Jeunesse instable

LES PLANS AU SOL DANS RUMBLE FISH – COPPOLA (1983)

La scène d’ouverture de La fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955) cadre James Dean au niveau du sol au milieu d’une route. Pourquoi ce parti pris ? Ce peut être une façon d’esquisser le propos du film et le refus de grandir du personnage qui, allongé sur le ventre, se recroqueville en position fœtale autour d’un petit singe mécanique. Mais dans Rumble Fish de Francis Ford Coppola (1983), qu’y a-t-il sous ces décors, ces situations, ces personnages effondrés, ces corps tronqués, ces jambes, ces pieds… ?

D’abord sonore, le sol fait résonner les pas des personnages : de Black Pool Player lorsqu’il arrive au Benny’s pour la première fois, des jeunes filles allant prendre le bus, ou encore, des deux frères déambulant dans les rues la nuit. A travers leur cadence, les claquements de chaussures soulignent ainsi la notion de temps et apportent un certain suspense en suggérant le chemin vers la mort. Mais le sol dans Rumble Fish se révèle de multiples autres façons : à travers les démarches branlantes de ses personnages, l’inclinaison du cadre pour instaurer un déséquilibre, ou les nombreux plans de pieds pour suggérer une délimitation de territoire à travers les déplacements des protagonistes dans la ville.

Mais ces plans au ras du sol permettent également de contrebalancer les plans de ciel, et par là, d’évoquer de nouveau la finalité tragique à laquelle échappe Rusty James mais dans laquelle sombre son frère aîné. Ainsi, dès la scène d’ouverture, nous découvrons un ciel onirique en noir et blanc : un plan qui instaure une légèreté, lorsque le sol, lui, introduit une certaine gravité. Cette sensation de poids, nous la ressentons tout particulièrement dans les plans sur les pieds des protagonistes : chutes, pas, empreintes, démarches assurées, tout passe par cet ancrage au sol, qui paraît si naturel au quotidien mais si peu montré au cinéma.

Le sol et les pieds sont souvent liés à la danse… mais les personnages de Rumble Fish ne sont pas supposés danser, ils se traînent, se cherchent et se battent parfois au son d’une musique rythmée comme dans West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961). Et pourtant, on pourrait presque croire que les protagonistes vont se mettre à chanter ou se lancer dans une « danse-combat ». Mais si la rixe opposant Rusty James et son rival donne un « effet chorégraphique », elle est pourtant loin de la célèbre comédie musicale, la rendant de ce fait particulièrement violente : le jeune personnage se sert beaucoup de ses pieds pour brutaliser son ennemi qu’il projette, balance et secoue régulièrement sur le sol en béton ; et lorsqu’il lui donne un coup de pied en plein visage, la répercussion est immédiate sur le cadre qui flanche aussi, donnant au sol une pente violente participant de la chute. Le sol semble réagir au corps.

Cette influence des gestes sur le mouvement de la caméra rappelle l’analogie constante entre la personnalité de Rusty James et les boules de billard dans le film. Tout comme le personnage qui entraîne ses amis dans ses combats ou provoque ses ennemis, les boules du jeu s’entrechoquent, se cognent avec fracas les unes aux autres et se percutent plusieurs fois avant de s’immobiliser sur le tapis, ou de tomber dans le filet. Ces boules noires, nous les retrouvons légèrement floues en avant-plan au sol lors de la scène rassemblant le père et les deux frères dans leur appartement ; comme au billard, les trois protagonistes sont souvent sur le fil de leurs sentiments, alternant entre des moments de grande violence et de calme plat, flirtant entre la brutalité, la folie, et l’amour qu’ils se portent.

Mais c’est la scène de l’arrivée à la fête nocturne qui illustre le mieux l’instabilité des personnages, mais aussi ce motif du sol. Toujours sur une musique rythmée, Motorcycle Boy (Mickey Rourke), Rusty James et leur ami Steve (Vincent Spano) se rendent à une soirée dansante en extérieur ; la caméra au sol en contre-plongée oriente notre regard sur deux poteaux électriques faisant office d’entrée à la fête. Les trois hommes passent devant le cadre de façon à être cloisonnés entre ces poteaux, créant ainsi un contraste avec les personnes en fond, comme s’ils étaient en décalage avec la réalité ; un effet encore plus appuyé par les mouvements fluides et ralentis des trois protagonistes en opposition avec le dynamisme de la foule dansante. Aussi, pour signaler le retournement de situation et le déséquilibre dans l’histoire, l’axe n’est pas parfaitement horizontal et très légèrement penché vers la gauche, comme si les personnages avaient bousculé la caméra par mégarde en passant, ou comme si leur monde basculait, mais que cela n’avait aucune importance.

