Le titre original du Jeu de la dame, The Queen’s Gambit, fait référence à l’une des ouvertures les plus communes aux échecs. On appelle ouvertures l’ensemble des stratégies par lesquelles il est possible, aux échecs, de commencer une partie. On peut donc considérer la série comme une introduction, une ouverture sur le monde des échecs professionnels. La série est adaptée du roman éponyme de Walter Travis (1983) mais, par bien des aspects, on peut soupçonner l’influence du Joueur d’échecs (1942), la nouvelle de Stefan Zweig publiée à titre posthume. Les deux œuvres débutent sur une partie d’échecs avant de révéler une narration constituée d’un enchevêtrement de souvenirs. Le Joueur d’échecs et Le Jeu de la dame explore toutes deux la figure de l’orphelin apathique qui découvre un sens à sa vie à travers le jeu d’échecs, mais l’orphelin de Zweig est l’adversaire du protagoniste de la nouvelle, pour qui le jeu est devenu un passe-temps puis une obsession suite à sa séquestration par le régime nazi. De son côté, Elisabeth Harmon cumule dans la série le statut d’orpheline prodige et celui d’intoxiquée aux échecs, entre autres addictions.
Après avoir survécu à un accident de voiture, fatal pour sa mère, la jeune Beth, âgée de 9 ans, est recueillie par un orphelinat chrétien pour jeunes filles. Elle devient rapidement addict aux calmants verts servis quotidiennement aux pensionnaires pour les rendre dociles. En parallèle, elle découvre les échecs en observant les parties solitaires du concierge de l’établissement, qui accepte de l’initier au jeu. Elle découvre que sa disposition naturelle pour en assimiler les subtilités et les stratégies semble s’accroître lorsqu’elle prend les pilules vertes. Sous l’effet de celles-ci, elle gagne en concentration et peut se représenter mentalement un échiquier au plafond, échiquier virtuel sur lequel elle peut rejouer les parties de la journée à sa guise. Chez Zweig, le narrateur commence à jouer mentalement grâce à un manuel regroupant cent-cinquante parties de grands maîtres. Il recrée des pièces à partir de mie de pain et de poussière. La situation initiale de Beth peut rappeler la sienne. Dans les deux cas, la solitude et l’enfermement sont un terrain propice à l’apprentissage du jeu d’échecs. Après quelques péripéties, Beth est cependant adoptée, remporte un tournoi local et part faire le tour des États-Unis avec sa mère adoptive, abandonnée par un mari fuyant les responsabilités conjugales et parentales aussi facilement que Beth déplace des pièces sur l’échiquier de son esprit. Débute alors pour l’héroïne une épopée qui l’amènera aux sommets de la discipline de Kasparov mais la plongera aussi dans les affres de ses démons intérieurs. Le narrateur du Joueur d’échecs va frôler la démence à force de jouer contre lui-même, en vase clos. Beth, elle, augmente sa consommation d’alcool et de drogues au moindre doute, et on a l’impression qu’elle pourrait se laisser enfermer dans son désespoir : un plan la montre assise sur un lit tandis que les ombres de pièces imaginaires, tels des barreaux de geôle, s’allongent continuellement le long du mur auquel elle est adossée, recroquevillée en position foetale.
Le sens de l’observation, indispensable pour jouer aux échecs, est constamment mis en avant dans la série. Quand Beth joue dans sa tête, sa figure est souvent montrée en gros plan, laissant voir son regard qui ne cille jamais lors des phases de réflexion intense. Dans l’épisode deux, a contrario, l’attention fugace qu’elle porte à un bellâtre qui lui fait face, lors d’un tournoi, est un des signes imperceptibles qui trahissent chez le personnage sa difficulté à concilier son coeur et sa tête, les besoins de son corps et ceux de son esprit. Ce lien compliqué entre le corps et l’esprit est suggéré par de nombreux inserts sur ses yeux auxquels la photographie, légèrement sépia, rappelant les clichés des années 60 et leur grain assez lisse, confèrent un aspect dilaté qui traduit à la fois sa passion dévorante pour la discipline et sa tendance à la toxicomanie. Mais lorsqu’elle est absorbée dans une partie, le regard de Beth se fait tranchant, incisif, flamboyant même. La voilà prête à détruire l’armée adverse sur le champ de bataille quadrillé. Comme elle le dit à la journaliste qui l’interviewe après sa première victoire à la finale de championnat du Kentucky, l’échiquier est un lieu qu’elle peut maîtriser, et c’est ce qui le rend sécurisant.
