La sexualité dans une boite de Petri

High Life, Claire Denis

Abordant le genre de la science-fiction, on pourrait croire au premier abord que le nouveau film de Claire Denis serait entièrement tourné vers l’ailleurs. Mais en réalité High Life surprend parce qu’il gravite autour d’un thème bien terrestre : celui de la sexualité. Embarqués dans une expédition hors du système solaire, quelques condamnés à mort ont décidé de troquer leur peine contre la possibilité de servir de cobaye, dans une expérience scientifique qui leur assure un voyage sans retour à travers l’espace. A l’intérieur du vaisseau, autant de corps féminins que masculins, semblerait-il tous contraints par l’interdiction d’avoir des rapports sexuels entre eux. Le dispositif est simple, mais pas moins efficace pour traiter ce à quoi s’intéresse ici Claire Denis : la dérive des désirs sexuels inassouvis. Cette corruption du désir s’incarne parfaitement lors d’une scène où Juliette Binoche, les yeux clos, place son visage face à une bouche d’aération dont l’air vient faire danser ses cheveux, comme pour tenter de calmer une bouffée de chaleur. Mais, paradoxalement, l’image donne une force sensuelle au corps de Binoche, à laquelle ne sont pas insensibles le capitaine Chandra – venant lui faire une proposition explicite – et un autre passager répondant au nom d’Ettore, qui commence à se masturber en les observant d’un peu plus loin. La séquence traduit alors les relations corrompues qui s’installent entre ces trois corps, tentateurs sans promesse ou voyeurs pervers, baignant dans une lueur bleutée irréelle, comme manifestation d’une fièvre générale.

Bien que proscrite dans son accomplissement en duo, la sexualité est pourtant un des enjeux principaux de l’expédition dans laquelle sont pris les personnages : l’expérience consiste à tenter de mettre au monde un enfant au milieu même de l’environnement stérile qu’est l’espace, hostile à la vie de par les radiations qui s’y propagent en abondance. Alors, l’acte sexuel se dissocie en deux composantes quotidiennes. D’un côté, le plaisir. Il est pris en charge par un dispositif sexuel mécanique, une cabine sex-toy au nom de Fuck Box, où les passagers purgent leurs désirs inassouvis, comme Juliette Binoche chevauchant avec sauvagerie un godemichet métallique. De l’autre, la reproduction. Là encore, les corps ne se rencontrent pas et les fluides corporels s’échangent de manière médicale, sans le consentement des êtres humains mis à contribution, qui s’en trouvent ainsi réduits à l’état de cobayes. On peut donc voir dans les recherches menées par Dibs l’incarnation d’une science à la dérive, motivée par son obsession à vouloir sans cesse améliorer l’humain et contrôler le vivant. C’est ce contre quoi semble s’insurge le film de Claire Denis, qui va jusqu’à rapprocher science et pratiques démoniaques, donnant au protocole des airs de rituel dont le docteur Dibs serait la grande prêtresse. Le personnage renoue en effet avec les terrifiantes figures de sorcières appartenant au folklore moyenâgeux européen, et pour lesquelles le sexe était un des actes démoniaques pratiqués lors des sabbats. Voltigeant sur la Fuck Box comme avec un balai ou manipulant les fluides génitaux tels les ingrédients d’une potion, le personnage fait le lien entre figures diaboliques d’antan et science-fiction dystopique, incarnant alors avec force la dérive possible d’une sexualité instrumentalisée, maîtrisée par les technologies, et par une science dont les ambitions semblent de plus en plus ésotériques.

Mais la réalisatrice prend soin d’opposer à cette sorcière une autre figure incarnée dans le personnage de Robert Pattinson, celle d’un repenti, qui se voue à l’abstinence. Comme un moine en quête de sagesse, Monte fait en effet le choix de se refuser à ces pratiques sexuelles, qu’il perçoit comme aliénantes. On le retrouve alors plus souvent dans le jardin du vaisseau, lieu paisible à la fertilité édénique, où la candeur de la nature semble trouver refuge. Monte parvient ainsi à s’isoler de la déviance sexuelle qui sévit à bord du vaisseau, une attitude qui lui sera salutaire. En effet, un premier accouchement tragique généré par les expérience de Dibs initie une série de morts, toutes plus ou moins liées à la routine sexuelle instaurée à bord. Par la distance qu’il a prise avec ces pratiques, le personnage incarné par Robert Pattinson sera ainsi le seul rescapé de l’expédition, avec l’unique aboutissement des expériences dérangées du docteur Dibs : un bébé, qui se révèle être la fille du dernier passager. Après une ellipse de plusieurs années, l’enfant devenue jeune femme atteint la puberté, et l’on nous montre le moment de ses premières menstruations, alors que son corps est collé à celui de son père. Désormais deux adultes de sexes opposés, seuls perdus dans l’espace, le père et la fille s’attirent petit à petit par une séduction qui s’opère presque naturellement, la jeune femme n’ayant jamais connu d’autres hommes que son propre géniteur. Alors, le film réussit un tour de force provocateur, suggérant bel et bien la naissance d’un désir entre un père et sa fille, mais qui serait pourtant plus sain que toutes les machinations sexuelles pratiquées en amont. Montré par suggestion et avec candeur, même le tabou absolu de la relation incestueuse devient moins dangereux que la maîtrise du vivant par la science, un contraste qui achève de condamner cette dernière. C’est donc dans ce segment final que Claire Denis donne pleinement à High Life sa qualité subversive, s’essayant à un exercice audacieux dont elle se tire avec une aisance remarquable.

À propos

High Life

Réalisateur
Claire Denis
Durée
1 h 54 min
Date de sortie
7 novembre 2018
Genres
Drame, Science Fiction, Mystère, Horreur
Résumé
Un groupe de criminels condamnés à mort acceptent de participer à une mission spatiale gouvernementale, dont l'objectif est de trouver des sources d'énergie alternatives, et de prendre part à des expériences de reproduction...
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