Invisible, manifeste, fantastique

Dracula, Francis Ford Coppola, 1992

Où es-tu ?

« Jonathan… Jonathan, venez vers moi ». Sorti de sa chambre dans la nuit, il décide de s’aventurer parmi les couloirs de pierre du château de Dracula où il est prisonnier, pour se retrouver dans une salle où trône un grand coffre poussiéreux rempli d’ampoules, de fioles et de petites bouteilles. Un silence spectral, seul le son de gouttes d’eau, puis soudainement cette voix féminine, venant de nulle part, s’adresse à lui. Il se met en marche, comme attiré par la source sonore : « Venez ». Un rideau s’ouvre tout seul, et Jonathan est au seuil d’une immense alcôve où il sera séduit, manipulé et attaqué par les trois concubines de Dracula.

Du début à la fin de la séquence, Jonathan ne parle jamais, subissant les actions des trois femmes : d’abord commandé par la voix à s’asseoir sur le lit, puis emporté par les caresses des femmes-vampires comme s’il était dans un état second. Ni réaction, ni action. Son corps, basculé par les soupirs et les gémissements, se laisse envelopper par les draps, les lèvres, les gros plans, sans résistance et sans élan. Il disparaît, pris dans les formes et les volontés étrangères. Où est Jonathan ? Son corps est là mais impuissant, les paroles ne viennent pas de sa bouche. Y a-t-il ailleurs un corps comme celui de Jonathan ? Déambule-t-il quelque part hors champ, invisible ? Jonathan est là, mais son silence et sa stase nous suggèrent quelque chose, comme les ficelles d’une marionnette évoquent un marionnettiste : abandonnant sa voix à un autre qui, en retour, lui prête son corps pour que l’invisible soit donné à voir. Ainsi, le hors champ sonore envahit l’image, en prend pleine possession. La source sonore s’installe : invisible mais présente. Quelque chose est là, avec Jonathan.

Quelque chose est là, dans l’image, et marche au son. Le hors champ sonore dessine l’image invisible, trace les contours de l’imagination, donne consistance aux fantômes. Un silence spectral et des gouttes d’eau, puis une voix féminine, des soupirs et des gémissements ensuite, lorsque Jonathan accède à l’alcôve. Quand il s’assoit sur le lit, un son de clochettes très rythmé s’ajoute aux couches sonores et un insert lui correspond : synchrone, l’image d’empreintes qui se forment au sol apparait en gros plan, sur un tapis. C’est l’image de la déambulation, son idée, et le son donne corps à cette marche, dessine les pieds nus et la délicatesse de chaque pas. Un rapport révélateur, stricto sensu.

 

Trop plein, trop visible

L’immense alcôve, théâtre de toute la séquence des concubines, remplit complètement les plans, déborde du cadre, submergée par la matière des draps, les denses couches de fumée, par un son de plus en plus stratifié. De la même manière, Jonathan est englouti par l’action, le flux de corps, le montage rapide de gros plans. Frénétiques, les images s’enchaînent. Des pieds qui se croisent et se frottent sur les draps veloutés ; la tête hors champ, un buste féminin, seins nus, entouré par deux jambes, puis l’œil d’une femme regardant à droite et à gauche ; le cadre rempli par des lèvres féminines ensanglantées s’ouvrant soudainement sur des canines de vampire ; une tête de femme à l’horizontale, qui mord un bras ; le visage de Jonathan basculé parmi d’autres parties de corps ensanglantées. Des images qui durent quelques instants, dans lesquelles les corps des femmes sont disséqués par le cadre, découpés en morceaux. Leur première apparition même se fait par morcellements : surgissant du lit jusqu’à la ceinture, l’existence de leurs jambes en dessous des draps est juste suggérée. Cadre et rapprochement des plans pratiquent ainsi une élision, qui engendre par nature un dehors, incorporel mais vivement perceptible. La présence invisible, suggérée par le hors champ sonore, trouve son complément dans son contraire : un rythme effréné de trop plein, trop près, trop visible.

Au même moment, les gros plans transfigurent formes et parties de corps nus, indiscernables : un genou qui effleure un dos en le remontant jusqu’à l’arrière d’une tête, puis le regard remonte le long d’une hanche en révélant un sein parmi les draps violets et dorés. Cette confuse promiscuité revient à plusieurs reprises, écrasante dans sa vitesse et son manque de profondeur de champ, telle une toile aux contours et couleurs étouffantes. Les corps qui asphyxient Jonathan sont démontés, désarticulés jusqu’à l’abstraction ; ils disparaissent petit à petit, partie après partie par l’élision du cadre serré, par les très gros plans, tout en demeurant trop visibles.

