apparente à l’esprit critique. On peut toujours avoir de l’esprit critique sur les autres ou sur soi, mais quand cet esprit critique a quelque chose de ludique et bienveillant, j’aime beaucoup. 

 

Vous dites être très bon public. Est-ce qu’il y a tout de même des histoires qui ne marchent pas sur vous ?

C’est curieux, parce que l’invraisemblance, c’est une chose qui me gêne. Tout film est une règle du jeu. Quand on me vend un film très réaliste, puis que par deux fois je me dis que c’est impossible que le personnage réagisse comme ça, je sors complètement du film. Je ne vois plus que ce qui ne va pas. 

 

Quand on change les règles ?

Oui, c’est ça. On crée un cadre dans lequel il y a une logique — et le cadre peut être totalement déjanté, ce n’est pas grave : c’est la règle qu’on donne —, et si le mec change la règle parce que ça l’arrange — qu’il veut avoir un propos tout en en tenant un autre —, là je dis :

— Ce n’est pas honnête !

 

Quand je regarde des films de Jeunet, je pense beaucoup à Terry Gilliam. Est-ce que vous aussi vous avez un goût pour ce cinéaste, voire une influence ?

Si j’étais réalisateur, je pense que je ferais beaucoup de films très différents. Je ne pense pas que je ferais des films dans cet esprit de truculence visuelle chargée d’idées. J’ai l’impression que j’irais ailleurs.

Et en même temps je suis très bon client de ça. Je trouve ce cinéma très inventif. C’est le cas de Gilliam, de Jeunet… et c’est presque un genre. Mais il y a des gens qui ne rentrent pas du tout dedans. Jeunet a toujours été quelqu’un de très clivant. Il y a des gens qui n’aiment pas du tout son cinéma. Mais il y a quelque chose qu’on ne peut pas lui retirer : il a un style qui lui est propre. Qu’il fasse Alien, ou qu’on tombe par hasard sur un Jeunet à la télé en zappant, il suffit de quarante secondes pour savoir que c’est un Jeunet. 

Cela dit, je peux aussi faire des films très réalistes. Le film que j’ai adapté du roman d’Anne Wiazemsky, Je m’appelle Elisabeth, réalisé par Jean-Pierre Améris, est très réaliste. Ça m’intéresse aussi.

 

En ce qui vous concerne, et du côté de la théorie, il y en a une, dans De l’essence du rire (1868) de Baudelaire, qui fait la distinction entre le comique ordinaire et le comique absolu. Vous connaissez ?

Non, je ne connaissais pas mais j’adore Baudelaire.

 

Je n’en doute pas !  (Rires.) Du côté du comique ordinaire, il y a la dérision, la moquerie : l’utilisation du comique pour être sérieux, satirique ou dénonciateur. Puis il y a le comique absolu, où on rit dans une espèce de rêve, ludique, où on dépasse le sujet moqué. Vous seriez en ce sens très baudelairien ?

Oui, peut-être. Ça ne me surprend pas non plus. J’ai sûrement quelque chose d’assez baudelairien.

« Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage traversé çà et là par de brillants soleils. » (« L’Ennemi », Les Fleurs du Mal)

(Silence.)

Que dire de plus ? 

Ça annule complètement Les années porte-fenêtre.

(Rires.) 

J’aurais écrit cette phrase, je pouvais m’abstenir d’écrire le roman.

 

Dans un entretien pour les Scénaristes de Cinéma Associés, vous disiez que quand vous présentez un projet, le présenter comme poétique n’est pas forcément vendeur.

(Amusement.) Non, c’est sûr : si quelqu’un dit de votre scénario qu’il le trouve assez littéraire, ça veut dire qu’il ne le financera jamais. C’est péjoratif. Mais alors poétique, c’est encore pire. (Rires.) Quand un film a marché, que ça fait rêver des gens, qu’il y a des prix et des critiques, alors les mêmes vous disent :

— Ah ! C’est d’une poésie ! C’est merveilleux !

Mais si vous arrivez avec un projet qui a pour mission d’avoir une certaine poésie, alors on vous le renvoie à la figure. C’est lié au fait que le réalisme est un tropisme très fort dans la création française. Pour tout un cinéma d’auteur très français, ce qui relève du merveilleux et du surnaturel est un sous-genre. On est censés faire un cinéma très réaliste. C’est bien que ça existe, mais il y a une espèce d’ostracisme des autres genres par ce cinéma-là.

 

Vous avez la particularité de faire de la poésie, comme vous le dites, fantaisiste. Mais vous avez aussi quelque chose d’humoristique, comme du ludique dans le poétique, pourrait-on dire ?

Vous dites ça très bien. C’est très vague la poésie. Mais je trouve que si la poésie se prend au sérieux, tout de suite ça peut être un peu prétentieux. 

 

C’est la prétention qui fait peur aux producteurs ?

Oui, puis c’est le manque d’imagination. La plupart des lecteurs et décideurs sont des gens très conformistes, très frileux. Ils veulent que ça ressemble à ce qui a déjà été fait et a marché. Ils veulent entendre l’inverse de l’originalité. 

Guillaume Laurant : Œuvre Complète

1995. La Cité des enfants perdus (Jean-Pierre Jeunet & Marc Caro) : dialogues additionnels

1996. Un samedi sur la terre (Diane Bertrand) : scénario

1997. Alien, la résurrection (Jean-Pierre Jeunet) : fin alternative non retenue

2001. Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet) : scénario

2002. Les Années porte-fenêtre (roman) : auteur

2003. Effroyables Jardins (Jean Becker) : scénario

2004. A ton image (Aruna Villiers) : scénario

2004. Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet) : scénario

2006. Enfermés dehors (Albert Dupontel) : collaboration

2006. Je m’appelle Elisabeth (Jean-Pierre Améris) : scénario

2006. Happy Hand (roman) : auteur (adapté par lui-même en 2019, sous le nom J’ai perdu mon corps)

2009. Micmacs à tire-larigot (Jean-Pierre Jeunet) : scénario

2012. L’Homme qui rit (Jean-Pierre Améris) : scénario

2013. L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet (Jean-Pierre Jeunet)

2015. L’Odeur de la mandarine (Gilles Legrand) : scénario

2018. Raoul Taburin (Pierre Godeau) : scénario

2019. J’ai perdu mon corps (Jérémy Clapin) : scénario (d’après son roman Happy Hand)

2021. BigBug (Jean-Pierre Jeunet) : scénario