Le feu et la fureur

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

Début du film. Année 1462. Le chevalier Draculea dit au-revoir à sa promise Elisabeta. Il doit partir pour servir la Chrétienté lors de la bataille contre les Turcs. Elisabeta, le regardant partir, se doute qu’il risque de ne jamais revenir. Les mains jointes, elle semble prier tout en pleurant. Tout à coup, son image s’assombrit, puis laisse place à des flammes. Le feu. Le feu envahit son visage en pleurs. Le film ou plutôt la légende de Dracula ne fait que commencer.

Les feux de l’amour

L’histoire commence par la passion réciproque des deux époux. Elisabeta est prête à tout pour Dracula, même de brûler en Enfer par son suicide. Un fondu enchainé montrant son visage, prisonnier des flammes, lorsque son chevalier part au combat, suggère une dimension érotique. « On a déjà fait observer maintes fois que plusieurs fourneaux et cornues avaient des formes sexuelles indéniables », donnant l’image d’une femme folle amoureuse, exposant son amour passionné. Elle brûle pour lui. Mais cela évoque aussi son destin inéluctable : elle est prête à mourir pour rejoindre – croit-elle – l’homme qu’elle aime. D’une manière similaire, Draculea se montre capable de renier Dieu et la Chrétienté pour venger la dame de ses pensées, à son retour de la bataille. « Je renie Dieu ! Je me relèverai de ma propre mort pour venger la sienne, par les pouvoirs des ténèbres ! » crie-t-il, comme si après avoir allumé le brasier contre l’Église en transperçant la croix il renaîtrait de ses cendres. 

Le brasier

Entre dévotion envers et insurrection contre l’Église, le cœur de Draculea balance. « Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle en Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. » Ces paroles de Gaston Bachelard représentent bien l’attitude de Draculea : il est capable du pire, comme un feu imprévisible, ose défier la Chrétienté en plantant son épée dans la croix de l’autel et en renversant le bénitier. Imprévisible, il est d’autant plus dangereux. Comme un signe avant-coureur, le bras du « chevalier roumain de l’Ordre du Dragon » devant la carte de la Transylvanie, lors de la première partie du film, semblait déjà défier de son épée la Chrétienté. 

L’embrasement

La fureur s’empare du chevalier Draculea à la mort de son épouse. Il rugit, laissant éclater sa colère, le visage pointé vers le ciel. Une colère violente et déchaînée s’empare de lui à l’image du titre du film, Bram Stoker’s Dracula, taillé dans la pierre ; et dont les flammes prennent possession, marquant la fin de la première partie. « La fièvre est la marque d’une impureté dans le feu du sang ; elle est la marque d’un soufre impur. » Dracula aurait ainsi la fièvre, la fureur en lui pourrait-on dire, et cela finit par exploser, comme si le mauvais, l’impur qui étaient déjà présents en lui, avaient pris le dessus sur sa dévotion pour la Chrétienté. Lorsque Draculea laisse éclater sa colère, il est déjà mort, non pas physiquement mais dans son âme déjà maudite, et cela ne présage rien de bon. Tout ceci n’est pas anodin puisque c’est dans cette première partie, consacrée aux origines du vampire Dracula, que Coppola développe un personnage inspiré d’un véritable chevalier du nom de Vlad III, surnommé « le fils du dragon » de par son père, Vlad II, membre de l’Ordre du Dragon – qui lutte contre l’Empire ottoman – et lui-même surnommé « Dracul », « dragon ». Le dragon est par ailleurs l’emblème de Dracula, présent de couleur or sur le tissu rouge qu’il porte, ou bien lorsqu’il dépose le sceau sur la lettre de Jonathan en guise de signature. Des éléments nous prévenaient déjà de cette descente aux Enfers : la silhouette représentant l’emblème de l’Ordre du Dragon, au début du film, envahie par les flammes comme une ombre en feu. Cette image est reprise avec le drapeau rouge et or de l’Ordre du Dragon prisonnier des flammes ; comme si, fatalement, Dracula laissait ce feu, cette fureur monter en lui jusqu’à l’embrasement, autrement dit sa rébellion contre l’Église – lorsque celle-ci refuse une sépulture à Elisabeta, suicidée. Cette idée est redoublée par la musique qui se répète telle une alarme avant que Draculea ne parte au combat. Elle semble sonner le glas, annonce les dernières heures du chevalier avant qu’il ne devienne le maléfique Dracula. 

