Billie Holiday, légendaire chanteuse de jazz, demeure une femme insaisissable. C’est ce qui ressort de ce documentaire fondé sur le travail de la journaliste Linda Lipnack Kuehl qui, durant les années 1970, a entrepris d’écrire la biographie de son idole. Pour ce faire, elle a enregistré des centaines d’heures d’entretiens au magnétophone, recueillant ainsi les visions croisées des personnes ayant connu Billie Holiday personnellement. Pendant dix ans, Kuehl s’est efforcée de créer un portrait de cette femme, de lui rendre sa voix, sans y parvenir. Son décès dans des circonstances suspectes l’en empêchera définitivement…
Jusqu’à ce que James Erskine exploite ses enregistrements pour créer une sorte de collage de perceptions. Avec ces interviews agréablement équivoques sur les différentes facettes de la vie de Billie Holiday, chacun a en effet son mot à dire : les proches de Billie restituent les histoires qu’elle leur aurait confiées, racontent les événements selon leur propre interprétation. À travers les souvenirs qu’ils évoquent, on ressent chez eux le conflit intérieur qu’elle leur inspire. Ainsi, le film ne cherche pas à faire une description monolithique de la chanteuse, mais se construit comme une enquête qui recoupe des témoignages. L’investigation, soulignée par des mises en scène de cassettes, de téléphones ou d’un magnétophone pour signifier la prise de parole des témoins, est ponctuellement entrecoupée par une enquête sur Linda Lipnack Kuehl, le film essayant de mettre les deux en parallèle son portrait avec celui de la chanteuse.
Car il s’agit bien d’un portrait. Ici, pas de narrateur en voix-off, pas d’interviews de musicologues ou de musiciens actuels qui nous expliqueraient la vie de Billie Holiday, son œuvre et son influence jusqu’à nos jours. Il s’agit d’un documentaire sur la personne, sur sa vie, et non sur l’industrie musicale. De nombreuses voix se mélangent, et il n’est pas facile de les suivre, mais ce qui retient l’attention, c’est la véhémence perceptible dans la voix des interlocuteurs, par-dessus les grésillements du magnétophone. N’étant pas destinés initialement à être diffusés, ces témoignages offrent un portrait sans filtre de cette femme éprouvée par la vie, dans laquelle la souffrance était une constante. La prostitution, les violences conjugales perpétrées par ses différents partenaires, l’alcool et les drogues, les offenses d’une Amérique ségrégationniste sont autant d’éléments qui ont forgé son caractère, ont influencé sa vie et en particulier son chant, qui berce le spectateur tout au long du film.
Mais les images colorisées de la chanteuse nous plongent dans un passé qui ne se veut pas tragique pour autant. Au contraire, on nous montre une Billie éclatante et scintillante, tantôt sensible et expressive, parfois abattue, mais toujours multiple. Si toute la violence qu’a enduré Billie a certainement influencé sa vie, elle ne suffit pas à expliquer la chanteuse ou à saisir la femme. Malgré tout ce qu’elle a vécu et les propos que ses proches tiennent sur elle (certains parlant de « masochisme pathologique »), James Erskine réussit à ne pas présenter Billie Holiday comme une victime seulement, et à préserver le mystère autour de sa personnalité.
Marième Gueye