Intrusion – Confusion – Séparation

No Time to Die, Cary Joji Fukunaga (2021)

3 plans pour un grand 007

Passé le plan « gunbarrel » réglementaire à tout bon(d) James Bond, l’agent s’efface pour laisser apparaître une forêt enneigée de Norvège entourée par l’intérieur du canon d’une arme. Le plan développe une forme de perfection géométrique : un reflet circulaire sur le canon miroitant qui surcadre le plan dans un emporte-pièce rond ; un travelling avant dans une plongée zénithale ; la cime des arbres comme des cercles supplémentaires de verdure sur la blancheur de la neige ; et une ligne suivie par le travelling scindant l’image comme en deux reflets similaires. Cette ligne est tracée par des pas dans la neige : première intrusion de l’irrégularité dans la perfection du plan, en brisant par ailleurs l’unité. En suivant ces traces, le travelling rattrape un homme, intrus noir dans la nature blanche. Il ne faut pas au réalisateur plus d’un plan pour que la tension nous prenne, sans parole, par la force évocatrice de l’esthétique de son plan d’ouverture qui met parfaitement en scène cette intrusion. Cette dernière est dans le film scénaristiquement double : c’est l’espion anglais qui s’immisce partout — en Norvège, en Italie, en Jamaïque, à Cuba, au Japon et en Russie — et qui impose sa reprise de service alors qu’il était retraité ; c’est aussi le virus, intrusion funeste de l’étranger dans l’organisme. Ainsi, elle s’ancre dès le premier plan du film et se développe — les hommes en noir pénètrent l’écran par le haut, sur la façade d’un gratte-ciel, et en brisent encore la symétrie parfaite ; l’eau perce la cale initialement hermétique ; la végétation envahit le béton du silo à missile de la seconde guerre mondiale…

Continuons néanmoins d’observer cette séquence d’ouverture : plus que de s’introduire dans une maison qui n’est pas la sienne, l’homme arbore un masque : il dissimule son visage de l’appréhension aisée et directe. Quand vient le second plan convaincant : un couloir, dont le fond est flou. Il apparaît là-bas, dissimulé non plus seulement par le masque mais par ses contours diffus. Un autre voile s’ajoute encore par-dessus sa silhouette qui ne doit absolument pas être reconnue : une porte coulissante à la vitre opaque glisse, dans une lenteur glaçante, devant notre regard vigilant. Il n’est qu’un corps masqué, flou, voilé : il n’est plus vraiment un corps, mais seulement un mouvement confus, au dessein insaisissable. Duplicité de l’espionnage, mystère de l’inconnu et indétermination. Tout est là pour mener James à la confusion et à la nécessité de tenter de faire la part du faux et du vrai, de rendre net ce qui est flou. C’est pourquoi l’on s’attarde, comme Hitchcock dans La mort aux trousses, sur le reflet parfait des vitres du gratte-ciel ou sur les parois du canon de l’arme à feu qui reflète la Norvège : la réalité est doublée d’un faux. Les voiles viennent en nombre brouiller la perception du monde : la traditionnelle glace sans tain, les nombreuses vitres au travers desquelles le regard est porté, l’ondulation déformante de l’eau, ou le brouillard occultant, dans des fougères déjà propices à la dissimulation.

Deuxième partie de l’ouverture du film : le symétrique opposé du froid de la Norvège dans la chaleur de l’Italie. Explosion soudaine et inopinée, sifflement strident rendant le son inaccessible ou diffus, titubement de James et de la caméra avec lui, dans un plan séquence à l’épaule étourdissant. La confusion, abandonnée quelques minutes pour une lune d’amour, ressurgit violemment sur James. Assommé, tout azimuté, victime d’un brouillard confus de l’action, James accuse Madeleine et la force à monter dans un train pour le quitter définitivement. Séparation, et troisième plan-cristal de cette ouverture filmique. De ce qui n’est qu’un champ/contre-champ classique entre une femme à l’intérieur du train stationné, et un homme sur le quai, séparés (encore) par la vitre, la scène se transforme en prodige de faux travelling. Le train démarre, et Madeleine, pour continuer à voir James par les fenêtres, marche dans le sens contraire. La caméra, sur le quai, reste aussi fixe que James face au train en mouvement, et pourtant Madeleine reste visible, en mouvement statique quasi-chronophotographique. Mais c’est le contre-champ, raccord regard de Madeleine, qui est alors admirable : un travelling droite/gauche à l’intérieur d’un train allant de gauche à droite. Deux travellings contraires qui s’annulent. Un double mouvement aussi opposé que les sentiments de James, éprouvant autant d’amour que de haine. Il est définitivement le Roger Thornhill (Cary Grant) de La mort aux trousses, confus quant aux violences auxquelles il est soumis, et tentant de retenir la mort qui le poursuit, de la retarder, ainsi forcé, à terme, de jouer les espions, mais portant surtout ce même amour hostile envers Madeleine, son Eve Kendall, blonde platine, qui le dupe au détriment de leur entrain amoureux. Ainsi les amants se séparent douloureusement, opposés entre mouvement et fixité. Si leurs regards se fixent l’un sur l’autre, ce n’est que par ce double mouvement de Madeleine, contrefaçon de l’immobilité. Et entre ces deux semblables, les fenêtres du train, s’immisçant par défilement entre leurs regards, seul élément dont le mouvement persiste à l’écran. Ou plutôt, les non-fenêtres (les murs qui séparent chaque fenêtre), qui viennent hacher l’image, la brouiller, dissimuler périodiquement James ou Madeleine : les séparer dans la confusion. Inexorablement, le train accélère, et Madeleine ne peut plus maintenir son subterfuge. Les travellings ne s’annulent plus, et elle s’en va enfin : elle n’a pu que retarder son départ, et pour ainsi dire, la rupture a pu attendre.

Par conséquent, la mort que suppose le titre est une mort amoureuse : celle d’un couple. La musique de Billie Eilish, No Time to Die, conclut la scène, comme le générique de fin de cette courte séquence tragique — bien qu’il s’agisse d’un générique d’ouverture. Grâce à la proximité thématique et temporelle de ces deux séquences, le thème de Billie Eilish devient ainsi le leitmotiv plaintif de cette séparation, les « No Time to Die » devenant l’équivalent des « Ne me quitte pas » de Jacques Brel. C’est pourquoi chaque reprise de ce thème par le compositeur (Hans Zimmer) dans la partition du film, à chaque fois que Madeleine et James se retrouvent, fait l’effet d’une réminiscence de la tragédie de la séparation et glace le sang, comme si nous étions replongés sans préavis dans le lac gelé de Norvège de l’ouverture du film...

À propos
Affiche du film "Mourir peut attendre"

Mourir peut attendre

Réalisateur
Cary Joji Fukunaga
Durée
2 h 43 min
Date de sortie
29 septembre 2021
Genres
Aventure, Action, Thriller
Résumé
James Bond a quitté les services secrets et coule des jours heureux en Jamaïque. Mais sa tranquillité est de courte durée car son vieil ami Felix Leiter de la CIA débarque pour solliciter son aide : il s'agit de sauver un scientifique qui vient d'être kidnappé. Mais la mission se révèle bien plus dangereuse que prévu et Bond se retrouve aux trousses d'un mystérieux ennemi détenant de redoutables armes technologiques…
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