Altérer les origines

Étude sur l’épisode 8 : Got a light ?

Saison 3 de Twin Peaks de David Lynch (2017)

La question de l’altérité dans le cinéma de David Lynch reste une constante depuis ses débuts et la sensation d’inquiétante étrangeté induite de Eraserhead (1977), où nous suivions le voyage halluciné d’un homme autour d’objets du quotidien détournés de leur fonction première, tel un certain radiateur. La nouvelle saison de Twin Peaks offre un regard neuf sur cette question en prolongeant le travail cinématographique et l’univers que créa Lynch avec Mark Frost. 25 ans se sont écoulés depuis l’aliénation de l’agent spécial Dale Cooper au travers du miroir brisé, révélant la victoire d’un mal incarné par Bob. Le passage des années est donc visible sur les anciens acteurs constituant la population de la petite ville de Twin Peaks, tandis que de nouveaux personnages font leur apparition, issus pour la plupart d’une génération plus jeune. Une attention renouvelée aux lieux géographiques représentatifs des États Unis actuels ainsi qu’aux différentes classes sociales déplace l’intrigue d’un point de vue géographique (Las Vegas, le Dakota, New York, Buenos Aires même…) et social (de l’extrême pauvreté d’une mère junkie au faste des frères Mitchum), mais aussi vers de nouvelles strates temporelles et esthétiques. Et cette déclinaison questionne le rapport au temps et aux images concentré dans le huitième épisode.

Une poésie pour ce qui est « Autre »

L’ouverture du séminaire sur l’altérité au cinéma avec Guillaume Bourgois par la lecture du poème The Waste Land de T. S. Eliot (1922), se raccorde avec un certain regard que l’on peut apposer sur cette épisode, comme l’ensemble de la série, en voici le fragment  présenté :

« Qui est la troisième personne à tes côtés ?
Quand je compte il n’y a que toi et moi ensemble
Mais quand je regarde plus loin sur la route blanche
Il y a toujours un autre qui marche auprès de toi…
Mais qui est-ce de l’autre côté de toi ? »

The Waste Land (1922) de T. S. Eliot raccorde avec le regard que l’on peut poser sur cet épisode, qui semble le transposer filmiquement dès la scène d’ouverture. Nous suivons la fuite en voiture de Bad Coop et de Ray Monroe, évadés de prison, pour aller en direction de the farm, lieu qui, dans la bouche de Cooper possédé, par la présence sous-jacente de Bob, apparaît comme l’endroit d’une distorsion du réel. L’idée d’une altération du lieu par le protagoniste se confirme lorsque la puissance maléfique de Bob se décline en de nouveaux démons, ces « hommes des bois » à la face badigeonnée de cambouis et de crasse que l’on retrouvera à plusieurs moments, allant jusqu’à clôturer le film.

(Une parenthèse mérite d’être ouverte sur l’emploi du mot “film” pour désigner un épisode de la série. Au vu de leurs différences de tons et de la multiplication des arcs narratifs conduisant à un éclatement du récit, les épisode de Twin Peaks : The Return peuvent être pris indépendamment des autres, tels des films, ou les chapitres d’un film fleuve, comme l’aurait pensé le réalisateur lui même. En source : Stéphane Delorme à propos de Lynch dans l’édito du n°735 des Cahiers du Cinéma : “Dans ses rares entretiens, il dit qu’il a moins conçu une série qu’un film de 18 heures, à découvrir chaque semaine”. )

Notre duo parcourt un bras d’autoroute nocturne, leur discussion ponctuée de silences résonnant avec les deux derniers vers du fragment de T. S. Eliot. Bad Coop indique à son chauffeur l’endroit où il voudrait aller : “You’d probably like to go the place they call The farm”.  Il semble en savoir plus que son compagnon sur les lieux et buts à atteindre, mais Ray détient lui une information chiffrée désirée par le doppleganger. Une tension s’installe au fur et mesure du trajet, les deux hommes quittant peu à peu les grands axes éclairés pour des routes sinueuses dans le désert, le champ de vision du conducteur comme du spectateur se réduisant. Très vite, le noir déjà fortement présent va envahir le cadre, ne laissant apparaître qu’une flore desséchée, plus grise que vivante, éclairée par des feux à la portée réduite. Un voile de poussière se dresse, des secousses se font sentir. Rien de plus normal sur une route désertique, mais un jeu de suspicion induit par les images et les sons vient créer un trouble. Ray, avec une nonchalance trahissant une pointe d’angoisse, s’essaye à un chantage inefficace sur Bad Coop, qui garde son visage monolithique et calme duquel semble cependant émaner un sentiment de colère, selon un dispositif semblable à celui de l’effet Koulechov.