Ce jeu entre invisible suggéré et pleine visibilité presque perturbante se fait encore plus extrême lorsqu’au montage frénétique de détails et gros plans succède la toute première image du plafond, vu d’en bas, dévoilant un miroir octogonal. L’image reflétée montre le lit, avec trois grands coussins, où Jonathan est allongé, en train de s’agiter, tout seul. Les concubines de Dracula, qui étaient omniprésentes à l’image, la vident soudainement de leur présence physique. Où sont-elles passées ? Leur existence reste imprimée sur la surface libre du lit, l’impermanence laisse exister les corps avant l’absence. Un jeu de va-et-vient se développe entre extrême exposition et subtile suggestion, en une stratification de couches, de complexifications, d’équilibres.

Des équilibres et du fantastique

À l’issue de la séquence, une lumière jaune et intense explose soudainement sur le seuil de la chambre de l’alcôve, accompagnée par un bruit fort. Puis cette lumière s’affaiblit, laissant apparaître la figure très peu définie de Dracula qui avance vite en flottant pour entrer dans la pièce. « Que faites-vous ? Charlatans ! » crie le Comte. Une vue plus large sur le lit et ses rideaux voilés derrière montre Jonathan assis au milieu ; les deux femmes qui l’entouraient avant ont maintenant fusionné en une seule figure monstrueuse, l’une attachée perpendiculairement au bassin de l’autre, qui recule en marchant sur le lit, dans un jeu de gestes des quatre bras et de gargouillis non humains. Ainsi, les corps ont été cachés, puis exhibés en morceaux, mâchés et recrachés par le montage : la femme monstrueuse est le résultat d’un mélange de parties, la synthèse pluridimensionnelle entre l’invisible et la présence manifeste. 

L’agencement monstrueux des deux femmes est à l’image de la mise en scène de Coppola, de sa façon de superposer des couches, tant de matériaux que de formes. Cette séquence des concubines est exemplaire de la richesse qui caractérise tout le film : son caractère monstrueux n’est pas révélateur d’un échec, ni le résultat d’un processus qui aurait mal tourné. Il est le symptôme enchevêtré, déconstruit, multiforme, de la complexité des équilibres du fantastique. 

D’un côté, ne pas montrer. « N’avons-nous rien cette nuit ? » : à la fin de la séquence, les trois femmes, accroupies par terre, entourent Dracula qui se tourne vers elles, un enfant dans ses mains. Un massacre se produit sous les yeux de Jonathan : ses cris intenses se mélangent aux pleurs de l’enfant, car elles l’ont mangé, se sont bruyamment nourries de sa chair innocente. Mais seule l’expression du visage effrayé du jeune homme visible, rien de plus, en témoigne. Elle devient ainsi le contrechamp de l’action principale, de l’horreur qui se déroule en face, jamais donnée à voir. À travers la suggestion, l’effroi de Jonathan est évocateur, révélateur, de ce moment d’horreur fantastique. 

De l’autre, rendre manifeste. Après avoir été infectée par Dracula, Lucy Westenra meurt, selon les standards humains. Van Helsing, Arthur, Morris et le docteur Seward, conscients de la nouvelle nature démoniaque de Lucy, doivent mettre fin à sa vie dans la mort. Arrivés dans son tombeau, Van Helsing pratique alors un exorcisme à l’aide d’une croix. Elle crie, inhumaine, face à la croix de Van Helsing, soupire, se tord, et la caméra suit son supplice. Seul un gros plan du visage d’Arthur bouleversé s’immisce. L’horreur vient de se dérouler devant ses yeux, tout comme Jonathan assistait au massacre de l’enfant en contrechamp, mais cette fois l’action principale a été partagée, seconde après seconde : l’absence de musique et de crescendo dessine l’asepsie du geste, tout est visible ou évident. Le fantastique et sa fiction même sont exhibés, sans filtres : ce visage d’un blanc inhumain vomissant du sang sur le visage de Van Helsing ; le pieu dans la main gauche d’Arthur pointé sur le cœur de Lucy en gros plan, frappant dans sa poitrine une première fois, faisant jaillir le sang, frappant une deuxième fois, avant que la tête ne soit coupée par une épée, toujours en gros plan.

Si la mise en scène du fantastique est couramment construite sur deux dimensions, entre manifeste et suggestion, Coppola compose ici une mosaïque où l’une est imbriquée dans l’autre, où elles alternent et s’équilibrent. Tout comme l’agencement complexe des deux femmes ne peut être défini par la seule monstruosité, la mise en scène du fantastique dans Dracula se fait d’allers et retours dans l’invisible et le manifeste qui échappent à toute opposition simple. Superposés, visible et caché fusionnent – tantôt dans leurs détails, tantôt dans leurs extrêmes – à l’image des deux concubines. Ce qui en résulte, loin du monstrueux, est une femme désarticulée et remontée, une mise en scène composée, un casse-tête polyédrique, multidimensionnel, où on voit l’invisible apparaître et l’évident se cacher.

Marta Privitera

À propos
Affiche du film "Dracula"

Dracula

Réalisateur
Francis Ford Coppola
Durée
2 h 10 min
Date de sortie
13 novembre 1992
Genres
Romance, Horreur
Résumé
En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s’établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d’Elisabeta, l’amour ancestral du comte…
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