Les plans évoquant le motif de l’échiquier sont légions. Chaque lieu visité par Beth est l’occasion d’en explorer de nouvelles déclinaisons esthétiques : des moulures de plafond au revêtement des sols en passant par des escaliers ou des fenêtres et même jusqu’aux rayons de galerie marchande, le moindre élément architectural lui fait écho. Il en va de même pour les tissus (rideaux, draps, vêtements). La plus infime parcelle du cadre peut secrètement contenir la promesse d’une nouvelle partie, la rencontre de nouveaux adversaires, la découverte d’expériences inédites (dans le jeu comme dans la vie, puisque l’un et l’autre se confondent). Tout cela nous rappelle l’obsession de la protagoniste, sa raison de vivre mais également son combat perpétuel, la partie qui se joue dans sa psyché entre les ténèbres et la lumière, la déchéance et le succès, le noir et le blanc. Au-delà de ces correspondances, le jeu d’échecs devient une métaphore du cinéma. Allons plus loin : lieu de tous les possibles, quasiment infini ludiquement parlant (si l’on considère le nombre de configuration envisageable sur l’échiquier à partir d’un instant “t”), le jeu d’échecs devient l’endroit d’une expérimentation cinégénique. De nombreux procédés cinématographiques sont de fait convoqués pour mettre en exergue la beauté esthétique que constitue un jeu d’échecs. Parmi ceux-ci, on compte diverses techniques d’animation rappelant tantôt le stop motion, tantôt l’image de synthèse, ou encore le split screen, auquel se prête particulièrement bien l’échiquier : le jeu visuel devient vertigineux, évoque une succession de photogrammes, voire s’incruste carrément dans le plateau de jeu, se substituant à certaines de ses cases. On pourrait craindre que la succession de ces trouvailles ne transforme la série en un laboratoire d’effets visuels sans grand intérêt. Mais leurs occurrences demeurent espacées, réservées aux scènes de confrontation échiquéenne. Il s’agit de rendre visuellement le vécu émotionnel et intellectuel des adversaires lors des matchs : la sensation d’être une pièce sur l’échiquier de la compétition, le travail de la mémoire pour anticiper les coups de l’autre camp, etc. Par sa binarité chromatique, et l’alliance de formes simples et de formes complexes que constituent respectivement le damier régulier du plateau et l’apparence des pièces, très diversifiées, tout en pointes et en courbes, le jeu d’échecs entretient avec l’art cinématographique une parenté esthétique, évidente depuis Le Septième sceau d’Ingmar Bergman (1957). Dans ce film, un chevalier propose à la Mort de le laisser en vie s’il remporte une partie contre elle. La simplicité est la règle de la mise en scène : une alternance de plans larges sur les deux personnages de chaque côté du jeu, et de gros plans sur chacun de leurs visages. Simplicité qui se retrouve aussi dans Le Jeu de la dame. De telles scènes de jeu, à la différence de celles ayant recours à des trucages visuels, se focalisent moins sur la représentation imagée du rapport obsessionnel des personnages aux échecs que sur leurs interactions verbales avec l’adversaire. La partie cesse d’être un jeu de stratégie et devient une joute verbale, un jeu d’intimidation, de séduction, de complicité.
Le Jeu de la dame s’attarde aussi sur les rapports qui lient des gens passionnés à une discipline. La série présente l’analyse d’un problème, d’une séquence de jeu d’échecs, comme le vecteur d’agrandissement de ce qui est progressivement montré comme un domaine de connaissances à part entière. En cela, l’œuvre suggère un ultime parallèle avec le cinéma et son étude : quel que soit son champ d’application, une analyse est une fenêtre de compréhension du monde et des forces qui le régissent. En nous faisant suivre Beth tout au long de son voyage, le récit parvient à nous plonger fréquemment dans le même état que la protagoniste. Nous, spectateurs, voulons gagner avec elle. Elle nous transmet le démon du jeu. De fait, à la fin de chaque épisode, on se prend à avoir envie d’apprendre ce jeu dont nous seront révélées juste assez d’informations pour en préserver le mystère, le mystère propre aux énigmes.