Décidant de s’arrêter un moment pour se soulager, Ray laisse délibérément Cooper trouver un revolver dans la boîte à gants, s’en saisir et le menacer avec afin d’obtenir l’information. Il se retourne, alors que Cooper, dans le désarroi, s’aperçoit que le revolver pourtant chargé ne tire pas. Chose rare dans l’univers de Twin Peaks, Bob se voit pris au piège. Tirant des coups de feu qui produisent à l’image un effet de raté, Ray abat l’homme de l’ombre, provoquant le basculement dans le registre fantastique. Si la musique modale tenue en arrière plan se confondait jusqu’alors avec les bruits de circulations, de la voiture et les dialogues pour donner à la scène une couleur semblable à celle du polar, les notes d’un piano désaccordé s’étirent désormais dans leur réverbération, affirmant la tonalité fantastique dans un calme troublant. Aucun cri fort, mais la voix étouffée de Ray passée en arrière plan subsiste dans ce voile sonore.

La caméra se jette sur le corps du possédé, nous faisant passer, dans un mouvement brutal et une image saccadée, à un esthétique nouvelle, amplifiant la sensation de malaise créée par les scènes précédentes avec l’alternance de trois échelles de plan : un plan rapproché de face et un de côté, incluants Ray et Cooper dans le cadre, ainsi qu’une vue subjective de la route depuis le point de vue des deux criminels. Le soupçon a maintenant laissé place à la stupeur. Des ombres surviennent, fantômes d’anciens mineurs ou de sans abris, et vont à la rencontre des deux hommes à plusieurs vitesses. Un double effet, jouant sur les surimpressions et la vitesse, anime ces corps sombres venant autour de Bad Coop pour lui étaler sur le corps, et surtout le visage, le sang de ses plaies, tandis que d’autres viennent encercler dans une danse étrange un Ray sorti de son monde. L’arrivée de ces hommes des bois dilate le son mais aussi le temps, et la scène passe à un registre presque expérimental tant l’image se voit changée. On remarque un passage progressif de la couleur (même nocturne) à des tons plus grisâtres, ainsi qu’une altération de l’opacité des corps. Ray se verra perdre de sa consistance à l’image, comme au son par ses cris étouffés. Seuls des éclairs bleus jetteront quelques bribes de couleurs, mais toujours dans une tonalité froide et irréelle. Une étrange boule noire sera extraite du corps de Bad Coop par les fantômes, laissant apparaître le mal qui l’habite. Et le visage de Bob s’illuminera de ses éclairs bleus et d’un sourire pervers, marquant une victoire, une renaissance perpétuelle du mal. Renaissance du mal qui sera mise en images et en sons dans les séquences suivantes avec un concert du groupe Nine Inch Nails au Roadhouse et l’explosion d’une bombe atomique, l’épisode proposant une réflexion sur les origines de ce mal dans la société américaine à travers un éclatement formel de plus en plus marqué.

L’altérité de la forme – Chaos

L’altération de l’univers du film par l’un des protagonistes, ici Bad Coop, va nous mener vers une forme plus éclatée, révélant un forme d’énergie artistique d’une telle puissance que l’analogie avec la fission de l’atome dans la bombe atomique s’impose. Cette énergie ne relève pas seulement de l’atmosphère ou du ressenti, mais influe sur la structure même du film. La séquence qui nous téléporte au Roadhouse est encadrée par le personnage de Mr C. : sa chute, qui provoque l’apparition des forces inconnues et la fuite de Ray puis, après le concert, son réveil mécanique, avant le dernier larsen de Nine Inch Nails.

