La solitude des pierres

Uncut Gems, le dernier film des frères Safdie

Le retour des frères Safdie se fait sur le ton de Good Time. Tout ici est bouillant, fièvre urbaine prête à jaillir au cou de qui ne s’y est pas préparé, sur un fil bien tendu entre le kitch et le tragique. Dans le Diamond District de New-York, une effervescence de corps s’alpague à coup de billets. Howard, petite frappe, tente d’y maintenir son business à flot avec une opale venue tout droit de mines éthiopiennes, au prix des efforts des travailleurs locaux – dans cette course où l’argent règne en maitre, le dilemne moral a peu de place. Howie doit récupérer son opale auprès du basketteur Kevin Garnett pour la présenter à une vente aux enchères qui, si tout se passe bien, lui permettra de rembourser ses dettes. Escroc accro aux paris sportifs, la figure centrale se lance dans cette opération financière comme dans une transe sans fin, aussi risquée qu’excitante, et les Safdie ne s’y trompent pas : à ce besoin permanent d’excitation répond un cinéma de l’instant où chaque situation s’emballe sur le moment. 

Mais cette instantanéité ne donne pas un film de surface, joliment emballé, brillant comme un diamant tape à l’oeil. Les cinéastes traquent le fond des choses, et ce dès l’introduction vertigineuse où la caméra pénètre l’opale et donne à voir sa splendeur enfouie, qui se confond finalement avec les images de la coloscopie de notre héros diamantaire. Ironie flagrante, par laquelle tout le programme du film est annoncé. « On dit qu’on peut voir tout l’univers dans les opales » dit Howie à KG alors que le basketteur est fasciné par la pierre, qui lui donne soudain à voir toute son histoire et celle de ses ancêtres, comme si elle possédait quelques pouvoirs magiques. Dans un moment de vertige inattendu, le mélange des genres étrangement inquiétant rompt avec le « naturalisme percutant » auquel les Safdie sont souvent rattachés. Et cette inquiétude se creuse par un travail sonore à la fois électrique et hypnotique, emportant avec lui la frénésie de ce monde aussi superficiel que profondément ancré dans la réalité. La figure centrale opère une fuite en avant pour s’échapper de sa condition financière instable en même temps que pour fuir ce monde brillant et artificiel. Une vie sentimentale en chantier, des affaires douteuses et des connaissances qui n’ont rien à dire de plus que la destination de leurs prochaines vacances en famille, comme pour mieux dissimuler leur malheur derrière un voile de billets verts : voilà aussi le drame d’Howie.

Parallèlement au film, les cinéastes ont tourné dans les rues de New-York un court-métrage mettant en scène Adam Sandler et Benny Safdie. Goldman Vs Silverman trace également un parcours, celui de deux performeurs de rue se disputant une place de trottoir. Tout comme Howie, les personnages ne sont jamais chez eux, sans cesse en errance ; Goldman se fait presser de sortir des toilettes où il se démaquille et Silverman termine sa route à l’arrière d’une camionnette, le regard vague. Enfermements qui se répondent et éclairent Uncut Gems. Le drame de Howard est aussi de ne pas avancer ou passer les portes, et le sas de sa boutique constitue le lieu symbolique de ce parcours contrarié. Mais c’est en même temps le lieu de tous les possibles,  permettant le moment le plus burlesque du film – KG et ses amis y sont bloqués et Howie et son équipe s’activent pour déverrouiller la porte – et le plus dramatique – lors de la séquence finale.

Un espace clôt par des vitres incassables, comme en écho à ces verres de lunettes derrière lesquels se cache le regard si particulier de la figure centrale dans la dernière partie du film. Après avoir perdu sa première paire aux verres transparents, Howie la remplace par une monture terriblement kitsch, achevant l’évolution de son regard qui s’est définitivement perdu devant la difficulté de sa situation. Un regard qui n’atteint plus sa femme depuis longtemps, et dont elle se moque lorsque Howard tente une ultime approche, aussi désespérée que ridicule. Un regard qui n’est pas exempt de tendresse pourtant lorsqu’il s’agit de regarder sa maitresse depuis un placard, en guettant ses faits et gestes. Adam Sandler fascine les cinéastes, qui s’attachent à saisir son regard et visage du gros plan au plan large, de la proximité à l’écart : il s’agit de revenir à chaque fois sur cette surface qui s’abîme au fur et à mesure que le trajet se complique. Toujours dans une logique d’instantanéité, c’est un pari sportif sur un match de basket qui amène le sommet du film où les visages se crispent et se détendent, où le regard virevolte entre l’écran de télévision et la pièce. Les cinéastes font d’un banal pari sportif un élément de suspense en allant encore une fois au fond des choses, étirant ou épuisant la situation le plus possible pour en faire ressortir tout son potentiel dramatique, et lui rendre son brillant.

Dans ce monde de bric et de broc où tout se décompose, il faut bien recomposer avec cette artificialité pour redonner son importance à ce qui semble ne plus en avoir. Paradoxe qui tient sur un fil, comme un jeu d’équilibriste qui fait sonner juste ce qui semble faux, évite le ridicule comme la fable moraliste. Uncut Gems gratte la pierre pour en dévoiler la beauté aussi bien que la laideur, en faire un miroir dont les reflets mystérieux font briller malgré tout le regard.

À propos
Affiche du film ""

Uncut Gems

Réalisateur
Josh Safdie, Benny Safdie
Durée
2 h 15 min
Date de sortie
14 novembre 2019
Genres
Crime, Thriller, Drame
Résumé
Un propriétaire de bijouterie, au sein de Diamond District à New York, et revendeur à ses heures perdues, voit sa vie bouleversée lorsque sa marchandise est volée.
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