Un faux écran d’ordinateur sur lequel est ouvert la fenêtre d’une base de données. Voilà ce qui compose Her Story. Sorti le 24 juin 2015 et édité par Sam Barlow, ce jeu narratif indépendant incite le joueur à se servir des séquences vidéos contenues dans la base de données afin de reconstituer une affaire du meurtre. Par l’intermédiaire de mots-clefs, l’utilisateur déniche de nouvelles archives filmées, dans lesquelles est cité le mot qu’il a inscrit dans la barre de recherche. Dans ces vidéos, un seul personnage : une femme venue faire sa déposition à la police. Ses vêtements et sa coiffure changent parfois, avec les dates et les horaires : les vidéos étant dans le désordre, uniquement hiérarchisées selon le mot-clef saisi, c’est au joueur de reconstituer le fil de l’histoire.
Sous certains aspects, Her Story est un film interactif puisque, la majorité du temps, le joueur consulte des séquences filmées dont la durée peut aller d’une poignée de secondes à deux minutes. Cette jeune femme, considérée comme un témoin, aura aussi sa part d’étrangeté qui perdra rapidement le spectateur. Mais le joueur n’est pas passif devant ces courtes séquences, bien au contraire : il doit être très attentif à tous les détails lui permettant de remettre les pièces du puzzle en ordre, tout en réfléchissant consciencieusement au prochain mot qu’il inscrira dans la barre de recherche de la base de données. Progressivement, chaque mot sera mûrement réfléchi, les nouvelles vidéos se feront de plus en plus rares, et les informations de plus en plus précieuses.
Loin des séries de jeux du studio Telltale, qui ressemblent plutôt aux « livres dont vous êtes le héros », Her Story demande une grande implication qui ne repose pas sur un système de récompense, mais va plutôt exploiter la curiosité du joueur, et sa capacité à se jeter à corps perdu dans une histoire complexe désordonnée, uniquement par envie de comprendre.
Si le jeu ressemble a priori à un film interactif, c’est essentiellement parce qu’il y manque un personnage auquel s’attacher de prime abord. Hormis la jeune femme racontant son histoire dans les différentes vidéos, pas de réelle présence. Le joueur n’a personne à incarner, aucun moyen de se reconnaître dans l’univers, aucune motivation apparente. Il ne reçoit pas d’aide dans sa recherche et, même s’il la mènera à son terme, n’aura jamais d’explication claire sur le fin mot de l’histoire. Ou bien il trouve, ou bien il continue à chercher.
L’enquêteur qui interroge la femme sur les images est également absent : pas d’image de lui, ni de son. Juste la jeune femme s’adressant à lui, parfois, sans recevoir de réponse en retour. Impossible de s’identifier à lui non plus. Qui incarne-t-on alors ? Cette question à elle seule constitue une enquête subsidiaire, dissimulée dans le jeu.
Car, à force d’observation – de recherche -, il est possible d’obtenir une nouvelle piste de réflexion. L’interface du jeu est très simple : un bureau d’ordinateur classique, sans doute une vieille version de Windows, avec un fond d’écran représentant le symbole de la police et quelques icônes ici et là (un petit jeu, un fichier texte, un forum de chat… : bref, un écran de base). Un PC contenu dans le PC. Même les bruitages de la bureautique sont retranscris, par-dessus ceux que le joueur réalise vraiment : touches du clavier, clics de la souris, chargement du processeur… Le jeu ne se contente pas de retranscrire une ambiance de bureau informatique : c’est un émulateur. Un système qui ramène à la vie un ancien support (une ancienne console de jeu par exemple, ou un vieil ordinateur en l’occurrence). Les sons nous transposent dans une autre époque, celle de la déposition de police : en 1994. Plus qu’un gadget, ces bruitages sont les évocations d’une mémoire, un pont temporel subtil entre l’époque de la narration et l’époque où le joueur mène son enquête. Créer une ambiance réaliste, oui, mais surtout rappeler un souvenir sans avoir à le décrire formellement.
Cette mise en abîme va plus loin si l’on observe attentivement l’écran : des reflets sont visibles sur l’écran. On distingue des néons, que l’on entendra vibrer parfois, mais aussi – surprise – une silhouette sombre qui se détache. L’utilisateur de la base de données. Son visage est plongé dans l’ombre. Toutefois, à certains moments, il sera éclairé par une source de lumière provenant de la droite : les phares d’une voiture qui passe, ou bien les gyrophares bleus et rouges d’une voiture de police.
