Phantom Thread, ou le retour
en grâce de Paul Thomas Anderson
Dans Inherent Vice, Paul Thomas Anderson retrouvait une forme de lâcher prise qui, à ses débuts, avait fait la force de son cinéma, entre virtuosité technique et décomplexion des sujets filmés. Après cette œuvre qui rassemblait toutes les lubies du cinéaste, son retour en salles fait l’effet d’un prolongement audacieux et millimétré de l’examen de la condition humaine déjà à l’oeuvre dans There will be Blood et de The Master, entre apprentissage et dépréciation des corps. Phantom Thread prouve que la filmographie du cinéaste est un sommet de cohérence qui témoigne d’une certaine angoisse de créer.
A l’instar de James Gray, le réalisateur de Magnolia et Punch Drunk Love a l’ambition de parler de fascinations, par le biais de personnages souvent enclins à faire des choix de vie qui sont autant de manière de s’approprier un monde. Comme The Lost City of Z l’an dernier, oeuvre rythmée par les obsessions allers et retours d’un personnage auquel James Gray s’identifiait, Phantom Thread peut parfaitement apparaître comme un portrait de son réalisateur et un reflet ingénieux de son entreprise créatrice. A travers le personnage de Reynolds Woodcock, le cinéaste donne à voir son propre reflet. Par le prisme de la haute couture, c’est le travail de la création – ses détails, ses répercussions, ses secrets – qui est filmé.
Alma, le double inversé
Et, au milieu, la jeune Alma, dont l’attraction des rougeurs au coin des joues et l’innocence retiendront longtemps l’attention de Woodcock, jusqu’à ce qu’il en tombe amoureux. L’histoire d’amour se révèle selon un rythme parallèle aux secrets et conflits qui les rattrapent. Paul Thomas Anderson cherche à assembler les différents plans, à raccourcir le moindre effet de dramatisation pour construire une histoire d’amour qui, si elle demeure possible dès son commencement, s’accomplit difficilement, et dans la douleur. Phantom Thread est l’œuvre d’un orfèvre sur un orfèvre, et tous les spectres qui les entourent : celui de l’amour – la soeur (la géniale Lesley Manville) qui évoque les amours antérieurs du couturier comme preuves d’une malédiction – et celui de la maladie – Paul Thomas Anderson est lui-même tombé malade pendant le tournage. Est-ce, au fond, une forme de maladie d’amour qui empoisonne la vie des personnages ?
La présence d’Alma engendre de manière innocente la joute verbale, autant que le regard de travers ou le bruit de trop qui peuvent altérer la moindre journée de Woodcock. La subtilité de ce cinéma est de faire de ces perturbations des caractères du personnage pour mieux cristalliser les attentions, y compris celle des spectateurs grâce à un travail sur le son, les coups d’oeil et les dialogues absolument passionnants. Alma fonctionne comme un double inversé pour Woodcock, comme Lancaster Dodd pour Freddie Quell dans The Master, et le prêtre rival pour Plainview dans There will be Blood. Mais de ce récit d’opposition va naître dans Phantom Thread la fusion des corps, l’accomplissement de la finalité amoureuse – ou en tout cas leur recherche.
La maladie d’amour
Alma arrive dans la vie de Woodcock dans l’espoir de l’aimer pour de vrai, à sa manière. Et face à la superstition du couturier, elle cherche ce qui peut le briser, quitte à altérer aussi sa propre vie : « je lui donnerai chaque parcelle de mon âme ». Ce que Woodcock cherche, au fond, est ce dont ses sentiments et leurs répercussions sont capables. Alma est l’alter-ego des sentiments inavoués de Woodcock, cultive la maladie (d’amour) qui l’emporte pour convoquer la face cachée de son amant. Ce que l’on pense rechercher depuis longtemps n’est pas forcément ce que l’on croit. Toute la tension dramatique de Phantom Thread repose sur cette capacité à dépasser le stade de la fatalité et du fameux jeu dont se plaint Alma lors d’une scène décisive du film. Les solutions sont d’une terrible cruauté mais aussi d’une beauté sans égale, la fabrication du double et celle du romantisme allant de pair.
Concentré de chocs des extrêmes, le film ressemble parfois, au titre de la fascination pour la dégression des corps et des morales, à The Neon Demon de Nicolas Winding Refn. Déjà, l’œuvre du cinéaste danois était un film sur le cinéma et, déjà, il s’agissait de mode et de robes bien ficelées. Le fil fantôme dont il est question dans l’œuvre de Paul Thomas Anderson est peut-être alors celui qui assemble les contraires, et leur beauté. Il s’agit toujours d’aller plus loin que les apparences, jusqu’à la doublure d’un manteau. Plutôt que de s’adapter, de trouver le compromis amoureux ou romantique, il est avant tout question d’exprimer les contraires pour, à travers eux, édifier notre propre reflet.
Pour Paul Thomas Anderson, comme pour David Lynch, il est clair que nous sommes toujours le reflet de quelqu’un ou de quelque chose. Cette idée structure, encadre et rythme Phantom Thread. Ces âmes sont belles et passionnantes à regarder parce qu’elles forment le même tourbillon, au son des alarmes sentimentales et des formes qui se cherchent. Mais il est toujours question de faire l’assemblage, d’habiller le dessein des personnages et, bien sûr, de réaliser une œuvre qui reflète l’amour aussi malade que passionné d’un artiste pour son oeuvre – et son double.