Un concert venait déjà clôturer les septs épisodes précédents, mais ici le groupe semble surgir de nulle part, et le code vestimentaire adopté par ses membres fait écho avec les étranges ombres des mineurs. Une logique est donc brisée, tout comme une certaine tonalité propre à ces moments de représentations. Les concerts précédents étaient tous emprunts d’une certaine mélancolie ou d’une fragilité, devenant nerveuse lors de l’épisode 5, dans lequel le boys band Trouble interprétait “Snake Eyes” alors qu’une jeune femme se faisait harcelée par Richard Horne (le fils d’Audrey Horne et du doppleganger de Dale Cooper). Mais “She’s gone away”, la chanson de Nine Inch Nails composée par Trent Reznor et Atticus Ross, est d’une toute autre nature, et se démarque particulièrement par rapport au très sensible Tarifa de Sharon Van Etten de l’épisode 6, et à l’absence de musique dans l’épisode 7, remplacée par une conversation téléphonique de Jean-Michel Renault sur son trafic de prostituées, indice que quelque chose va changer au Roadhouse. Le confortable Bang Bang Bar, nous raccompagnant à Twin Peaks à chaque fin d’épisode dans une douce mélodie, reste la propriété d’un proxénète. Et se verra transformé par la violence musicale du groupe convoqué à l’épisode 8, comme si l’apparition de Bob dans la poitrine de son hôte déclenchait une révélation de la violence. Les paroles proférées lors du concert nous rappellent la personnalité de Laura Palmer, notamment le refrain (“She’s gone, she’s gone, she’s gone away”) d’abord chanté puis hurlé et ponctué de rires. Des rires criés, déformant le visage du chanteur, comme celui de Laura Palmer mais surtout de Cooper avec Bob dans le dernier épisode de la saison 2. Quelque chose se terre en chacun des personnages, une folie se révélant sous l’effet de la violence. D’où vient cette violence ? Pourquoi la société américaine est-elle assoiffée ?

Comme dans le poème de T. S. Elliot, c’est par le regard que l’on se rend compte que “quelque chose manque”, ne va pas. Bad Coop en se redressant regarde droit devant lui, mais vers quoi ? Les personnages que nous rencontrerons plus tard, dans une séquence nous racontant les origines du mal, placeront eux aussi leur attention vers un point qui nous est inconnu, soit incompréhensible soit hors-champ.

Le désert américain devenu le théâtre d’ombres des seizes premières minutes nous renvoie au matin du 16 Juillet 1945 à 5h29, dans les Sables Blancs du Nouveau Mexique. Des formes rocailleuses dessinent un paysage lunaire, inhabité. Un très léger mouvement vers l’avant accompagne un décompte. L’inévitable saturation du cadre arrive; nous sommes aveuglés par la lumière et saisis par des cordes stridentes du Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima, composé en 1960 par Krzysztof Penderecki. Impassiblement, la caméra se rapproche du centre de l’impact ou grandit le champignon atomique, laissant découvrir un paysage en destruction. Un impression de puissance autant que de violence joue à plusieurs niveaux. La scène redouble sémantiquement la triste citation historique par l’emploi de ce requiem. Mais c’est esthétiquement que le souffle nucléaire est palpable : l’anarchie musicale contraste avec la lenteur du mouvement de caméra, révélant une monstrueuse forme en expansion qui rappelle le travail graphique sur la pellicule argentique en noir et blanc du photographe Sebastião Salgado. Comme pris au piège, nous avançons au plus près du désordre esthétique créé, finissons par entrer à l’intérieur du chaos, où la vie n’existe plus et où seul l’art peut nous guider. Un chaos modélisé plastiquement par une variation des formes, des couleurs, des dynamiques des éléments circulant dans le cadre, en commençant par une matière à la fois vaporeuse et liquide puis passant du blanc grisâtre au noir… Lynch expose sa vision de ce que peut être une bulle de plasma, ou l’aurore créée par l’explosion. Le mouvement de travelling avant continue, nous amène à un niveau de confusion tel que nous ne savons plus si nous nous dirigeons vers l’infiniment petit, vers le coeur éclaté de l’atome et de l’homme, ou si nous continuons notre remontée dans le temps, allant pourquoi pas jusqu’à la création de l’univers. De sombres nuages s’éclairent partiellement, laissant jaillir d’étonnantes couleurs, saturant le cadre de nuages de particules. Une alternance entre plans expérimentaux (reposant sur une approche picturale ou plastique) et plans d’explosions (réalisés en images de synthèses par la société BUF) nous donne le sentiment d’un monde à la fois infini et en combustion perpétuelle, comme ses volutes de flammes en noir et blanc s’enroulant sur elles mêmes, dégageant une épaisse fumée noire.