Enfin un visage ! Mais un visage lisse, sans expression, androgyne, peu éclairé, impossible à saisir tant les lumières sont fugaces. À quoi bon avoir un visage s’il est impossible d’y attacher quoi que ce soit ? Précisément pour que l’on puisse y attacher ce que l’on veut.
En apparence, le joueur n’existe pas dans l’univers du jeu. En réalité, de la même manière que la nom de la série Black Mirror renvoie à la surface des différents écrans qui composent notre quotidien, l’écran d’ordinateur est un miroir pour le joueur. Ne pas avoir de visage concret à attribuer à un personnage du jeu permet d’imaginer le nôtre à la place. Cela crée une certaine dissonance : si cet écran est censé être un miroir, il ne renvoie toutefois pas l’image de notre univers réel (car rares seront ceux qui joueront à Her Story aux archives de la police). Est-ce un miroir qui nous renvoie à nous-même ? Ou bien une fenêtre qui nous met face à quelqu’un d’autre ? Cette confusion brouille les pistes d’une possible identification, qui reste toujours floue. De fait, le jeu, avare en directives, ne nous projette pas dans la peau d’un enquêteur. Nous sommes l’enquêteur.
Autrement dit, le joueur ne reconstitue pas le puzzle parce que le jeu le lui demande, mais bien parce qu’il accepte de le faire sans attendre d’autre récompense que le sentiment d’avoir compris ce qu’il s’est passé. Le curieux se fera happer par la quantité enivrante de vidéos et d’informations et cherchera sans relâche à démêler le vrai du faux, tandis que le joueur moins intéressé abandonnera vite avec la sensation d’avoir « travaillé ».
Le jeu « synchronise » l’identité du joueur avec l’identité du personnage. L’utilisateur suit le court du jeu de son plein gré, dans le sens où on ne lui impose aucune personnalité, aucune action, aucun choix, aucune vie. Même The Stanley Parable, qui pourtant donne très peu d’informations sur l’incarnation du joueur, « impose » un prénom, une vie pathétique, une perte dans le chaos. Un jeu plus grand public comme Call of Duty, qui nous met dans la peau d’un soldat au degré zéro d’identité, formulera pourtant une contrainte puisque l’une des seules actions possibles est d’appuyer sur la gâchette d’une arme. Le joueur peut s’identifier au personnage, mais sait pertinemment qu’il joue à un jeu, que ce personnage qu’il manipule n’est pas lui puisqu’il n’est pas sur un champ de bataille au moment où il joue.
Her Story fait au contraire appel à la part curieuse du joueur, l’encourageant à être l’enquêteur sans le forcer. Si taper des mots et cliquer sur une vidéo sont aussi des actions relativement restreintes, elles s’effectuent toutefois sur un poste informatique, justement ce dont se sert le joueur à cet instant précis. Les environnements se confondent, mis en abîme.
La force du jeu est de fournir au joueur une autre idée de la sensation de liberté, non pas en le transposant dans un monde dont il sait pertinemment qu’il ne fait pas partie, mais plutôt en renforçant le réel déjà présent autour de lui. Sa vision périphérique est en permanence confuse, tant elle est proche de la vision périphérique mise en abîme dans l’écran du jeu.
Le joueur voit ce double écran d’ordinateur, appréhende cette double perception ; et il ne s’y trompe pas. Cela ne l’empêche pas de l’accepter pleinement. Le jeu aide à l’identification mais il ne peut être parfait : c’est à l’utilisateur de faire le chemin manquant en acceptant le postulat que l’on veut lui soumettre. La retranscription des bruitages d’une bureautique dépassée est une aide notable : jouer sur la fibre nostalgique permet une implication d’ordre émotionnel, qui vient favoriser la fascination. Le jeu immerge dans environnement où l’on se sent bien, où l’on a envie d’être.
Le degré d’identification ne fait pas la qualité d’un jeu, car il est toujours possible de ne pas y croire. Ici, pas de personnage à contrôler dans ses mouvements. Peut-on seulement qualifier ce jeu de « first person » ? Oui, car si on accepte le postulat – c’est-à-dire d’enquêter sur un meurtre –, le joueur sera le personnage, et contrôlera ses mouvements.
