Plus besoin de présenter le géant Eastwood, dont la filmographie pourrait s’étendre sur les kilomètres parcourus dans son dernier long-métrage. Le cinéaste est connu et reconnu pour son parcours d’acteur depuis ses débuts dans la série B, et s’affiche également comme réalisateur et producteur depuis de nombreuses années avec des œuvres saluées par la critique. Mais si le travail et l’acharnement définissent le cinéaste – comme l’atmosphère de son dernier film – jusqu’où faut il aller avant de raccrocher ?
Pour plusieurs raisons, La Mule pourrait s’inscrire dans la continuité logique de Gran Torino (2008). Dix ans après, à l’âge de quatre vingt huit ans, le cinéaste décide de jouer un nouveau rôle, revient devant sa caméra après avoir produit et réalisé de nombreux films. Il incarne Earl Stone, un horticulteur solitaire qui va se retrouver à être la mule la plus connue du cartel mexicain et des services de police de l’Illinois. Quand à la fin du film de 2008, le personnage de Walt Kowalski disparaissait, sa fabuleuse mustang continuait à rouler, et ce rapport singulier à la route ressurgit dans le road movie qu’est La Mule. Earl et Walt sont liés entre eux et aux autres par une idée du voyage. Ce sont deux ex-vétérans solitaires qui se retrouvent isolés, mais pris d’affection pour une génération plus jeune qui cherche sa place. Dans Gran Torino c’est avec Théo Van Lor (Bee Vang), dans La Mule avec Julio (Ignacio Serricchio) que le personnage principal va développer un attachement. Rapport générationnel qui se voit également à ce que le personnage de Earl, âgé de deux ans de plus que Clint, est confronté à un monde qui change, d’un point de vue technologique au moins, et face auquel il va devoir s’adapter. Rapport générationnel qui se joue aussi au-delà des personnages, car c’est un vétéran du cinéma qui nous raconte l’histoire de ces deux vétérans. Nous pouvons penser que ces films ont pour vocation de nouer un lien avec les générations plus jeunes, perdues et cherchant leurs place comme Julio et Théo. Ou qu’il s’agit pour Eastwood de se lier au passé…
La Mule est tiré d’une histoire vraie, celle de Leonard Sharp, qui dans le film devient Earl Stone. Horticulteur solitaire, détaché de sa famille car privilégiant le travail, il se retrouve sur la paille. C’est à ce moment-là qu’il va trouver un dernier petit boulot : simplement rouler d’un point A à un point B, le coffre rempli de cocaïne. Le film devient un road movie semblable à la carrière du cinéaste : parcourant de plus en plus de kilomètres, le coffre de plus en plus chargé, Earl devient aussi de plus en plus populaire, comme lorsqu’il finance la rénovation de l’amicale des vétérans, ou devient « Tata », son nom de code en tant que mule numéro un du cartel.
Ce cheminement est lié dans le film au thème du temps qui passe, que La Mule développe de plusieurs façons. D’abord en ouvrant sur un plan des fleurs qui vaudront au personnage principal le premier prix d’une compétition, mais qui ne sont par nature faites pour durer qu’une seule journée. Un seul instant à mettre en rapport avec « le manque de temps » qu’Earl décrira à la fin du film. Temps qui aura manqué jusqu’au dernier plan, avec ces fleurs de nouveau plantées qui permettent à Earl de reprendre racine après avoir retrouvé sa famille, sa source de vie. Cette question de temps paraît d’autant plus importante que l’on rapproche le film de la vie du cinéaste : avec ces fleurs qui seraient tout ce qui lui reste, ce film s’inscrit comme un lettre d’excuse aux femmes de sa vie, un lettre qui conclut un long cheminement.
Cheminement qui se fait également ressentir dans la volonté de filmer la route. Un des plans les plus caractéristiques est celui des officiers de la DEA, Bradley Cooper (fervent patriote à la Eastwood depuis American Sniper) et Michael Peña, assis à l’avant de fourgons d’ambulance, affirmant qu’« on en voit presque le bout » alors que devant eux s’étend une route droite à perte de vue. Est-ce qu’on en voit vraiment le bout ? C’est là que le film se perd, sur les longues routes nationales américaines: au bout d’une première heure de film et d’une dizaine de trajets, la DEA patauge toujours entre les résultats qui ne sont pas là et les autorisations de police délivrées à répétitions qui n’aboutissent à rien, et Earl est perdu sur les kilomètres de route, de goudron et de lignes jaunes.
La Mule se concentre autour de son acteur, cet Eastwood qui ne lâche rien à l’écran. Son jeu est si parfait qu’on pourrait seulement voir en lui un vieillard qui va naïvement travailler pour le cartel, avant de se rendre compte qu’il peut se faire une fortune. Mais ce vieil homme est mis en valeur : Earl a de l’humour et de la répartie qu’il dégaine à tout va, une réussite absolue avec les femmes et une grande proximité avec les trafiquants. Tata est le centre du film mais aussi le centre de l’attention pour tous. Lors du mariage de sa petite fille, c’est Earl qu’on met en avant, au centre de l’image au centre des regards. De même pour la remise de diplôme, ou pour la soirée chez Laton (Andy Garcìa). Cette valorisation passe par le jeu de l’acteur, qui n’a peur de rien, n’a aucun mal à ouvrir son coffre devant la police et offrir un seau de pop corn alors que des sacs de cocaïne sont à côté. Et même lorsqu’il est sur le point de se faire exécuter, les membres du cartel se prennent d’affection, y compris Julio et les deux trafiquants qui le suivent dans ses dernières courses. Il en est de même pour Bates, l’agent de la DEA à qui Earl donnera des conseils de vie.
Même cas de figure dans le rapport d’Earl à sa famille: alors que le personnage est mis à l’écart tout au long du film, il est le centre de l’attention au moment où sa femme est sur le point de mourir, et ce jusqu’à la fin. Parlons-en de cette fin : si l’on s’attend à un bain de sang ou à une violence qu’Eastwood maîtrise, La Mule nous propose un happy end, où tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes (rongé par la cocaïne). L’arrestation d’Earl apporte une note un peu moralisatrice, mais le procès est rapide et efficace. En quelques minutes, Tata se reconnaît comme coupable, la DEA se réjoui d’avoir des résultats et la famille aimante verse des larmes en se disant qu’elle « saura pour une fois où il se trouve ». Ce lieu ? Un jardin qui n’est pas des plus secrets au milieu d’une prison fédérale. La Mule est un film qui se perd et se retrouve autour d’un Eastwood fidèle à lui-même.
Kieran Puillandre