Un parallèle avec une approche expérimentale est tissé dans le même n°735 des Cahiers, qui mentionne les noms de Stan Brakhage, Bruce Conner et Jordan Belson dans l’article “The Alphabets” (pour le mot “fifties”), offrant ainsi un court panorama des influences possibles que reçut Lynch, ayant grandi parmi cette génération spectatrice des tests nucléaires. Né le 20 janvier 1946, le cinéaste se réfère en effet dans cet épisode au premier essai, “Trinity”, ayant été effectué au Nouveau Mexique.

La scène suivante poursuit un travail sur la fumée et la lumière, s’axant plus autour de la violence qu’occasionne un montage épileptique et asynchrone, résultant d’une altération totale de l’espace et du temps. De nombreux hommes des bois font leur apparition, donnant à voir une circulation illisible confondant le début du plan (une porte s’ouvre, de la fumée en sort et des éclairs jaillissent depuis l’intérieur de la sombre bâtisse, une très vieille station service), son milieu (où les hommes apparaissent et circulent) et sa fin (une lumière aveuglante, peut être celle du test militaire, éclairant la vieille bâtisse). Des changements brutaux de mise au point créent des cercles lumineux, parmi lesquels nous continuons d’avancer. Nous arrivons dans un endroit plus étrange encore, un monde en suspension où la musique s’est tue, le montage endormi. Un corps hermaphrodite flotte dans le cadre noir, vomissant en face de nous un liquide épais chargé d’éléments semblables aux particules qui ont fourmillé jusqu’alors à l’écran. Toujours dans ce travelling avant, nous observons non plus cette fois la destruction de la matière, mais son expulsion. Ces particules prennent la formes de pierres lisses, peut être des œufs ; une orbe noire à la surface imparfaite se distingue et finit par révéler le visage de Bob. Le mal vient de naître.

Par opposition, un brasier rougeoyant va surgir de cette substance aqueuse, laissant lui aussi venir un élément singulier parmis ce chaos : une masse amorphe et dorée, réfléchissant le brasier et sa lumière orangée. Nous sommes sur le point d’entrer dans cette matière inconnue, déformant par sa structure mouvante les reflets de ce monde en feu. La caméra se précipite alors en avant, allant plus vite que durant toute cette séquence pour finir sur une vaste mer. Des vagues pourpres à perte de vue parcourent inlassablement le cadre; seul un rocher continue de nous attirer, grandissant de plus en plus pour laisser découvrir une structure métallique à l’étrange et pourtant harmonieuse architecture. Nous prenons de la hauteur. Une ouverture rectangulaire se distingue, laissant une porte d’entrée vers l’obscurité. Notre cheminement continue dans ce monde abstrait, si esthétiquement libre et incontrôlable qu’il semble mieux véhiculer des sensations, des sentiments.

Dans un autre numéro des Cahiers (n°737) consacré à “l’événement” que fut pour la rédaction la nouvelle série, Jean-Sébastien Chauvin rapporte dans l’article “Primitif” les propos de Pierre Buffin, fondateur et dirigeant de BUF compagnie, au sujet de la scène de la bombe atomique : “Le lent travelling vers l’explosion a nécessité 5 000 images […] En tout il nous a fallu 8 000 images pour cette séquence, alors que généralement un effet se travaille sur quelques secondes à peine. Une fois qu’on entre dans l’explosion Lynch nous a donné carte blanche […] Quatre artistes [ont] créé des images abstraites, en tout plus de deux heures d’images parmi lesquelles il a pioché.

L’altérité de la forme – Propagation

La traversée de ces images, menant toujours plus loin mais vers une destination et une époque inconnues, constitue une réponse énigmatique aux mystères ménagés par l’intrigue de la série. Les spectateurs de Twin Peaks devaient désirer avant tout savoir ce qu’il s’est passé durant les 25 ans qui séparent la saison 3 de la saison 2. Et c’est avec une grande surprise que Lynch et Frost partagent leur vision de ce qui s’est passé bien avant les deux premières saisons, sans pour autant donner de réponses à nos questions, jouant ainsi sur la frustration de l’audimat : vous vouliez savoir ce que Cooper a vécu durant sa stagnation dans la Red Room ? Et bien je vais vous montrer les origines du mal qui habite cette (H)istoire. Frustration redoublée par le caractère impérieusement esthétique, formel et sensible du récit. Libre d’interprétation, il renvoie le spectateur à la position d’acteur nourrissant cette machine de l’imaginaire qu’est Twin Peaks.

