L’Art de clore

Last Words, Jonathan Nossiter (2020)

Une grotte millénaire et primitive. Accrochée à ses parois humides et difformes, une vieille bâche blanche trouée. Et lui, qui pédale comme un fou pour activer le projecteur qui fait défiler les films de l’humanité. Cette humanité qui existait avant la fin d’un monde, il en est l’héritier sans le vouloir, et il pédale, souriant. C’est l’image ultime de Last Words, le dernier film de science-fiction  de Jonathan Nossiter. La présence du long métrage en salle pour le 21 octobre a quelque chose de naturel en ces temps de couvre-feu, d’épidémies et de récits collapsologiques. Quelque chose de politique aussi, permettant de mettre en perspective la menace qui pèse sur la culture (pas seulement cinématographique d’ailleurs) en même temps que son absolue nécessité.

Candide en terre post-apocalyptique

Le film de Nossiter a pour commencement la fin : celle d’un monde détruit par les bouleversements climatiques, fait de paysages désertiques (tournés dans des décors lunaires de Sicile pour la plupart) et de villes en ruines. La dystopie fait écho à de nombreux films ayant déjà illustré de tels récits post-apocalyptiques ( Je suis une légende, 28 jours plus tard, La Route...), mais s’en distingue aussi radicalement. Dans Last Words, on ne sauvera pas le monde, pas plus qu’on ne cherchera à refonder une civilisation ou à trouver de l’aide ailleurs. Car le lien social est détruit, et la culture sous toutes ses formes (agriculture comprise) absente depuis longtemps. Les deux protagonistes présents au début du film se nourrissent d’une infâme poudre blanche à laquelle ils semblent s’être habitués, comme ils se sont habitués à être plus ou moins seuls. Le personnage principal, interprété par Kalipha Touray, n’a pas tout de suite un nom, mais il a une sœur, qui meurt au début du film, et un souhait ardent : trouver l’origine de ces curieuses bandes de celluloïd trouvées dans l’appartement qui les abritait, portant l’inscription « Cineteca di Bologna ». Ce premier tiers du film semble par moments tarder à démarrer (on erre longtemps dans les débris de Paris et la Cinémathèque de Bologne avant de comprendre de quoi il sera question, et on s’impatiente). Puis on comprend que, du cinéma, notre homme ne sait rien, parce qu’il n’a connu qu’un monde effondré. Il est le Candide par excellence par qui nous voyons le monde, notre monde. C’est peut-être cela la force du film : nous montrer, par le biais d’un protagoniste naïf, un bien indispensable à notre survie que nous ne serions plus capable de voir avec nos yeux de contemporains, tranquillement assis sur notre fauteuil de cinéma. Sa rencontre à Bologne avec un vieux cinéaste (Nick Nolte) marque un tournant dans le film : la banale dystopie devient un film singulier, qui questionne la place du cinéma dans l’histoire de l’humanité.

Le cinéma, manifeste pour la survie

Le film ne raconte pas un voyage mais l’arrivée de trois protagonistes dans une communauté de survivants asociaux au large d’Athènes : Candide (Kal), le vieux cinéaste (dit « Shakespeare »), et une caméra en construction. Car cette dernière est le véritable protagoniste du film, et un membre à part entière de la communauté. En plus de Kal, chacun participe à son élaboration, pièce par pièce : Elle sera le prisme par lequel témoigner en faveur de la survie de la culture. Les archives disparates projetées pour le plaisir par les deux personnages en constituent des traces émouvantes, et on peut s’amuser à en reconnaître certaines. Ce sont Le mécano de la Générale, L’Arroseur arrosé, ou encore Le sens de la vie des Monty Python, qui scandent : « Donc rappelez-vous, quand vous vous sentez tout petits et anxieux, à quel point votre naissance fut incroyablement improbable et priez pour qu’il y ait une vie intelligente quelque part là-haut dans l’espace, car il n’y en a absolument aucune ici sur Terre ! ». Nossiter utilise ces images et ces répliques cultes comme des clins d’œil à son récit, mais aussi des relais du regard qu’il porte sur le monde. Les films parlent encore de nous, et pour nous. En cela, l’utilisation de l’archive y est toujours jouissive, jamais nostalgique.

Diffusées par les deux compères sur un drap blanc au cœur d’une archaique cité antique, les bandes finissent leur chemin là où commence l’Histoire pour la civilisation occidentale, en Grèce. Là, ces films font bien plus que divertir leur public. Ils rassemblent les individus rendus sauvages par la fin d’un monde, créent du lien social, permettent de regarder le monde autrement. Ainsi se nouent les amours, les désirs et les amitiés de la communauté. D’une part dans la certitude que tout finira, et d’autre part dans la satisfaction du sens retrouvé. Kal est chargé de filmer les derniers instants du monde en même temps que de témoigner. Il est aussi celui par qui survient la vie, puisque, par un instant d’étreinte arrachée, il donne un enfant à Batlk (Charlotte Rampling). Mais, ironie d’un monde qui ne veut plus des hommes, l’enfant ne verra jamais le jour, confirmant le rôle essentiellement testimonial et artistique de Candide.

Un anti-blockbuster dystopique

En cela, Last Words se distingue des autres films dystopiques, et nous laisse en bouche un goût à la fois amer et libérateur. Voici ce que le film ne racontera pas : non, l’enfant imposé par Batlk ne va pas naître, l’idylle amoureuse avec la femme désirée n’aura pas lieu, la communauté ne se refondera pas malgré nos premiers espoirs. Non, l’herbe n’a pas bon goût quand on la mâche ; il n’y a pas de remède miracle à une épidémie, pas de renouveau. Nossiter postule ici que tout cela ne serait que fantasme, et regarde vers ce que nous laisserons. La fin du monde ne semble paradoxalement pas être pour lui un motif d’inquiétude : elle survient progressivement, et apparaît davantage comme la fin naturelle et presque nécessaire de l’humanité. Il ne s’inquiète pas de la mort, ou seulement de celle  de notre patrimoine culturel. On ne sait pas si quelqu’un (ou quelque chose) verra le film de Kal, et peu importe. L’essentiel reste qu’il garde la culture au creux de lui, qu’il la porte jusqu’au bout.

Brendan Zimmerman

À propos
Affiche du film "Last Words"

Last Words

Réalisateur
Jonathan Nossiter
Durée
2 h 06 min
Date de sortie
21 octobre 2020
Genres
Science Fiction
Résumé
En 2085, la Terre n’est plus qu’un immense désert. Les derniers survivants se rejoignent à Athènes, appelés par un ultime espoir... Et si l’Humanité parvenait à trouver la plénitude alors même que tout s’écroule et qu’elle est condamnée ? L’histoire étonnante de la fin du monde, vécue de manière tendre et joyeuse, par les cinq derniers êtres humains.
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