La barre de recherche de la base de données confère la liberté absolue. Sous ses airs contraignants (une simple saisie de lettres, rien de plus), elle permet en réalité de naviguer dans le jeu, du début à la fin, sans restriction de linéarité. À vrai dire, si l’on trouve le bon mot, on pourrait même commencer le jeu par la fin, visionner la dernière vidéo dès l’ouverture du jeu. Mais cela n’avance à rien ; la femme ne nous apprendrait pas grand chose, sorti du contexte. La narration est construite de telle manière que le visionnage d’une grande quantité de séquences est nécessaire pour que l’on puisse y discerner quoi que ce soit.
Car encore une fois, l’objectif est moins de trouver toutes les séquences filmées que de comprendre l’histoire. C’est un jeu narratif, qui ne comporte pas de score ; à part un fichier de la fausse base de données qui donne accès au nombre de vidéos trouvées sur la totalité. Ce fichier prend la forme de carrés représentant chaque archive dans un plus grand carré, effectivement comme un puzzle. Il n’est d’ailleurs pas sans rappeler le visuel de la défragmentation Windows, un logiciel des anciennes versions du constructeur qui permettait d’extraire des fichiers inutiles pour ne garder que l’essentiel (un autre motif de nostalgie). Bien qu’il n’y ait pas de logique de score, cette fonctionnalité est une carotte qui pousse à s’enfoncer de plus en plus loin dans la recherche. « Pourquoi n’ai-je rien trouvé dans cette zone du puzzle ? » Il faut trouver le bon mot, et tous les coups sont permis.
Her Story offre donc une sensation de liberté totale sur l’ensemble de la base de données, doublée d’une absence de directives : une impression que personne ne contrôle notre avancée dans le jeu, la possibilité de rechercher autant que l’on veut, comme « en vrai ». N’y a-t-il vraiment aucun contrôle ? Comparer son historique de recherche avec celui d’un autre joueur démontre malgré tout que l’on pense aux mêmes mots-clefs lors des visionnages. C’est vrai qu’à y regarder de plus près, certaines phrases se répètent à l’identique dans plusieurs vidéos. Des mots peu usuels qui pourtant sont prononcés plus d’une fois…
La fin du jeu opère un retournement de situation qui constitue la vraie récompense de Her Story : l’explication du titre du jeu. Tout-à-coup, lorsque l’on a trouvé suffisamment de vidéo pour avoir (peut-être) compris l’histoire, la fenêtre du chat s’ouvre et une discussion écrite débute avec un inconnu. Celui-ci nous demande si on a « compris ». Libre au joueur de répondre oui ou non, il n’y aura pas d’explication. Mais la réponse de l’inconnu aura pour effet d’inclure notre personnage dans l’univers du jeu d’une façon très simple, mais également très forte, pour peu que l’on ait rassemblé suffisamment d’informations.
Ainsi, le récit prend une toute nouvelle dimension : il devient extérieur aux vidéos présentes à l’écran, jusqu’à sembler intervenir dans le réel tant la synchronisation reste présente. En jouant sur la confusion permanente entre miroir de notre réalité et fenêtre sur un univers différent, Her Story propose une autre expérience de la liberté vidéoludique en questionnant directement le degré d’implication d’un joueur dans une fiction. Libre de laisser court à sa curiosité, quasi-synchronisé avec l’espace du jeu, il incarne sa propre identité pour s’ériger lui-même en personnage de fiction. Peut-être pour pouvoir ressentir qu’il est, lui aussi, un être en partie fictionné : toujours confus sur sa véritable identité.
Alors que le joueur passe tout le jeu à devenir l’enquêteur, encouragé à prendre son rôle distancié très à cœur, il se rend finalement compte qu’il appartient à l’histoire que raconte la jeune femme dans sa déposition de police. Si cela nous fait perdre cette synchronisation entre le joueur et le personnage, la récompense est d’autant plus grande par la surprise qu’elle procure : le jeu nous étonne encore en brouillant une nouvelle fois la frontière entre réalité et virtualité. Ce n’est pas un flou qui concerne un lieu, une immersion. Cette fois, cela concerne directement l’identité du joueur.