Un imaginaire qui prendra une autre tonalité avec les vingts dernières minutes, la tour surplombant la mer infinie marquant comme une césure dans le film. L’extérieur, sombre et teinté de bordeaux, laissera place à un intérieur en noir et blanc. Le travelling avant finit par s’arrêter, formant un cadre plus paisible, bien que toujours mystérieux. Une femme est assise sur un canapé noir tapissé de motifs floraux. À la droite de cette nouvelle inconnue richement vêtue, une sorte de paravent métallique aux barreaux entrelacés laisse voir des murs ornementés d’alcôves, de peintures murales et de tapisseries. Devant la structure de fer, une lampe solitaire figure sur un tapis en cercle. Une harmonie des formes effilées, soulignée par le noir et blanc, se marie aux méandres dessinés par le sol en marbre. À la droite de Señorita Dido, un phonographe diffuse avec des soubresauts un vieux jazz. Ce nouveau personnage étant uniquement nommé dans le générique ne réapparaîtra plus dans les épisodes suivants. Señorita Dido est interprétée par Joy Nash. Enfin, tout à la gauche et figurant sous une coupole, une étrange machine pointe le plafond avec ses deux antennes, se réveille, et commence à scander une note sourde et éraillée. Celle-ci attire l’attention de la dame, alors montrée en plan moyen, faisant scintiller par un faible signal lumineux les motifs brodés et les bijoux qu’elle porte. L’étrangeté de la situation – une femme inconnue, dans un monde en noir et blanc, écoutant une musique enraillée, semble être avertie de quelque chose par cette machine – est soulignée par le très léger décalage entre le signal lumineux et son équivalent sonore. Nous repassons à l’échelle précédente, incluant le personnage du géant. Dans des gestes très lents, le Fireman apparaît derrière la machine, puis l’examine en tournant autour d’elle, fixe Señorita Dido, revient vers l’objet et finit par se placer au centre du cadre, regardant vers ou au travers de la caméra, comme au-delà du spectateur lui même. Ce nouveau monde semble être l’endroit le plus éloigné des autres strates de la série, encore plus lent et énigmatique que la Black Lodge et la Red Room. Serait-ce la White Lodge ?

Le géant éteindra la machine en appuyant sur un simple bouton, ce qui laisse une impression de flottement. Des choses se passent, des réactions se produisent, et pourtant l’on continue d’entendre Slow 30’s Room, le thème composé par Lynch et Dean Hurley. Le Fireman nous guide vers une autre salle, plus grande, et assistera à une projection. Nous revoyons à ses côtés la scène de la bombe atomique, mais entrecoupée d’importantes ellipses, jusqu’au plan où un corps mystérieux vomit Bob. Un arrêt sur image figera le visage du mal, tandis que le géant, perplexe après le film qu’il vient de voir, s’avance sur l’estrade, et s’envole dans les airs. Une boucle se resserre autour des images que nous avions vues auparavant, comme pour ressaisir ainsi tout cette séquence expérimentale et déployer un sentiment complexe. De nouvelles notes viennent rompre avec le slow interminable, et nous rappellent le thème d’introduction de Mulholland Drive composé par Angelo Badalamenti. D’ailleurs, l’architecture de la salle et la présence d’un balcon à droite de la scène ne sont pas sans évoquer le club Silencio du film de 2001. Une fragilité mêlée de grâce orchestre cette scène lorsque du géant émane un nuage doré duquel, ensuite, se détache une sphère dorée. Señorita Dido le rejoint : d’abord effrayée par le visage de Bob, elle est finalement comme émerveillée devant le présent lumineux, qu’elle saisit avec amour dans ses mains. L’orbe dégage un sentiment de bonté tel qu’il redonne leur couleur chair aux doigts la tenant. Laura Palmer y apparaît alors, évanescente comme à chaque générique. Señorita embrasse le don avec tendresse, avant de l’envoyer, au travers d’une machine alambiquée, sur une planète Terre projetée dans les airs.