Mais le choix de cadre prend tout son sens durant la scène de l’agression quasi fatale à Rusty James, où la polarité sol/ciel évoquée plus tôt atteint son paroxysme. Ivres, Rusty et Steve marchent côte à côte dans une ruelle sombre et humide menant à un cul-de-sac ; leur comportement vague et ballotant provoque de nouveau la sensation de déséquilibre. Sortant tout juste d’un bar où Motorcycle Boy les a laissés, leur démarche est gauche et fébrile, ils se bousculent en parlant. Soudain, le mouvement de caméra relie la terre et le ciel par un travelling avant combiné à un panoramique ascendant ; on le remarque grâce à la caméra qui commence par cadrer leurs pieds et leurs ombres venant se projeter au sol, pour ensuite se retrouver en plongée au-dessus de leur tête alors qu’ils s’enfoncent dans la ruelle. Ce plan annonce déjà la scène suivante dans laquelle Rusty James blessé grièvement à la tête, s’écroule littéralement sur la caméra, à deux doigts de passer au travers de l’objectif. Effondré à terre et saignant à la tête, son agresseur l’étend sur le dos, lui donnant la position très solennelle et morbide des corps dans les cercueils ; une immobilité renforcée par le manque de musique et la seule présence d’un fond sonore fantomatique. Alors que son corps (se) décolle littéralement du sol durant quelques instants, pour se déplacer à travers la ville (comme c’était déjà le cas à terre), un basculement décisif s’opère chez le personnage. On le comprend davantage quelques minutes plus tard, alors que, allongé sur son grand frère, il est bercé comme un enfant : Rusty James ne sera jamais de taille ou, du moins, ne sera jamais comme Motorcycle Boy. Leurs postures respectives durant le film en est d’ailleurs la preuve, l’un, toujours dans la verticalité, semble maintenir l’autre debout.

Si depuis le début du film les plans au sol mettent en scène le frère cadet, les dernières images contenant notre motif se focalisent davantage sur le destin tragique de Motorcycle Boy ; ce personnage dont le mutisme, le comportement et les déplacements le rapprochent de plus en plus d’un spectre au fur et à mesure que le film avance. La scène se déroule donc dans le silence de la nuit alors que le frère ainé attend la fermeture d’une animalerie. Nous n’entendons que les sons de la route, des véhicules qui passent et des sifflements de train glissant sur la voie ferrée, nous rapprochant encore plus du sol. Alors qu’il est adossé à un tronc d’arbre, la caméra posée à terre cadre la route, l’animalerie mais aussi les jambes du personnage dont elle coupe le haut du corps. Puis, lui-même s’affaisse et entre parfaitement dans le champ lorsqu’il s’assoit au pied du tronc : il se rapproche du sol comme il se rapproche de la mort. La lumière du lampadaire venant éclairer le personnage du dessus vient renforcer cette idée de mort imminente. Remarquons enfin le nombre de fois dans cette scène où le personnage a, étrangement, les yeux rivés vers le ciel en souriant.

Dix minutes plus tard, comme en réponse à l’oracle, Motorcycle Boy se fait abattre par le policier et se retrouve allongé au sol, visage tourné vers le ciel. La caméra, légèrement en plongée sur la sinistre scène se déplace latéralement vers la foule qui se rassemble autour du corps, pour laisser celui-ci disparaître définitivement du champ. L’homme n’existe plus, seul son mythe demeure. Alors que des gens essayent de voir ce qu’il se passe, en basculant sur un pied pour mieux voir, d’autres reculent. Puis apparait le personnage du début, Black Pool Player, qui est le seul à s’être agenouillé à hauteur de caméra : il est celui par qui tout a commencé. On finit par voir quelques visages connus, dont ceux de Smokey (Nicolas Cage) accompagné de sa nouvelle copine, puis du père du personnage dont le visage nous fait comprendre qu’il s’y attendait depuis longtemps. Puis la caméra continue à s’éloigner de la scène tragique comme si elle avait compris l’insaisissabilité du personnage, alors que la foule marche en sens inverse pour s’en approcher, portée par une pulsion scopique morbide.

Toutes ces silhouettes noires, ces jambes et pieds anonymes s’amassant devant le corps, connaissaient-ils vraiment Motorcycle Boy ?

Camille Luc

À propos
Affiche du film ""

Rumble Fish

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
1 h 34 min
Date de sortie
20 octobre 1983
Genres
Action, Crime, Drame
Résumé
Tulsa, Oklahoma. Petite frappe locale, Rusty James rêve d’égaler les exploits de son grand frère, le Motorcycle Boy, légendaire chef de bande qui a choisi de s’éclipser. En son absence, pour être à la hauteur de sa réputation et se tailler la part du lion, Rusty se frotte aux gangs rivaux… Un soir, une rixe tourne mal. Le voyou est gravement blessé et ne doit son salut qu’à l’intervention inattendue de son aîné. Mystérieux et charismatique, le Motorcycle Boy est de retour chez lui…
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