Il n’y a pas de fumée sans feu…

Comme une présence démoniaque, la fumée noire se diffuse, s’engouffre, tel un flux pouvant faire penser à du sang ou du poison plongé dans de l’eau. Elle se déploie partout sur l’image, envahit la croix qui trône au-dessus de l’Église de Constantinople et semble entraîner parallèlement le suicide d’Elisabeta, plongeant dans la brume du fleuve. A l’image de ce Mal qui s’abat sur la religion chrétienne, le chevalier Draculea, servant l’Église, court lui aussi à sa perte. Privé en même temps de ses deux raisons de vivre, son combat pour la Chrétienté et sa fiancée, il n’a plus rien à perdre, et cela le rend imprévisible, incontrôlable et dangereux, comme le feu. Il n’y a pas de fumée sans feu, la colère de Draculea s’étend à travers tout le film en une fumée qui crée une atmosphère inquiétante et mystérieuse. Avec la brume rouge sang de la bataille contre les Turcs tout d’abord, marquant la présence du chevalier mais aussi ce qu’il reste du champ de bataille, mis à feu et à sang. Nous pourrions même dire que la brume émanant des alentours du château de Dracula, comme une sorte d’écume, se propage au-delà des frontières et à travers les siècles, jusqu’au Londres de la fin du XIXème siècle avec le fog londonien présent dans les rues, montrant l’ubiquité de Dracula. 

Souffler sur les braises

La Chrétienté est présente physiquement grâce aux signes de la religion, mais nous la sentons aussi sans la percevoir clairement, par exemple lors du départ de Draculea au début du film où le prêtre sous la grande croix, entouré de chandeliers, situé à l’arrière-plan, flou, marque tout de même notre regard, à la manière d’une toile de fond. Le prologue historico-religieux au début du film rend plus humain Dracula, prêt à se damner pour venger son amour et ses convictions, mais montre aussi l’omniprésence et l’omniscience de l’Église sans qui la fureur de Draculea n’aurait pas éclaté. De nombreux chandeliers et bougies délimitent le décor du château de Dracula, en particulier l’autel au début du film, comme pour évoquer le pouvoir que confère l’Église au personnage principal, presque captif de la Religion. Sans parler des innombrables crucifix et croix s’invitant dans les images, comme lorsqu’avant de partir pour la bataille et de quitter sa promise un des prêtres, tenant une croix dans sa main, assiste depuis l’arrière-plan aux adieux des deux époux face à face : la croix tenue fait alors visuellement obstacle à leur amour, entre les deux amants. Les bougies contrastent également avec la froideur des murs en pierre, faisant écho à la fougue de Dracula face à la rigidité de la religion chrétienne. L’Église est en ce sens, LE point de départ, l’ultime cause de la fureur de Dracula.

Le feu en filigrane

Le feu est également présenté comme une surface en transparence du film. Lors de la présentation du conflit religieux entre Chrétiens et Musulmans, au tout début du film, des flammes apparaissent en filigrane sur la carte géographique s’étendant jusqu’à la Transylvanie, donnant l’impression qu’elle est en feu, rappelant la guerre faisant rage dans cette partie du monde, et ce, tout en entendant le crépitement des flammes. Le feu est aussi désigné comme une surface détruisant tout sur son passage : à l’instar d’un fondu enchainé, les flammes balayent l’image et donnent naissance à la suivante au moment où le visage de Draculea est visible pour la première fois. Les flammes qui prenaient possession de l’emblème de l’Ordre du Dragon chassent l’image pour faire apparaître Draculea en un fondu au noir très rapide. Gaston Bachelard ajoute : « le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà », rappelant que le feu est un élément qui réduit en cendres de manière violente. Le feu anéantit mentalement et physiquement Elisabeta, qui perd son époux – elle « comprit qu’en affrontant cette force insurmontable, il risquait de ne jamais revenir » dit le narrateur. Et lorsqu’elle jette un dernier regard vers son époux, un fondu enchainé transperce l’écran d’un immense incendie ; cette vision de la jeune femme qui dépérit dans les flammes est une image qui se consume, de façon irréversible.

Renaître de ses cendres

Cet anéantissement fait table rase, tabula rasa vers un renouvellement, une renaissance. « Pour lui [l’être humain], la destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement », à l’image d’Elisabeta, qui renaît de ses cendres en devenant, des siècles plus tard, son alter-ego : Mina. En d’autres termes, le feu purifie. Le cercle de feu créé par Van Helsing protège notamment Mina des chimères de Dracula, tout comme les flèches tirées par Jack et son équipe, dans Vampires de John Carpenter, neutralisent les vampires au contact des rayons du soleil, purifiant ainsi les lieux

Le feu est ainsi « en nous et hors de nous, invisible et éclatant, esprit et fumée. », en filigrane tout au long du film de Coppola mais au plus profond de Dracula, qui émerge par sa rage, sa colère. 

Et si Dracula n’était pas qu’une simple bête assoiffée de sang, mais un être rongé par sa propre fureur ?

 

Célia Sorrel

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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