La boucle se referme donc. L’explosion nucléaire a provoqué le rejet de Bob, terré dans les confins les plus infernaux de l’univers de la série. Et en réaction à l’horreur devenue terrestre, les deux personnages de la White Lodge s’unissent pour envoyer une lueur d’espoir. Là où le mal est montré de façon organique, allant du sang au vomi, ce sont seulement des sentiments qui émanent du Fireman et de Señorita Dido. Un concentré de lumière va voyager à travers l’écran de cinéma, dans des zones sombres, pour nous atteindre. L’œuvre de Lynch explore les capacités du cinéma à altérer son contenu, sa forme, en une sorte d’élasticité permettant d’élargir les sentiments et réflexions du spectateur.

Une idée commence à agir : celle que c’est par une forme, sans réelle narration, que nous pourrons répondre à nos questions. Comme le monde de Twin Peaks, notre époque est fragmentée, dans la mesure où nous vivons une partie de notre existence au travers du numérique. Au vu de cette atomisation, nous dispersant en individualités (à quand un soulèvement du peuple envers cette dispersion ?) que reste t-il de ce monde ? Peut-être cette silhouette étrange, avançant vers nous chargée d’intentions inconnues, que nous présente Lynch. Silhouette qui nous oblige, avec Deleuze, à remettre en question la modélisation classique du réel et à considérer que “le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel.” (Différences et répétitions, PUF, Paris, 1968) Par ailleurs, le choix esthétique fait pour les effets spéciaux résonne avec l’idée que “le virtuel entre en conflit avec l’actuel” : certains effets spéciaux sont volontairement mal faits, réaffirmant ce sentiment d’étrangeté et troublant le spectateur comme les concepteurs de ces effets. (“[En parlant de Lynch] Tous les trucs bizarres, c’est lui qui les fabrique.” Pierre Buffin à Jean-Sébastien Chauvin dans son article “Primitif) Et cette étrangeté cause un trouble allant jusqu’à la tétanie, car avec elle se propage la violence, qui saisit tout sur son passage.

De retour sur Terre, le 5 août 1956, de nouveau dans un désert du Nouveau Mexique. Un oeuf éclot, laissant sortir une créature mi-grenouille mi-mouche, une invention inattendue de l’esprit de Lynch, boitante et mal modélisée, qui quittera l’écran en laissant une traînée sombre dans le sable. Cette créature viendra corrompre la figure d’une jeune fille, une adolescente timide et amoureuse qui vient d’être raccompagnée chez elle par son jeune prétendant. Mais, auparavant, les ombres des bûcherons réapparaissent sur Terre, terrorisant les automobilistes par leur simple allure : une figure barbouillée de suie vient à leur rencontre dans une démarche branlante, dont l’un d’eux (le Stunt Woodsman) ne cesse de demander : “Got a light ?”. Tout comme avec Ray, ils influeront sur la plastique du film en échangeant leur caractéristiques avec les humains. Un conducteur et sa femme se verront perdre leur voix ainsi que leur présence au sein même de l’image (devenant des corps saccadés, en-deçà des 24 images par secondes). Ce Stunt Woodsman continuera de parcourir le désert pour s’arrêter dans une station de radio où, dans l’attente d’une réponse à sa question, il saisira le crâne de la réceptionniste pour le vider de son contenu. Un nouvelle violence surgit donc, celle d’une figure de la mort écrasant d’une main noire la tête de ses victimes. Un message hermétique sera diffusé à la radio, plongeant ses auditeurs dans une léthargie soudaine : “This is the water, and this is the well. Drink full, and descend. The horse is the white of the eyes, and dark within.”

L’épisode se clôt par le retour dans l’obscurité de l’homme des bois ; un hennissement se fait entendre, entrant en écho avec les vers proférés à la radio. Le mal a donc réussi à se propager chez les humains, et cet épisode l’a suivi jusqu’à la dernière minute. Mais l’art de Lynch illustre la violence comme la bonté, permet la confrontation de dynamiques contraires en même temps que celle de l’actuel et du virtuel. Pour Lynch, le mal émane de l’homme qui, de par son attrait pour la puissance nucléaire, a ouvert une porte vers le déchaînement. Mais aussi vers l’altérité de notre monde, magnifiée par le cinéma, miroir étrange révélant le reflet déchiré de notre époque.

A propos

Affiche du film "Twin Peaks"

Twin Peaks

Réalisateur
David Lynch
Durée
1 h 56 min
Date de sortie
31 décembre 1989
Genres
Drame, Mystère
Résumé
Aucune note