Intensité Émotionnelle

Entretien avec le compositeur David Lang à propos
de son travail sur le film Youth de Paolo Sorrentino

A travers le personnage d’un compositeur à la retraite, interprété par Michael Caine, Youth, de Paolo Sorrentino explore la relation entre un artiste et son œuvre. Dans le film, le personnage est apathique et s’exprime avec sarcasme sur sa carrière. Il est fatigué d’être seulement reconnu comme « celui qui a composé Simple Song #3 », fatigué d’avoir à être verbalement en contact avec une société qui ne le comprend pas. Il ne veut pas écrire ses mémoires, comme il le répète plusieurs fois dans le film, car sa vie, il l’a déjà rendue sensible. Sans langue et sans intellectualisation, mais d’une façon universelle, toute en nuances d’émotions. Avec sa musique. David Lang, le compositeur du film, a accepté de nous parler de son rapport à la création. Il revient aussi sur son expérience dans Youth, qu’il résume comme un accompagnement des idées de Sorrentino. Mais il ne veut pas dire que la musique est ainsi subordonnée aux images et à l’histoire, au contraire, ce qu’il signifie, c’est qu’elle permet d’apporter, en tant que langage à part entière, une profondeur narrative et émotionnelle au long-métrage.

Blandine Cecconi : Comment s’est déroulée la composition de la musique pour le film Youth ? Paolo Sorrentino vous a-t-il donné des indications ? Aviez-vous des images, ou seulement le scénario ?

 

David Lang : La musique devait être jouée dans l’une des scènes, par conséquent, elle devait exister avant le reste du film. Quand je suis arrivé sur le projet, il n’y avait qu’une version très primitive du scénario. Il restait encore beaucoup de choses sur lesquelles Paolo n’avait aucune certitude, notamment à propos du voyage émotionnel du personnage de Michael Caine. Je pense qu’il avait besoin de voir quelles émotions se dégageraient de la musique avant de pouvoir finir le scénario qui allait guider Michael Caine jusqu’à cette émotion. J’ai plusieurs fois demandé à Paolo s’il avait une émotion en tête – il pouvait être mélancolique, dépressif, déçu ou heureux d’être de nouveau sur scène. Paolo me répondait toujours : « Oh, à toi de voir. ». Il voulait seulement que ce soit très émouvant.

 

BC : Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ce projet ? Est-ce qu’il a quelque chose qui vous touche particulièrement dans Youth ?

 

DL : J’avais vu La Grande Bellezza, qui utilise aussi ma musique. Et dans ce film elle est utilisée de façon si belle et si subtile… Paolo Sorrentino est un réalisateur qui sait écouter et qui sait comment travailler avec la musique, donc je voulais apprendre à mieux le connaître. J’ai aussi aimé le fait qu’il s’agisse d’un film sur un compositeur de musique classique. Il n’y en a pas tant que ça ! Je me sentais en devoir de faire ce film, pour ma profession.

 

BC : Vous avez aussi travaillé avec Darren Aronofsky sur Requiem for a Dream, en quoi était-ce différent ?

 

DL : Le film était très différent. Clint Mansell avait déjà composé un puissant morceau de musique électronique, qui était déjà fini quand je suis arrivé sur le film. J’ai juste rajouté des cordes à ce morceau. C’est pourquoi la majorité des discussions qui peuvent avoir lieu entre un réalisateur et son compositeur ont eu lieu entre Darren et Clint. En plus de ce morceau, l’équipe a demandé aux Kronos Quartet1 de jouer pour le film et ce sont eux qui m’ont demandé d’écrire leur musique.

 

BC : Êtes vous satisfait de l’utilisation faîte par Sorrentino de votre musique ?

 

DL : Oui, j’en suis très satisfait, mais ce que je pense n’a pas vraiment d’importance. Le rôle d’un compositeur est de permettre au réalisateur de mieux apprécier son film. Il doit l’aider à raconter une histoire, donc la seule chose qui compte c’est que ce réalisateur puisse tirer de la musique ce dont il a besoin. C’est pour cela que la plupart du temps, je préfère faire mes propres compositions.

 

BC : Comment qualifieriez-vous votre style ? Par ailleurs est-ce que votre façon de composer ou de concevoir la composition a évoluée avec le temps ?

 

DL : Je vis ma musique comme un apprentissage. Elle tend à être à la fois émouvante et économique, c’est-à-dire que, maintenant, je cherche à susciter l’émotion la plus forte à partir du geste le plus simple. Je pense beaucoup à ce que j’ai pu faire par le passé. A vrai dire, je mettais tout en œuvre pour montrer à quel point je pouvais être dramatique. J’ai vraiment l’impression d’avoir passé ces dix dernières années à faire tout autre chose.

 

BC : Je repense notamment à Just, qu’est-ce que le motif de la répétition signifie pour vous ?

 

DL : Je pense que j’essayais juste d’être fidèle au texte. J’ai l’impression que lorsqu’on ajoute du texte sur une musique, le travail de cette musique est d’aider à la compréhension de ce texte. Dans ce genre de cas, il faut vraiment écouter les mots.

 

BC : Youth reprend explicitement le débat entre l’inspiration et le travail dans l’art. Personnellement, quel rapport avez-vous à la création ?

 

DL : Je ne crois pas vraiment à l’inspiration. Mais je crois à l’introspection. Pour moi, composer est un processus de réflexion sur quelque chose qui attise profondément notre curiosité. Il s’agit ensuite de l’explorer le plus complètement et le plus minutieusement possible.

 

BC : Qu’est-ce que la musique pour vous ? La qualifieriez-vous de langage, comme le laisse entendre Youth ?

 

DL : La musique est un instrument de communication sociale. Comme une sorte de communication animale entre ceux qui l’écoutent et qui, du coup, est plutôt fondée sur l’émotion. Elle n’est absolument pas médiée par un langage ou une quelconque forme d’intelligence. Je trouve aussi important que chacune des expériences que l’on vit nous laisse une sensation de singularité. Comme si elle n’existait qu’une fois à un moment particulier. Et ce n’est pas seulement valable pour la musique, mais pour l’ensemble de notre vie. Mais pour ça, nous avons besoin d’être réveillés, et c’est là que l’Art intervient. La musique et le cinéma doivent nous éveiller.

 

BC : Dans Youth, les personnages sont hantés par la réussite de leur création artistique passée. Est-ce votre cas ? Est-ce que l’idée d’échouer vous effraie ?

 

DL : Évidemment, j’aimerais beaucoup que tout le monde apprécie mon travail de création, mais si je crée, c’est fondamentalement pour mieux comprendre ma propre vie émotionnelle. Donc si je reçois de mauvaises critiques, je serais quelque peu blessé – et d’une façon assez peu constructive d’ailleurs – mais ça ne changera pas ce que j’essaie de faire.

 

BC : Dans l’une des scènes, Michael Caine s’amuse à diriger les bruits de la campagne et cela lui donne un côté très enfantin, avez-vous aussi ce rapport au jeu quand vous créez ? Est-ce que composer cette scène a été une expérience particulière ?

 

DL : Dans le scénario, il était simplement écrit que le personnage de Michael Caine s’imaginait diriger un groupe de vaches, et je devais construire tout le reste. J’ai imaginé le personnage à l’extérieur, au milieu d’un bois, écoutant attentivement les bruits de la nature, comme s’il pouvait entendre plus précisément les cloches des vaches, les insectes, les oiseaux… Et ensuite j’ai écrit la mélodie qui aurait pu émaner d’eux. J’ai dit à Paolo Sorrentino que ce qui rend sensible tout le pouvoir qu’un ou une chef d’orchestre peut avoir, ce n’est pas le fait que d’un mouvement il invite une personne à jouer, mais que d’un mouvement il l’invite à se taire. C’est cela qui fait apparaître sa véritable autorité. Et j’étais vraiment heureux que la scène s’ouvre avec Michael Caine demandant le silence au monde qui l’entoure, et l’obtenant.

1. Nom d’un groupe d’instruments à cordes

A propos
Affiche du film "Youth"

Youth

Réalisateur
Paolo Sorrentino
Durée
1 h 58 min
Date de sortie
20 mai 2015
Genres
Comédie, Drame
Résumé
Fred et Mick, deux vieux amis approchant les quatre-vingts ans, profitent de leurs vacances dans un bel hôtel au pied des Alpes. Fred, compositeur et chef d’orchestre désormais à la retraite, n’a aucune intention de revenir à la carrière musicale qu’il a abandonnée depuis longtemps, tandis que Mick, réalisateur, travaille toujours, s’empressant de terminer le scénario de son dernier film. Les deux amis savent que le temps leur est compté et décident de faire face à leur avenir ensemble. Mais contrairement à eux, personne ne semble se soucier du temps qui passe…
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